Une économie du don repose sur le principe selon lequel des biens et services matériels et immatériels sont donnés ou reçus sans obligation immédiate ou future de retour. Telle serait la définition commune du terme. Historiquement, la plupart des auteurs universitaires qui ont travaillé sur le don et l’économie du don étaient des hommes blancs et patriarcaux (Göttner-Abendroth, 2007). Ils ont ignoré les femmes en tant que pourvoyeuses de dons, ont rejeté la maternité et ont nié que la nature fasse partie du champ d’application du « don » en tant que principe fondamental. Ils ont divisé le don afin de créer l’idée d’un contrat contraignant contrôlable et prévisible. Nombre de ces auteurs, comme Mauss, Serres ou Bataille, interprètent même le don comme un acte violent et ne font pas la distinction entre les logiques du don et de l’échange patriarcal. En outre, la plupart de ces approches sont anthropologiques et se concentrent sur les sociétés « primitives », sans se rendre compte qu’une culture et une économie du don sont toujours actives dans le patriarcat capitaliste mondialisant d’aujourd’hui.
Ces dernières années, nous avons assisté à une renaissance des théories du don et de l’économie du don. Par exemple, le livre de Charles Eisenstein, Sacred Economies (2011), et le travail pionnier de Genevieve Vaughan tentent de montrer qu’il n’y aurait pas de vie humaine sans le don. Eisenstein commence son analyse de l’histoire de l’argent par les mots « Au commencement était le Don », et Vaughan remonte au début de la vie, avec les enfants d’une mère humaine, pour insister sur l’importance cruciale d’un maternage et d’une attention orientés vers les besoins. D’un point de vue sémiotique, Vaughan développe le concept d’Homo donans, décrivant les humains comme des êtres qui dispensent et reçoivent des dons, et soulignant les racines maternelles de l’économie du don. Nous avons néanmoins besoin d’une compréhension intégrale. Une vision du monde radicalement alternative exige une analyse approfondie du patriarcat et une critique de ses systèmes économiques et technologiques. Cela permettrait de combiner les résultats du réseau Modern Matriarchal Studies et les idées écoféministes sur les liens entre féminisme et écologie. Cette compréhension intégrée devrait permettre de redécouvrir les racines maternelles de l’économie du don et sa culture d’affirmation de la vie.
Le ventre de la mère est le topos original, un lieu où nous faisons l’expérience de l’interconnexion et de la satisfaction directe des besoins. Il peut être considéré comme un modèle de l’économie du don. D’un point de vue psychologique, à ce tout début de notre vie, la mère est notre premier Autre, mais nous ne sommes pas séparés d’elle. Au contraire, à cette étape de la vie, le monde est appréhendé dans sa totalité. Une fois né, nous faisons l’expérience du même monde, mais pour la première fois, nous ressentons une distance, une séparation vis-à-vis du topos originel. Le besoin de surmonter cette distance pourrait bien être le début de la tendresse, du dévouement et de l’orientation vers l’autre.
Les sociétés matriarcales, en tant que communautés centrées sur la mère et favorables au don, et en tant qu’économies du don, se souviennent collectivement de cette origine. En outre, les matriarcats – et les sociétés autochtones en général – reconnaissent la Terre-Mère comme une entité qui donne et reçoit. L’étude du réseau Modern Matriarchal Studies a montré que les matriarcats sont profondément attachés aux principes d’équilibre et d’interconnexion. Ils respectent la diversité entre les genres, les générations, et entre les humains et la nature. Il n’y a pas de propriété privée dans les économies du don matriarcales, et le bien-être de tous les membres est une priorité. La production est fondée sur les principes de subsistance et de coopération, et au lieu d’accumuler et de thésauriser des biens, tout circule comme un don dans les matriarcats.
Les éléments de base d’une économie du don sont les suivants : équilibre par la circulation ; interconnexion et diversité ; abondance et limitation de l’ego ; maternage et orientation vers les besoins.
Dans son ouvrage classique The Gift: How the Creative Spirit Transforms the World (2019 [1983]), Lewis Hyde soulignait que lorsque le don cesse de circuler et devient « capital », la faim apparaît. Hyde n’est pas le seul penseur à décrire le mouvement du don comme une sorte de flux circulaire nourricier. À l’inverse, la logique patriarcale de l’échange repose sur la devise « do ut des » – donner pour recevoir en retour. Les universitaires de la théorie critique du patriarcat1 montrent que dans sa forme capitaliste, le patriarcat s’approprie le don et le transforme, en tentant de lui ôter son statut de logique originelle de la vie et de pratique de liaison. Ici, les liens orientés vers le don au sein de la nature et de la communauté humaine sont brutalement transformés par des systèmes mécaniques, composés de parties échangeables et infertiles, qui fonctionnent comme des produits fabriqués par l’être humain : marchandises, machines, armes et argent. Un patriarcat capitaliste produit la rareté en tuant la vie matériellement et immatériellement. L’abus du don, à des fins d’accumulation et de profit, et dans l’intérêt des structures de domination, conduit à une suspicion généralisée à l’égard des pratiques de don orientées vers le besoin et vers l’Autre. Un patriarcat capitaliste tente de contrôler complètement l’exercice du don par le travail non rémunéré et la consommation forcée. Cependant, une économie du don serait fondée sur le flux nourricier du don orienté vers les besoins, dans son expression matérielle et immatérielle, et comme Claudia von Werlhof (2011) l’appelle, sur un principe d’« Interconnexion de tout l’Être ».