Au milieu des inégalités socio-économiques et de l’effondrement écologique à l’œuvre sous nos yeux partout dans le monde, un nombre croissant d’initiatives mettent en pratique et conceptualisent des voies pour atteindre un bien-être humain juste et soutenable. Certaines d’entre elles insistent sur la continuité des modes de vie et des moyens de subsistance qui ont permis une harmonie relative avec la Terre depuis des millénaires ou des siècles. D’autres sont des initiatives nouvelles, nées de mouvements de résistance ou de confrontations avec les formes destructrices des systèmes économiques et politiques actuellement dominants. Bien qu’incroyablement diverses dans leurs contextes et leurs processus, nombre de ces initiatives et approches présentent des caractéristiques communes permettant l’émergence de modèles ou de paradigmes plus généraux.
L’un de ces modèles, issu de l’expérience de terrain en Inde, mais qui commence à trouver un écho plus large, est la démocratie écologique radicale (radical ecological democracy), aussi appelée localement « eco-swaraj1 ». Il s’agit d’une approche qui respecte les limites de la Terre et les droits des autres espèces, tout en défendant les valeurs fondamentales de justice sociale et d’équité. Grâce à une forte impulsion démocratique et égalitaire, la démocratie écologique radicale cherche à donner à chaque personne la possibilité de participer à la prise de décision. Sa vision holistique du bien-être humain englobe les dimensions physique, matérielle, socioculturelle, intellectuelle et spirituelle2. L’éco-swaraj place les collectivités et les communautés – plutôt que l’État et l’entreprise – au centre de la gouvernance et de l’économie. Il s’appuie sur des initiatives concrètes à travers le sous-continent indien, comprenant l’agriculture, la pêche et le pastoralisme soutenables, la souveraineté alimentaire et celle relative aux ressources hydriques, la production décentralisée d’énergie, la gouvernance locale directe, la santé communautaire, des formes alternatives d’apprentissage et d’éducation, des médias et moyens de communication contrôlés par la communauté, la localisation des activités économiques, la justice de genre et de caste, les droits des personnes handicapées et des personnes non hétérosexuelles, et bien d’autres aspects encore. La démocratie écologique radicale comprend les cinq sphères suivantes, qui sont interdépendantes.
La sagesse et la résilience écologiques. Ceci inclut la préservation et la capacité de régénération du reste de la nature – écosystèmes, espèces, fonctions et cycles – et sa complexité, à partir de la conviction que les humains font partie de la nature, et que le reste de la nature a un droit intrinsèque à se développer.
Le bien-être social et la justice sociale. On parle ici de vies épanouissantes et satisfaisantes sur le plan physique, social, culturel et spirituel ; où les droits, les avantages et les responsabilités socio-économiques et politiques sont répartis de manière équitable, indépendamment du genre, de la classe, de la caste, de l’âge, de l’appartenance ethnique, des aptitudes, de la sexualité et d’autres discriminations courantes ; où il existe un équilibre entre les intérêts collectifs et les libertés individuelles ; et où la paix et l’harmonie sont garanties.
La démocratie politique directe ou radicale. Dans ce système, le pouvoir de décision émane de la plus petite unité de groupement humain, rurale ou urbaine, dans laquelle chaque être humain a le droit, la capacité et la possibilité de participer. À partir de ces unités de base, on passe à des niveaux de gouvernance plus importants qui doivent rendre des comptes aux niveaux sous-jacents. La prise de décision politique se fait dans le respect des liens et des limites écologiques et culturels. Cela implique de remettre en question les frontières politiques actuelles, y compris celles des États-nations. Le rôle de l’État devient finalement minimal, pour des fonctions comme celles d’assurer les liens avec des espaces plus vastes, et pour toutes les mesures d’aide sociale qui pourraient encore être nécessaires.
La démocratie économique. Dans cette démocratie, les communautés locales, y compris les producteurs et les consommateurs – souvent réunis en un seul groupe sous le nom de « prosommateurs » –, ont le contrôle des moyens de production et de distribution, des échanges et des marchés. La localisation est le principe clé qui permet de répondre à tous les besoins fondamentaux par le biais d’une économie régionale locale ; les échanges commerciaux plus larges, si nécessaire, s’appuient sur cette autonomie locale et la protègent ; la nature, les ressources naturelles et d’autres éléments importants pour l’économie sont gérés comme des communs ; la propriété privée est réduite au minimum ou disparaît ; les relations non monétarisées d’entraide et de partage retrouvent leur importance centrale ; les indicateurs sont essentiellement qualitatifs et se concentrent sur les besoins fondamentaux et le bien-être.
Pluralité culturelle et des connaissances. Dans cette démocratie, la diversité est un principe clé ; le savoir, y compris sa production, son utilisation et sa transmission, relève du domaine public ou des communs ; l’innovation est produite démocratiquement et il n’y a pas de tours d’ivoire de l’« expertise » ; l’apprentissage se fait par la vie et le vivant, et pas seulement dans des institutions spécialisées ; les voies individuelles ou collectives du bien-être éthique et spirituel et du bonheur sont disponibles pour toutes et tous.
Tels les pétales d’une fleur, qui tous sont rassemblés dans le bourgeon, l’ensemble de valeurs ou de principes suivants constitue aussi un élément déterminant de ces initiatives alternatives. Ces valeurs peuvent également être considérées comme le fondement éthique ou spirituel des sociétés, formant la (les) vision(s) du monde de leurs membres : l’intégrité écologique et les droits de la nature ; l’équité, la justice et l’inclusion ; le droit à une participation significative, et la responsabilité correspondante ; la diversité et le pluralisme ; les communs collectifs et la solidarité avec les libertés individuelles ; la résilience et l’adaptabilité ; la subsidiarité, l’autonomie et l’écorégionalisme ; la simplicité et la sobriété (ou la notion d’« avoir assez ») ; la dignité et la créativité de la main-d’œuvre et du travail ; la non-violence, l’harmonie et la paix.
Les composantes et les valeurs essentielles de l’éco-swaraj sont l’objet de débats en Inde, dans le cadre d’un processus en cours appelé Vikalp Sangam ou Alternatives Confluence3. Cette démarche rassemble des acteurs très divers, issus des communautés, de la société civile et de multiples professions, qui sont impliqués dans des initiatives alternatives couvrant tous les domaines. Une série de rassemblements régionaux et thématiques, débutés en 2015, permettent aux participants et participantes de partager leurs expériences, d’apprendre les uns et les unes des autres, de créer des alliances et des collaborations, et d’envisager ensemble un avenir meilleur. La documentation de ces initiatives alternatives, sous forme d’histoires, de vidéos, d’études de cas, etc., constitue un bon moyen de diffuser les apprentissages et de stimuler l’inspiration pour de nouvelles transformations. Cette documentation est rendue disponible par le biais d’un site web dédié (www.vikalpsangam.org) et d’une exposition mobile, entre autres.
Au-delà de l’Inde, cette approche est aussi en train d’établir des liens avec des alternatives radicales d’autres parties du monde. En 2012, plusieurs organisations et mouvements de la société civile ont signé un Traité des peuples pour la soutenabilité sur la démocratie écologique radicale4. Une liste de discussion a permis ensuite de maintenir le dialogue et de créer des occasions d’apprentissage mutuel entre des organisations de la société civile, autour de sujets tels que la décroissance, l’écoféminisme, les sociétés coopératives et l’économie sociale et solidaire en Europe, le buen vivir et ses autres équivalents en Amérique latine, etc.
L’éco-swaraj (ou démocratie écologique radicale) est la vision d’un monde qui bouge, et non pas un programme taillé dans la pierre. Dans son processus même d’évolution démocratique populaire, il constitue une alternative aux idéologies et aux formulations imposées d’en haut, même s’il en reprend des éléments pertinents. C’est la base de son potentiel transformateur.