De façon générale, le projet de la décroissance remet en question l’hégémonie de la croissance économique et appelle à une réduction de la production et de la consommation dans les pays industrialisés, organisée de manière démocratique et redistributive, afin d’atteindre la soutenabilité environnementale, la justice sociale et le bien-être (Demaria et al., 2013). La décroissance est habituellement associée à l’idée du « small is beautiful », qui s’oppose au gigantisme. Pour autant, il ne s’agit pas seulement de faire moins, mais aussi de faire différemment. Une société de décroissance serait différente à tous points de vue : au niveau des activités, des types d’énergie et de leurs usages, des relations sociales, des rapports de genre, du temps consacré au travail payé et non payé, et des relations au monde non humain.
L’objectif de la décroissance est de nous faire sortir d’une société absorbée par le fétichisme de la croissance. Une telle rupture touche à la fois aux mots et aux choses, aux pratiques symboliques et aux pratiques matérielles. Elle implique la décolonisation de notre imaginaire et le déploiement d’autres mondes possibles. La politique de la décroissance ne vise pas « une croissance autre » ou un « développement autre » (qu’il soit soutenable, social ou équitable), mais la construction d’une autre société : une société d’abondance frugale (Serge Latouche), de post-croissance (Niko Paech) ou de prospérité sans croissance (Tim Jackson). Autrement dit, la décroissance n’est pas au départ un projet économique, ni même un projet en faveur d’une économie autre ; elle est un projet sociétal qui implique d’échapper à l’économie telle qu’elle existe aujourd’hui, comme réalité matérielle et discours impérialiste. Les notions de « partage », de « simplicité », de « convivialité », de « soin » et de « communs » sont au cœur de l’imaginaire social que la décroissance cherche à faire advenir (D’Alisa et al., 2015 [2014]).
Bien que la décroissance inclue la bioéconomie et la macro-économie écologique, elle reste un concept non économique. D’une part, la décroissance requiert sans nul doute une réduction du métabolisme social – du débit énergétique et matériel de l’économie –, nécessaire au respect des contraintes biophysiques imposées par les limites des ressources naturelles et par la capacité d’absorption des écosystèmes. D’autre part, la décroissance cherche à mettre en question l’omniprésence des rapports marchands et l’enracinement de l’imaginaire social dans la croissance, en défendant à la place l’idée d’abondance frugale. Elle est aussi un appel à approfondir la démocratie au-delà des principales institutions démocratiques, et notamment dans le domaine des technologies. Enfin, la décroissance implique une redistribution équitable des richesses entre le Nord global et le Sud global, et au sein de ces espaces respectifs, ainsi qu’entre les générations présentes et futures.
Au fil des dernières décennies, l’idéologie monochrome de la croissance a fait émerger le slogan supposément consensuel du « développement durable » – un bel oxymore ! Le but était de sauver la « religion » de la croissance économique et de nier l’effondrement écologique. Dans ce contexte, il devint urgent d’opposer au marché capitaliste mondialisé un « autre projet civilisationnel » ou, plus spécifiquement, de rendre visible un plan – qui était alors assez souterrain, mais prenait forme depuis un bon moment. La rupture avec l’idée de développement comme forme de productivisme pour les pays dits « en voie de développement » a été fondatrice pour ce projet alternatif.
Le terme « décroissance » a d’abord été proposé par le théoricien de l’écologie politique André Gorz en 1972, avant d’être utilisé comme titre de la version française des essais de Nicholas Georgescu-Roegen en 1979. La décroissance a ensuite été promue par des militantes et des militants écologistes français à partir de 2001, comme un slogan provocateur susceptible de repolitiser l’écologisme. L’expression ne représente donc pas un concept symétrique à la croissance économique, mais plutôt un slogan politique subversif cherchant à rappeler à toutes et tous le sens des « limites ». Plus spécifiquement, la décroissance n’équivaut ni à la récession économique ni à la croissance négative. Le terme ne doit pas être interprété littéralement.
La transition vers la décroissance ne consiste pas en une trajectoire continue de réduction, mais en une transition vers des sociétés conviviales qui vivent simplement et en commun. Il existe de nombreuses idées relatives aux pratiques et institutions facilitant une telle transition et aux processus leur permettant de se coordonner et de s’étendre. L’attrait de la décroissance vient de sa capacité à mobiliser et articuler des principes de justice environnementale et de démocratie, tout en formulant des stratégies qui comprennent la résistance militante, des alternatives de terrain et des politiques institutionnelles. Le projet de la décroissance rassemble un groupe d’acteurs hétérogènes qui se concentrent sur des problématiques telles que l’agroécologie ou la justice climatique. La décroissance complète et renforce ces dynamiques, en fonctionnant comme un fil conducteur – une plate-forme permettant de constituer un réseau de réseaux d’acteurs, au-delà de leur focalisation respective sur une problématique spécifique.
À vrai dire, la décroissance n’est pas une simple alternative, mais plutôt une matrice d’alternatives qui réouvre l’aventure humaine à une pluralité de destins et d’espaces de créativité, en renversant la chape de plomb imposée par le totalitarisme économique. Elle vise à sortir du paradigme de l’Homo œconomicus – que Marcuse appelait l’« homme unidimensionnel » –, qui représente la principale source de l’homogénéisation et de la destruction des cultures à l’échelle planétaire. Par conséquent, une société de décroissance ne prendra pas la même forme en Europe, en Afrique subsaharienne ou en Amérique latine, au Texas ou au Chiapas, au Sénégal ou au Portugal. Au contraire, il est crucial de redécouvrir la diversité et le pluralisme. Cela dit, il n’est pas possible de fournir des solutions « clés en main » qui permettraient d’enclencher la décroissance, mais seulement de présenter les principes fondamentaux d’une société soutenable et non productiviste, et de partager des exemples concrets de programmes de transition. Le schéma de la décroissance peut prendre la forme d’un « cercle vertueux » de sobriété, organisé autour de huit grands « R » : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, relocaliser, redistribuer, réduire, réutiliser et recycler (Latouche, 2007). Ces huit objectifs interdépendants composent une rupture révolutionnaire – rupture qui enclenchera le passage à une société autonome de sobriété soutenable et conviviale.
La politique accompagnant cette dynamique historique – les acteurs, coalitions, institutions et pratiques sociales permettant diverses transitions vers la décroissance – est au centre de vifs débats en Europe et ailleurs. En septembre 2018, plus de 200 scientifiques ont signé une lettre ouverte aux institutions de l’Union européenne intitulée « Europe, le temps est venu pour te libérer de ta dépendance à la croissance » ; elle fut ensuite signée par près de 100 000 citoyens et citoyennes1. Le réseau de la décroissance compte plus de 100 organisations avec 3 000 membres actifs, situés principalement en Europe, mais aussi en Amérique du Nord et du Sud, aux Philippines, en Inde, en Tunisie et en Turquie2.