« Convivialisme » : le mot s’est imposé de lui-même lors d’un colloque organisé à Tokyo en 2010, dont le titre évoquait Ivan Illich : « Vers une société de convivialité avancée ». Y participaient, entre autres, Serge Latouche, décroissant, Patrick Viveret, théoricien des indicateurs de richesse alternatifs, ainsi qu’Alain Caillé, animateur de LaRevue du mauss (mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales). La conclusion de cette rencontre fut qu’il était nécessaire d’insister sur les convergences plus que sur les différences. Pour désigner ces convergences, il nous fallait un nom. Ce fut « convivialisme » – autrement dit, et pour faire vite, la philosophie du vivre-ensemble, de la « convivance ». Une manière de rendre hommage à Ivan Illich, en somme.
Deux ans après, le nom et l’idée avaient fait du chemin, à tel point qu’Edgar Morin allait assez vite pouvoir écrire : « Le convivialisme est une idée-force sans laquelle il n’y aura pas de politique de civilisation. » Après une bonne année de discussions était paru en 2013 un petit livre signé par 64 intellectuelles et intellectuels francophones alternatifs bien connus, sous le titre de Manifeste convivialiste : déclaration d’interdépendance. Ces auteurs et autrices se situent sur un spectre allant de la gauche de gauche au centre gauche – avec des sympathies possibles à droite, puisque la conviction qui anime ce collectif est que, étant donné les multiples menaces qui se profilent à l’échelle mondiale, seul un gigantesque sursaut de l’opinion publique internationale face au déchaînement de l’hybris []{.ital role=”ital”} peut nous sauver. Mais pour rendre possible ce sursaut, encore faut-il se mettre d’accord, dans une perspective « pluriversaliste », sur quelques valeurs centrales auxquelles une grande partie de l’humanité soit susceptible d’adhérer, quelle que soit la tradition religieuse ou politique dont on se réclame. Ce pari peut sembler téméraire, mais il n’est pas sûr qu’il y en ait d’autres qui méritent d’être tentés.
Qu’est-ce qui a permis cette convergence entre des autrices et des auteurs si divers ? Un accord, explicite ou implicite, sur au moins six points :
- Tout d’abord, et c’est dans doute ce qui a été le plus déterminant, un très fort sentiment d’urgence. Il nous reste bien peu de temps pour éviter des catastrophes.
- La conviction qu’une partie des périls actuels résulte de l’hégémonie mondiale d’un capitalisme rentier et spéculatif qui est devenu l’ennemi principal de l’humanité et de la planète, parce qu’il opère et représente une cristallisation paroxystique de la démesure (hybris) et de la corruption.
- Celle, encore, que la première raison de la toute-puissance de ce capitalisme est l’impuissance de toutes celles et de tous ceux qui en souffrent, et qui aspirent à un autre mode de vie, à bien percevoir ce qu’ils ont en commun et à le nommer.
- La certitude que nous ne pourrons plus faire reposer l’adhésion aux valeurs démocratiques – et, a fortiori, les universaliser – sur la perspective d’une croissance indéfinie et significative du pib. Cette croissance ne reviendra pas dans les pays riches, pour des raisons structurelles, et il est donc vain d’en attendre les remèdes à tous nos maux. En tout état de cause, la planète ne pourra pas survivre à une généralisation du mode de vie occidental et de l’American way of life.
- La certitude, également, que ce qui nous fait le plus cruellement défaut pour commencer à construire pour de bon un monde post-croissantiste, ce ne sont pas tant les solutions techniques, économiques, écologiques, etc., qu’une philosophie politique suffisamment générale pour saisir le monde actuel dans sa globalité. Les idéologies dont nous sommes les héritiers – libéralisme, socialisme, communisme et anarchisme – ne nous permettent plus, en effet, de penser à un présent ou un avenir possible, et ceci pour deux raisons principales : a) parce qu’elles restent trop centrées sur l’échelle nationale ; b) parce que toutes quatre partagent la conviction que le problème fondamental de l’humanité est celui de la rareté matérielle et que les humains sont des êtres de besoin. Elles manquent ainsi la question du désir et rendent impossible la pensée d’un monde post-croissance.
- La certitude, enfin, que le seul espoir d’échapper de manière civilisée à toutes les menaces qui nous assaillent est d’approfondir et de radicaliser l’idéal démocratique. Pour cela, il faut placer ses espoirs non seulement dans le Marché et/ou l’État, mais dans la Société elle-même, c’est-à-dire dans la société civile associationniste auto-organisée. Ou, mieux, dans ce que les convivialistes appellent la société civique.
L’accord entre les 64 auteurs et autrices du Manifeste convivialiste, bientôt rejoints par une cinquantaine d’intellectuels mondialement connus, s’est opéré sur la définition de quatre principes :
- un principe de commune humanité ou, si l’on préfère, de respect des différences, qui interdit toutes les formes d’exclusion et de stigmatisation ;
- un principe de commune socialité ou encore de richesse du lien social, qui stipule la nécessité absolue de veiller à la qualité des relations sociales ;
- un principe de légitime individuation, ou encore d’accomplissement personnel, qui précise que les rapports sociaux doivent être organisés de telle manière que chacune et chacun puisse être reconnu dans sa singularité ;
- un principe d’opposition maîtrisée et constructive, qui affirme que l’objectif politique premier est de permettre aux humains de coopérer « en s’opposant sans se massacrer (et de se donner sans se sacrifier) ».
Il est important de noter que c’est à ces principes que se sont opposés et s’opposent encore tous les totalitarismes ou toutes les dictatures, dictatures financières comprises. Le premier principe exprime l’aspiration centrale du communisme, le deuxième celle du socialisme, le troisième celle de l’anarchisme et le quatrième celle du libéralisme républicain. Et il n’est sans doute pas trop hardi de faire l’hypothèse que ces quatre valeurs clés sont communes à toutes les religions. Un État ou un gouvernement, ou une institution politique nouvelle ne peuvent être tenus pour légitimes que s’ils respectent ces quatre principes. Le convivialisme peut être perçu comme l’art de leur combinaison.
Depuis la parution du Manifeste, le mot « convivialisme » rencontre toujours plus d’écho et commence à servir de mot de ralliement à des courants de pensée et d’action très divers. Une version abrégée en a été publiée dans plus d’une dizaine de langues. Des livres de discussion des analyses convivialistes, par des intellectuels ou des militants associatifs, sont parus notamment en Allemagne (Adloff et Heins, 2015), au Brésil (Vandenberghe et Véran, 2016) et en Italie (Fistetti, 2017). En France, la perspective convivialiste fait désormais l’objet d’un large consensus dans tous les réseaux de bonne volonté citoyenne. Mais l’évolution la plus significative est récente. Face à l’inadéquation croissante des partis politiques existants, il est apparu qu’il fallait aller au-delà du simple énoncé de valeurs générales. C’est ce qu’esquisse un livre, plus directement politique, paru en juin 2016 et là encore co-signé par une soixantaine d’intellectuels bien connus en France (Caillé, 2016).
En 2020 est paru, aux éditions Actes Sud, un Second Manifeste convivialiste, sous-titré Pour un monde post-néolibéral (beaucoup plus détaillé et développé que le premier), signé par près de 300 personnalités de 33 pays différents. Il ajoute aux quatre principes convivialistes de départ un principe de commune naturalité (la conscience de l’inscription de l’être humain dans la nature et de son interdépendance avec le reste du vivant) et un impératif catégorique de maîtrise de l’hybris.
À suivre.