Cet article décrit le kametsa asaike (« bien vivre ensemble dans ce lieu »), une philosophie autochtone de bien-être poursuivie par le peuple ashaninka de l’Amazonie péruvienne. Nous soutenons ici que la compréhension de l’identité personnelle – la perception culturellement influencée de la constitution des personnes – est un terrain fertile sur lequel peuvent être cultivées et perpétuées des alternatives pratiques et radicales au paradigme dominant du développement.
Le kametsa asaike présente deux caractéristiques principales qui remettent en question les conceptions classiques du bien-être :
- Le bien-être subjectif n’est possible qu’à travers le bien-être collectif, et le collectif comprend les humains, les êtres autres qu’humains et la Terre.
- Il s’agit d’une pratique délibérée – pour vivre bien, chacun et chacune doit y travailler.
Le kametsa asaike démontre en quoi la mesure du « bien-être subjectif » en matière de santé et/ou de consommation, très en vogue dans les milieux de développement conventionnels, ne peut rendre compte de l’éthique de la socialité humaine et des manières de connaître le monde et de s’y connecter qui sont contenues dans une telle pratique. En abordant le monde comme un réseau d’acteurs humains et autres qu’humains mutuellement constitués, le kametsa asaike remet implicitement en question la notion moderne d’individu désincarné et le dualisme nature/culture qui sous-tend le complexe du développement et autorise l’extractivisme à grande échelle, quelles que soient ses conséquences sur la vie.
Selon le contexte, le terme « asháninka » signifie « nous, la famille » ou « nous, le peuple ». La plupart des humains et les êtres autres qu’humains, tels que les plantes, les animaux et les esprits, sont des asháninkas, c’est-à-dire des acteurs sociaux. Tous ces êtres perçoivent le monde et y agissent de manière similaire : ils peuvent être gentils ou méchants ; ils s’enivrent, commettent des erreurs et ont besoin de chamans lorsqu’ils sont malades ; ils rient, pleurent, aiment et ont peur. Cette conception de l’autre qu’humain est commune à de nombreux peuples autochtones. Pourtant, il ne s’agit pas d’une perspective anthropocentrique : les humains sont l’un des nombreux types d’êtres différents qui partagent le statut de personne.
Dans ces contextes, le statut de personne n’est pas stable ou donné. Dès la naissance, les bébés ashaninkas entrent dans un processus où ils se constituent en permanence comme asháninkasanori (véritable personne asháninka), qui durera tout au long de leur vie. L’art de former des personnes suppose, principalement, de partager des substances et des espaces de vie proches, de manger des aliments prescrits et d’adopter des comportements appropriés tels que travailler dur, être généreux avec le produit de son travail et partager des émotions socialement constructives. Vivre en tant qu’asháninkasanori exige également de suivre une éthique de convivialité dans la relation avec la Terre, notamment en respectant les êtres autres qu’humains, en prenant soin de la Terre par un travail acharné, et en suivant les prescriptions qui énoncent où faire des jardins et ce que l’on peut chasser, pêcher et cueillir, où et quand. En retour, les animaux, les plantes, les esprits et la terre fournissent ce dont les gens ont besoin pour vivre comme asháninkasanori. Ainsi s’établit un cycle d’interdépendance et d’interconnexion, qui renforce continuellement l’« ashaninkaïté » des personnes et des lieux et permet le kametsa asaike.
Le kametsa asaike contraste fortement avec l’essor des projets extractivistes à grande échelle dans tout le Pérou, qui sont devenus l’épine dorsale des efforts de reconstruction à la suite de la guerre interne péruvienne (1980-2000). De grandes parties du territoire traditionnel des Ashaninkas, théâtre d’un épisode de la guerre particulièrement violent et long, ont été concédées par l’État péruvien à des entreprises multinationales pour l’extraction de pétrole et de gaz et la construction de barrages hydroélectriques. Le continuum de violence, généré par la guerre et suivi immédiatement par l’extractivisme, est vécu par les Ashaninkas comme une déchirure de l’équilibre fragile entre les humains et la terre qui leur permet de vivre bien. Les 30 dernières années ont vu le détricotage de l’asháninkasanori-té []{.ital role=”ital”} et, nous disent nos collaborateurs ashaninkas, la Terre est en colère. Après avoir subi la violence de la guerre et de l’extractivisme, elle tourne le dos aux humains. Les cultures ne poussent pas, les arbres ne portent pas de fruits, les rivières ne se remplissent plus de poissons, ni les forêts d’animaux, et les esprits qui aident les chamans à guérir et protéger les animaux de la forêt ont disparu.
Aujourd’hui, les Ashaninkas travaillent sans relâche pour effacer le souvenir de la guerre et mettre un terme à l’augmentation des activités extractives sur leurs terres. Ils et elles cherchent à reconstruire leurs relations de solidarité et d’interconnexion entre eux, avec la Terre et avec les autres qu’humains, et à rétablir ainsi les conditions de la pratique du kametsa asaike. Avec le soutien de la Central Asháninka del Río Ene (care), une organisation autochtone dirigée par Ruth Buendía, les communautés ashaninkas de la vallée de l’Ene ont publié un ensemble de principes, fondés sur les pratiques quotidiennes du kametsa asaike, qu’elles ont appelé leur « programme politique » (care, 2011). Le peuple représenté par la care s’attend à ce que tout individu ou toute institution souhaitant établir des relations avec eux ou leurs territoires respecte ces principes. Ce manifeste a fait l’objet d’une application immédiate puisque la care a lancé une série de projets en 2011, avec le soutien d’ong internationales telles que Rainforest Foundation UK. Ces projets ont été construits sur la base des exigences du kametsa asaike exprimées dans le programme. Les Ashaninkas ont également utilisé le programme comme un outil de plaidoyer dans leurs luttes contre les projets extractifs.
Si le kametsa asaike n’est peut-être pas directement applicable dans d’autres contextes sociaux, il offre des solutions radicales pour reconstruire l’humanité et notre relation avec la Terre, et constitue une approche permettant de transcender les excès de l’Anthropocène. Premièrement, il nous encourage à examiner ce qui fait de nous des personnes – en relation avec d’autres humains et d’autres êtres –, afin de comprendre ce qui nous permettra de vivre bien. Ensuite, il propose que la recherche du bien-être soit nécessairement collective : nous devons reconnaître notre interdépendance et nos relations avec les autres êtres et la terre afin de vivre bien. Il suggère également que le bien-être n’est possible que si l’on donne aux gens les outils nécessaires pour être véritablement humains. Pour celles et ceux qui sont perdus dans les fausses solutions du complexe du développement, dans lequel les différences humaines sont occultées par les discours d’« amélioration » et de « rationalité », la découverte de ce qui fait de nous des êtres humains – et de la manière dont cela enracine nos constructions du bien-être – risque d’être une tâche difficile. Cependant, c’est peut-être la seule façon de construire un monde plus riche de sens, plus respectueux et plus beau. Enfin, le kametsa asaike nous montre que la seule façon de maintenir le bien-être, en particulier lorsqu’il fait l’objet d’une agression, est de continuer à le pratiquer chaque jour et de toutes les manières, petites et grandes.