La vision du monde du peuple tao

Sutej Hugu

pacte inter-espèces, ontologie autochtone, éco-calendrier, droits de la nature, souveraineté tribale

Laissé à l’écart de la colonisation du monde moderne jusqu’à la fin du 19e siècle (1896), le peuple austronésien tao compte actuellement une population d’environ 5 000 personnes, dont la moitié vivent encore sur leur île d’origine, Pongso no Tao (Lanyu). Il s’agit d’un petit îlot volcanique de 45 kilomètres carrés, au large de la côte sud-est de Taïwan, sur la marge occidentale de l’océan Pacifique. Ce peuple comprend six communautés tribales indépendantes qui parlent la même langue, mais chacune d’entre elles a sa propre origine et ses propres mythes et histoires légendaires. Nourri par la richesse du vaste écosystème marin du courant océanique de Kuroshio, le peuple tao a vécu depuis des millénaires dans « la société d’abondance originelle », avec ses connaissances et ses pratiques écologiques traditionnelles très complètes. Il s’agit de communautés tribales égalitaires sans hiérarchie ni spécialisations – mais avec une division complémentaire du travail en fonction du sexe au sein du foyer –, dans lesquelles on trouve non pas des chefs ou des aînés qui dirigent, mais des leaders fonctionnels responsables de l’orientation de divers événements et activités de production, de construction et de cérémonie. Suivant leur système unique de repérage du temps appelé « ahehep no tao » (la nuit du peuple) – un calendrier écologique originel permettant à la fois de suivre le cycle lunaire mensuel et de rattraper le décalage avec l’année solaire –, les hommes taos ont alterné, selon les saisons, entre la pêche migratoire et la pêche dans les récifs coralliens. Les femmes taos cultivent des taros d’eau dans des champs privés dotés de canaux d’irrigation et travaillent sur la culture itinérante – en brûlant et en mettant en jachère des champs secs détenus collectivement par des familles étendues – pour les taros, les patates douces, les ignames et le millet. Elles ont préservé une forêt communautaire par le biais du soin intergénérationnel apporté aux arbres protégés et grâce à l’exploitation écologiquement rationnelle du bois de la forêt tropicale à « haute diversité alpha », utilisé pour la construction de bateaux et de maisons en planches. Ces connaissances culturelles et écologiques adaptatives, ainsi qu’un système de normes makaniaw (tabous) élaboré pour assurer la soutenabilité de l’île et de ses habitants sont toujours actifs.

Le noyau de la vision du monde chez le peuple tao peut être défini comme un guide de survie, de renaissance et de viabilité des générations à venir. Par exemple, les Taos utilisent un éco-calendrier et un pacte inter-espèces comme fondements de la gouvernance et des droits de la nature. Reposant sur une relation simple mais subtile et profonde avec les cycles environnementaux naturels et sur une observation attentive de ceux-ci, l’éco-calendrier est utilisé par les Taos comme un cadre fondamental de leur institution de gouvernance. Il compte 30 phases de la Lune et 12 cycles lunaires à travers l’année, laquelle est divisée en 3 saisons – chaque phase, cycle et saison ayant son propre nom. Le plus étonnant est la méthode d’intercalation dynamique utilisée pour insérer un mois bissextile dans la bonne année, afin de compenser l’écart entre les 12 mois lunaires et une année solaire. Cette méthode dépend en fait de l’horloge biologique des poissons volants migrateurs.

Suivant cet éco-calendrier, et parallèlement aux connaissances écologiques et phénoménologiques qui lui sont liées, trois cérémonies majeures sont instituées pour commencer chaque saison, chacune étant dotée d’une valeur éthique cruciale :

1. Mivanoa pour la saison rayon, qui s’étend environ de mars à juin. Tous les hommes, jeunes et vieux, se réunissent sur la plage de la communauté où se trouvent les bateaux de pêche, pour pratiquer un rituel de convocation du banc de poissons volants et pour reconfirmer le pacte inter-espèces conclu depuis les temps anciens entre les poissons volants et le peuple tao, afin de respecter les droits de la nature et l’ordre du monde vivant. Dans la mythologie tao, l’ancêtre des plus nobles poissons volants aux ailes noires avait enseigné à l’ancêtre du peuple tao comment récolter de façon soutenable et traiter correctement les poissons volants pour la survie des deux espèces. Dans la même histoire, on trouve le premier récit de l’organisation des travaux et des cérémonies qui ont lieu tout au long de l’année.

2. Mivaci pour la saison teyteyka, qui s’étend approximativement de juillet à octobre. Tous les hommes et toutes les femmes doivent se réunir dans le lieu de rassemblement de la communauté pour célébrer la récolte de millet des champs communs de la famille consanguine et les autres productions de chaque champ de la famille conjugale. L’intention est de toujours conserver le plus haut niveau d’agrobiodiversité et de souveraineté alimentaire grâce à la culture d’une cinquantaine de variétés différentes, à travers un système agricole traditionnel et des pratiques résilientes respectueuses de l’environnement.

3. Mipazos pour la saison amian, qui s’étend environ de novembre à février. Tous les ménages doivent préparer une offrande sacrificielle. Ils doivent d’abord aller l’offrir sur la plage de la communauté, puis revenir la déposer sur le toit de chaque maison principale, dans l’intention de rétablir l’harmonie avec tous les esprits et de réitérer l’engagement envers le bien-être de tous les êtres qui nous entourent.

Dans l’institution de gouvernance marine du peuple tao, la saison rayon est réservée à la pêche des espèces migratrices. La pêche dans les récifs coralliens est absolument interdite durant cette période. La capture des poissons volants est arrêtée au moment du pic de reproduction.

Pendant les autres saisons de pêche dans les récifs coralliens, ces poissons sont divisés en trois catégories – bons (oyod), mauvais (rahet) ou non comestibles (jingngana) –, afin de répartir et d’atténuer la pression sur la chaîne alimentaire marine. Les poissons « bons » sont d’abord destinés aux femmes et aux enfants, tandis que les poissons « mauvais » sont réservés aux hommes et aux aînés. De toute évidence, toutes les pratiques susmentionnées représentent un système de zonage multidimensionnel efficace pour la conservation des ressources naturelles et de l’environnement.

L’ontologie autochtone du peuple tao nomme le monde et définit un mode de connexion qui incarne la trinité de la diversité linguistique, culturelle et biologique. Les Taos attribuent des noms ayant des significations séculaires et spirituelles au monde qui entoure leur espace de vie. Il existe environ 450 noms pour les créatures de la mer et de la zone de marée, quelque 350 noms pour les plantes de la côte et de la montagne, et presque 120 pour les animaux terrestres, les oiseaux et les insectes. On compte également environ 1 200 noms de lieux désignés tout autour des habitats des six communautés tribales de l’île. Le système holistique de connaissances et de valeurs est lié à chaque nom, tous les noms étant imbriqués les uns dans les autres. En outre, il existe des dizaines de noms de vents pour s’orienter durant la navigation et des noms pour les étoiles, comme « yeux dans le ciel ». Sans système d’écriture existant, les Taos vivent avec une tradition orale de mémoire collective, véhiculée par une lignée continue de récits et de chants cérémoniels. Cette fusion – précédant l’argent et le marché – de l’écologie de la connaissance et du mode de vie connecté pourrait être riche d’enseignements pour les sociétés modernes en crise. Les Taos sont donc impatients de participer à un changement de paradigme et à une transition de la gouvernance planétaire, en utilisant de manière créative les visions du monde autochtones comme une alternative réaliste et visionnaire pour notre avenir commun.

Pour aller plus loin

icca Consortium, www.iccaconsortium.org

Arnaud, Véronique (réal.) (2013), « Botel Tobago: The Island of Men », cnrs-case & iiac / cem, www.archive.org

Benedek, Dezső (1987), « A Comparative Study of the Bashiic Cultures of Irala, Ivatan, and Itbayat », thèse de doctorat, université d’État de Pennsylvanie (États-Unis).

Sutej Hugu est un militant pour la souveraineté tribale et un visionnaire qui organise des moyens de subsistance collectifs alternatifs. Il a été cofondateur et secrétaire général de la Taiwan Indigenous Conserved Territories Unionet coordinateur régional pour l’Asie de l’Est du icca Consortium. Hugu a également été pdg de la Tao Foundation.