L’aide au développement – aussi appelée « assistance au développement » ou « coopération pour le développement » – est un ensemble diversifié de pratiques gouvernementales et discursives, apparues en premier lieu dans le bouillonnement géopolitique qui a suivi la Seconde Guerre mondiale et, de façon concomitante, lors du démantèlement des empires coloniaux mondiaux de l’Europe. Replacée dans son contexte historique, l’aide au développement reflète les efforts stratégiques concertés des puissances industrielles occidentales pour maintenir les privilèges économiques et politiques de l’empire dans un ordre mondial postcolonial radicalement transformé. D’un autre côté, la rhétorique justifiant l’aide au développement la présente comme un effort pour aider les populations involontairement laissées pour compte dans la marche inévitable de l’humanité vers la modernité. L’amalgame entre l’intérêt et la volonté affichée de faire le bien est un paradoxe structurel qui résonne dans tous les aspects de l’aide au développement.
Différentes motivations étaient à l’œuvre dans la gestation de l’aide au développement. D’une part, la décolonisation a offert aux États-Unis une occasion unique de tirer parti d’une Europe largement affaiblie par la guerre et les conflits internes. Conformément à leurs aspirations à une domination mondiale, les États-Unis ont déployé l’aide au développement pour défendre leurs intérêts dans les pays nouvellement libérés d’Asie et d’Afrique. Dans le même temps, les métropoles impériales européennes étaient soucieuses de continuer à garantir leurs intérêts dans leurs anciennes colonies. L’aide constituait ainsi un moyen « technique » pour maintenir leur domination économique (et idéologique). Un troisième facteur a été la manière dont le programme émergeant du multilatéralisme a permis à l’Organisation des nations unies de se consolider en tant qu’instrument d’autorité et de coopération intergouvernementale, dans un contexte de concurrence accrue entre les camps capitalistes et socialistes après la guerre. Il convient de noter que si l’Union soviétique et ses alliés ont fourni une aide économique substantielle à de nombreuses ex-colonies, ces investissements n’ont jamais été comptabilisés en tant qu’aide publique au développement (apd). En ce sens, l’apd était une entreprise exclusivement capitaliste.
Au milieu de ce méli-mélo de contestation idéologique, de concurrence commerciale et de stratégie géopolitique, le discours de l’aide au développement s’est paré d’un vernis technique raffiné, qui se caractérise par deux prémisses implicites. La première est la vertu catégorique du capitalisme, de l’efficacité économique, de la productivité et de l’augmentation de la consommation comme objectif historique inéluctable pour tous les peuples. La seconde prémisse est l’impératif moral immanent, pour les populations « avancées », de venir en aide à celles qui ne sont pas encore « développées ». Le fait que les populations « sous-développées » des ex-colonies soient à l’origine de technologies sophistiquées adaptées à leur contexte et qu’elles gèrent des environnements complexes et fragiles a été ignoré, tout comme leur statut de sujets politiques de puissances souveraines indépendantes. Ces silences et ces hypothèses implicites soulignent l’un des paradoxes constitutifs de l’aide au développement : le déploiement stratégique de l’aide destiné à défendre les intérêts de l’Occident est systématiquement occulté par un langage « technique », qui semble à la fois décontextualisé sur le plan ontologique, moralement inattaquable et politiquement neutre.
De nombreux universitaires ont noté la nature contradictoire des pratiques de connaissance au sein de l’appareil d’aide au développement. Malgré l’échec bien documenté de l’aide au développement quant à la réalisation de ses objectifs principaux, et malgré les preuves substantielles des effets « pervers » de l’aide, le discours autoréférentiel qui circule dans « Aidland » (Apthorpe, 2011) dégage une foi inébranlable en son potentiel d’amélioration et de succès final. En effet, David Mosse (2004) a fait valoir que l’objectif de présenter un projet comme réussi peut prendre le pas sur l’obtention de résultats substantiels en matière de développement.
La fin de la guerre froide a entraîné un changement important dans l’organisation de l’aide au développement. Des années 1950 aux années 1990, l’aide était en grande majorité une entreprise publique et intergouvernementale ; ces deux dernières décennies ont été marquées par une privatisation importante. Elle se reflète principalement dans le rôle croissant de riches agences privées d’aide internationale (Oxfam, ActionAid, Care International, Save the Children, World Vision, etc.). Ces agences puissantes, dont le capital de base est principalement constitué de dons privés, ont joué un rôle important dans la formulation et la mise en œuvre des politiques, en tant que sous-traitants des agences publiques d’aide au développement. Elles travaillent en général avec ou via des organisations privées plus faibles dans les pays « bénéficiaires », contribuant ainsi de manière spectaculaire à la « ongisation » des mouvements sociaux locaux. La ongisation désigne le processus par lequel un organisme ou un mouvement local perd son autonomie politique et intellectuelle en devenant un prestataire pour l’organisme international. Le rôle influent d’agences privées (telles que les fondations Carnegie, Ford, Bill-et-Melinda-Gates et Rockefeller) dans la production de connaissances relatives au Sud global et dans la définition de programmes de développement mondiaux est une autre facette de la privatisation rampante de l’aide au développement.
L’idée du développement, en tant que progrès humain naturel et inévitable, reste séduisante. Le récit de l’ascension de l’humanité de l’austérité à l’abondance, et du travail manuel éreintant à une ère de loisirs et de créativité rendue possible par l’innovation technologique est au cœur de l’attrait de la modernité. La rhétorique du monde de l’aide s’appuie sur cet imaginaire de l’inévitabilité historique et y ajoute l’impératif moral universel du secours. Les quantités d’argent allouées à l’aide au développement fluctuent d’année en année mais ne montrent aucun signe de disparition. En 2015, les volumes totaux d’aide au développement publique et privée s’élevaient à 315 milliards de dollars.
Cela dit, l’emprise hégémonique de l’aide au développement occidentale s’effiloche. L’émergence de la Chine en tant qu’acteur géopolitique clé et son entrée spectaculaire sur le marché de l’aide au développement, notamment en Afrique, ont irrémédiablement remis en cause les prétentions de l’Occident à la domination postcoloniale. Plus important encore, d’innombrables acteurs dans les pays dits bénéficiaires – qu’il s’agisse de politiciens, de fonctionnaires, de dirigeants communautaires, de militants, de journalistes, d’artistes ou d’universitaires – ont aujourd’hui développé des stratégies sophistiquées pour s’approprier des facettes de l’appareil d’aide et ses ressources, en les adaptant à leurs propres programmes sociaux, économiques et politiques. Dans certains cas, ces stratégies locales ne font que transposer les pratiques corrompues du monde de l’aide au service d’autres fins. Pourtant, il est également évident que des mouvements militant pour la justice, souvent menés par des peuples autochtones, émergent à travers le Sud global pour défier les silences et les hypothèses tacites qui « naturalisent » le travail de « développement ».