Autonomie

Gustavo Esteva

autonomie, démocratie radicale, patriarcat, modernité

La notion d’autonomie renvoie aujourd’hui à des attitudes, des pratiques et des positions couvrant l’ensemble du spectre idéologique, de l’autogouvernement des individus souverains aux véritables mouvements adoptant la démocratie radicale comme horizon émancipateur, au-delà du capitalisme, du mode de production industriel, de la modernité occidentale et du patriarcat. Plutôt que d’autonomie, il est donc question d’autonomies, à la fois dans la réalité et en tant que projets politiques, en tant que mythes mobilisateurs et en tant qu’horizons – en tant que ce qui n’est pas encore.

Par conséquent, j’exclus de cette étude deux écoles de pensée et d’action qui, à mon avis, ne sont pas de véritables alternatives au régime dominant :

- l’école individualiste, parfois appelée « libertaire », et ses unions volontaires d’égoïstes (Max Stirner), qui opèrent généralement au sein du capitalisme pseudo-anarchiste ;

- l’école socialiste, léniniste et prétendument anticapitaliste, qui réduit l’autonomie à une forme décentralisée d’administration des pouvoirs verticaux de l’État, au sein de structures de domination justifiées comme des exigences pour la transition vers le socialisme. L’autonomie comme auto-activité de la multitude (Antonio Negri, Paolo Virno) appartient à cette école, de même que toutes les approches traitant des masses, et non des personnes.

Venons-en maintenant au cœur du sujet et aux alternatives qui offrent de réelles possibilités.

Le mot « autonomie » est très ancien. Au 17e siècle, en Europe, le terme grec pouvait être utilisé soit pour faire allusion à la liberté accordée aux juifs vivant selon leurs propres lois, soit pour parler de l’autonomie kantienne de la volonté individuelle. Au 20^e ^siècle, plusieurs écoles de pensée et d’action en Europe ont adopté le mot pour caractériser leurs positions et leurs aspirations. Dans le reste du monde, d’autres notions, attitudes et pratiques que l’on qualifierait aujourd’hui d’« autonomes » ou « en faveur de l’autonomie » existent depuis des temps immémoriaux. Pour comprendre les débats actuels, nous pouvons différencier l’ontonomie, en tant que normes traditionnelles et endogènes encore en vigueur partout ; l’autonomie, qui fait référence aux processus par lesquels un groupe ou une communauté adopte de nouvelles normes ; et l’hétéronomie, lorsque les règles sont imposées par d’autres. Les mouvements autonomes tentent d’élargir autant que possible les sphères de l’ontonomie et de l’autonomie.

Une nouvelle constellation sémantique émerge de mouvements sociaux et politiques émancipateurs qui partagent, au moins en partie, les éléments suivants.

L’autonomie va au-delà de la démocratie formelle. La Grèce, qui a inventé le mot « démocratie », et les États-Unis, qui lui ont donné sa forme moderne, étaient des sociétés esclavagistes. Au cours des 200 dernières années, des formes adoucies d’esclavage ont été encouragées ou dissimulées dans des régimes que le grand intellectuel noir W.  E.  B. Du Bois a correctement qualifiés de « despotismes démocratiques ». La démocratie participative ne parvient pas à éliminer la verticalité des sociétés démocratiques, dirigées par des dictatures professionnelles dans lesquelles les professionnels exercent les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire dans chaque domaine et empêchent la participation des gens ordinaires aux fonctions du gouvernement.

Le désenchantement à l’égard de la démocratie est aujourd’hui universel. Le réveil des zapatistes, en 1994, a placé l’autonomie au centre du débat politique. « Assez ! Qu’ils s’en aillent tous ! », a dit le peuple argentin en 2001. « Mes rêves ne rentrent pas dans votre urne », affirmaient les Indignados en Espagne. Le mouvement Occupy Wall Street, aux États-Unis, a permis à des millions de personnes de reconnaître enfin que leur système est au service des 1 %. Il existe encore des tentatives de réforme, mais de nombreuses luttes essaient plutôt d’élargir, de renforcer et d’approfondir les espaces dans lesquels le peuple peut exercer son propre pouvoir. Elles construisent littéralement la démocratie en partant des racines, démocratie dans laquelle les gens ordinaires peuvent exercer le pouvoir du Léviathan, libres de parler, de choisir et d’agir (Lummis, 1996). Les tentatives de ce type sont innombrables et concernent le monde entier. Le 1er janvier 2017, par exemple, le Congrès national autochtone du Mexique, avec le soutien des zapatistes, a lancé une proposition visant à créer un conseil de gouvernement fondé sur les autonomies autochtones et non autochtones. Au lieu d’essayer de s’emparer de l’appareil d’État, conçu et fonctionnant pour le contrôle et la domination, ces personnes tentent de le démanteler et de créer des institutions où la pratique du « commander en obéissant » peut prospérer.

Par-delà la société économique. Les mouvements autonomes, largement visibles en Amérique latine, ne se contentent pas de contester la mondialisation néolibérale, mais agissent aussi, explicitement, contre le capitalisme, sans pour autant devenir socialistes. Certains tentent non seulement de mettre fin à leur dépendance à l’égard du marché ou de l’État, mais rompent également avec le « principe de rareté » qui définit la société économique : l’hypothèse et la logique selon lesquelles les besoins de l’être humain sont grands, pour ne pas dire infinis, alors que ses moyens sont limités. Ce postulat crée un problème économique par excellence : l’allocation des ressources par le marché ou par la planification. Les mouvements autonomes, au contraire, adoptent le « principe de suffisance », évitant ainsi la séparation des moyens et des fins en termes économiques et politiques. Leurs luttes adoptent la forme du résultat qu’ils veulent obtenir.

Par-delà la modernité occidentale. Un nombre croissant de personnes se dissocient aujourd’hui, non sans difficulté, des vérités et des valeurs qui définissent la modernité occidentale en laquelle elles ont cru. La plupart de ces personnes ne parviennent pas encore à trouver un nouveau système de référence. Confrontées à une telle perte de valeurs et d’orientation, certaines peuvent devenir fondamentalistes. D’autres, en revanche, peuvent reconnaître la relativité de leurs vérités antérieures, se plonger dans différentes formes de pluralisme radical et pratiquer de nouvelles formes de connaissance et d’expérience du monde, participant ainsi à l’insurrection des savoirs assujettis. Inspirées par Raimon Panikkar, ces personnes remplacent les noms qui créent la dépendance (« éducation », « santé », « nourriture », « maison », etc.) par des verbes qui leur redonnent leur agentivité personnelle, leur autonomie (« apprendre », « guérir », « manger », « habiter »). Elles reconnaissent l’individu comme une construction moderne dont elles se dissocient, en faveur d’une conception des personnes considérées comme des nœuds dans des réseaux de relations, qui constituent les nombreux « nous » réels définissant une nouvelle société.

Par-delà le patriarcat. Plusieurs écoles féministes participent à des mouvements autonomes qui dépassent les visions conventionnelles des sociétés post-patriarcales. Un exemple clair est la société zapatiste, où la politique et l’éthique, et non l’économie, sont au centre de la vie sociale, et où prendre soin de la vie, des femmes et de la Terre-Mère est la priorité absolue. Dans ces sociétés, les pratiques autonomes caractérisent tous les domaines de la vie quotidienne, régis par des processus démocratiques qui organisent communautairement l’art de l’espoir et de la dignité.

Pour aller plus loin

Enlace Zapatista, www.enlacezapatista.ezln.org.mx

Albertani,Claudio,GuiomarRoviraetMassimoModonesi(dir.)(2009),Laautonomíapossible:reinvencióndelapolíticayemancipación,Mexico :uacm.

Dinerstein,AnaCecilia(2015),ThePoliticsofAutonomyinLatinAmerica:TheArtofOrganisingHope, Hampshire :PalgraveMacMillan.

Linebaugh,Peter(2008),TheMagnaCartaManifesto:LibertiesandCommonsforAll,Berkeley :UniversityofCaliforniaPress.

Lummis,Douglas(1996),RadicalDemocracy, Ithaca :CornellUniversityPress.

Panikkar, Raimon (1999), El espíritu de la política, Barcelone : Península.

Gustavo Esteva (1936-2022) était un militant et un intellectuel engagé. Chroniqueur dans La Jornada et occasionnellement dans The Guardian, il participait à des initiatives populaires locales, nationales et internationales et a publié de nombreux livres et essais.