Dé-développer le Nord

Aram Ziai

dé-développement, post-développement, développement durable, décroissance, internationalisme

Le concept de « dé-développement du Nord » (Abwicklung des Nordens) s’oppose à la fois au discours du « développement » en général (et à son impératif de « développement du Sud ») et, plus spécifiquement, à la modernisation écologique qui l’accompagne, le « développement durable ». Il postule que ce sont les relations de pouvoir et la course à l’accumulation du capitalisme mondial qui causent la pauvreté dans le Sud et les destructions environnementales dans le monde entier. Par conséquent, l’idée de « dé-développement du Nord » met l’accent sur la lutte contre ces relations de pouvoir et ce système économique. Le concept (Spehr, 1996 : 209-236 ; Hüttner, 1997 ; Bernhard et al., 1997) est né d’une critique du développement durable, perçu comme une modernisation verte du capitalisme d’entreprise, qui reproduit à la fois l’idée d’une supériorité occidentale, une foi patriarcale en la science et la technologie, et une confiance injustifiée dans la planification et le développement (Hüttner, 1997 : 141).

Le concept puise ses racines historiques dans les débats qui ont eu lieu au cours des années 1990 en Allemagne, au sein de la Fédération allemande des groupes internationalistes et de solidarité avec le tiers-monde (Bundeskongress Entwicklungspolitischer Aktionsgruppen – buko). L’approche s’inspirait alors de l’écoféminisme et de la théorie des systèmes-mondes, mais aussi des études postcoloniales et de l’internationalisme postmoderne – qui promouvait une lutte internationale pour la solidarité, tout en ayant abandonné les concepts traditionnels du parti communiste comme avant-garde, de la classe ouvrière comme sujet révolutionnaire et du socialisme d’État comme solution. Entretenant une sympathie à l’égard des approches écoféministes de la subsistance, l’approche du dé-développement maintenait néanmoins une distance critique vis-à-vis des solutions qu’elles proposaient, jugées trop centrées sur l’agriculture et trop peu concernées par les luttes et les alternatives à un niveau macro-politique. Certains craignaient en effet que la précieuse critique écoféministe ne se limite à la construction de niches non capitalistes ou alternatives, tout en laissant intactes les structures plus larges (Bernhard et al., 1997 : 195).

La perspective du « dé-développement du Nord » ne perçoit pas le Nord comme une aire géographique, mais comme un modèle de société et un système de domination dans lesquels certains groupes sont contraints à vendre leur travail productif, reproductif et émotionnel pour une somme dérisoire, tandis que d’autres groupes – situés de manière disproportionnée dans le Nord – bénéficient de privilèges injustes. Cette perspective considère que le modèle de société du monde « développé » est fondé sur l’exclusion, et qu’il n’est donc pas une option adéquate pour les autres parties du monde, contrairement à ce que suggère le discours du développement. Ce concept vise non pas la création de niches alternatives, mais bien plutôt le changement des structures sociales par le bas, de manière à réduire les quantités de travail et de nature exploitées – l’accent étant donc mis sur le renforcement de l’autonomie. Ses cinq principes sont les suivants :

- Empêcher le Nord d’intervenir militairement pour garantir son accès à la main-d’œuvre et à la nature – « no blood for oil » (« pas de sang pour le pétrole ») était le slogan contre les guerres d’Irak.

- Faire reculer le marché mondial, qui oblige les initiatives locales à une compétition mondiale entre elles, ce qui a pour effet d’enrayer les alternatives économiques.

- Réduire le privilège du travail formel, qui fait que de grandes parties de la population sont exclues des allocations de l’État-providence, qui devraient être remplacées par la garantie d’une sécurité sociale de base pour toutes et tous.

- Encourager l’appropriation directe des espaces et les relations en vue de satisfaire des besoins (« terre et liberté »).

- Mettre en place des mesures ayant pour but d’assurer la subsistance, d’empêcher l’accaparement de grandes superficies par le marché mondialisé et de favoriser leur utilisation en vue de garantir la sécurité alimentaire locale dans le Sud. Ces mesures doivent être accompagnées d’une reconstruction des structures de subsistance également dans le Nord, afin de décoloniser les régions où les gens profitent jusqu’à aujourd’hui d’une division coloniale du travail.

Contrairement à certaines idées promues par le développement durable, la perspective du dé-développement insiste sur le fait qu’il n’est pas légitime pour les acteurs issus du Nord d’empêcher, à l’encontre des acteurs locaux, et au nom d’une conscience environnementale mondiale ou du « sauvetage de la planète », la déforestation de l’Amazonie par exemple. À la différence de certaines approches du post-développement, celle du dé-développement n’entend pas empêcher l’occidentalisation, la modernisation et l’industrialisation. C’est sur ce point que le concept rejoint les débats sur les politiques zapatistes et le fait de ne pas parler au nom des autres. Contrairement aux approches marxistes, l’idée de dé-développer le Nord évite explicitement les déclarations sur la manière dont les sociétés devraient s’organiser et produire, à l’exception du principe selon lequel elles ne doivent pas le faire sur la base de l’exploitation du travail et des ressources d’autres groupes. De fait, ce principe limiterait déjà fortement les tentatives de modernisation et d’industrialisation (Spehr, 1996 : 224). Le dé-développement du Nord n’abolit pas en soi le capitalisme, le patriarcat et le racisme, mais offre une manière de traiter les crises sociales et écologiques qui ne reproduit pas ces structures. Il vise simplement à fournir un cadre pour l’organisation future de la société (Spehr, 1996 : 226).

Si le concept a été débattu dans les milieux environnementalistes internationalistes et de gauche en Allemagne depuis sa création, ces dernières années, il est également de plus en plus promu au sein du mouvement de la décroissance comme une alternative radicale aux approches qui cherchent à dépasser la croissance sans s’attaquer au capitalisme en tant que tel (Habermann, 2012). Au lieu de suggérer, à la manière des approches classiques du développement durable, que les crises écologiques peuvent être résolues à coups de progrès technologique et de courses à l’efficacité, le concept de dé-développement s’attaque aux causes structurelles de ces crises. Dé-développer le Nord, c’est coupler la critique du capitalisme mondial et du développement à une perspective plus large, qui prend en compte les rapports de domination en général. Il s’agit d’une tentative d’abolir le « mode de vie impérial » (Brand et Wissen, 2013) dans les métropoles.

Pour aller plus loin

Bernhard, Claudia, Bernhard Fedler, Ulla Peters, Christoph Spehr et Heinz-Jürgen Stolz (1997), « Bausteine für Perspektiven », dans Schwertfisch (dir.), Zeitgeist mit Gräten: Politische Perspektiven zwischen Ökologie und Autonomie, Brême : Yeti Press.

Brand, Ulrich et Markus Wissen (2013), « Crisis and Continuity of Capitalist Society-Nature Relationships: The Imperial Mode of Living and the Limits to Environmental Governance », Review of International Political Economy, vol. 20, no 4, p. 687-711.

Habermann, Friederike (2012), « Von Post-Development, Postwachstum und Peer-Economy: Alternative Lebensweisen als Abwicklung des Nordens », Journal für Entwicklungspolitik, vol. 28, no 4, p. 69-87.

Hüttner, Bernd (1997), « Von Schlangen und Fröschen – Abwicklung des Nordens statt Öko-Korporatismus », dans Schwertfisch (dir.), Zeitgeist mit Gräten: Politische Perspektiven zwischen Ökologie und Autonomie, Brême : Yeti Press.

Schwertfisch (dir.) (1997), Zeitgeist mit Gräten: Politische Perspektiven zwischen Ökologie und Autonomie, Brême : Yeti Press.

Spehr, Christoph (1996), Die Ökofalle: Nachhaltigkeit und Krise, Vienne : Promedia.

Aram Ziai est membre de la Bundeskoordination Internationalismus (buko) et professeur d’études postcoloniales et d’études du développement à l’université de Cassel, en Allemagne.