L’idée d’efficacité est omniprésente dans le monde contemporain. L’amélioration constante de l’efficacité est aussi bien le but des ingénieurs de l’automobile que celui des gouverneurs des banques centrales. L’efficacité mesure la réussite dans l’accomplissement d’une fin (recherchée). Il n’est donc pas surprenant que les arguments d’efficacité aient été au cœur de la théorie et de la pratique du développement d’après-guerre dans les pays du Sud global. L’efficacité fournit manifestement un étalon objectif pour mesurer la réussite des projets menés au nom du développement. Pourtant, une mesure d’efficacité n’est pas plus objective que la finalité sous-jacente. L’efficacité maintient une apparence d’objectivité parce que, d’un « agent []{.ital role=”ital”} opérationnel ou d’une cause instrumentale » – en bref, un moyen –, elle est devenue une fin en soi – une « cause finale ». Par exemple, on ne se demande plus à quoi servent les courses de voiture : on ne discute que de « l’efficacité » avec laquelle les véhicules sont capables de les gagner.
L’efficacité est si prégnante dans notre organisation sociale actuelle qu’un large panel de disciplines allant de l’informatique aux études culturelles étudient ses manifestations. Malgré une apparente diversité dans les différents usages de l’efficacité, il est possible d’identifier un mécanisme génératif constant qui explique son évolution historique et son économie politique depuis ses origines, au cours du 18e siècle anglais, jusqu’à aujourd’hui. Toute mesure de l’efficacité comprend quatre étapes.
Elle commence avec l’établissement d’un repère normatif. Il peut s’agir, par exemple, du rendement d’un moteur thermique, ou du plaisir que l’on peut tirer d’une aspiration humaine. Cela pourrait être aussi le développement humain. Ensuite, un maximum théorique est établi, tel que le rendement idéal d’un moteur (Carnot) ou le maximum de développement compatible avec l’ensemble des habitants et des équilibres planétaires. Puis des observations sont faites sur l’état réel des choses, en mesurant la performance de moteurs ou de sociétés réelles, à la manière du bnb (bonheur national brut) du Bhoutan ou du pib. De là, enfin, l’efficacité peut être mesurée. Elle désigne l’écart entre l’état observé et l’idéal théorique. Cette structure d’écart à une norme fournit un cadre pérenne pour appréhender les questions politiques d’amélioration, de progrès, de modernisation et de développement.
L’efficacité se distingue de l’efficience. Cette dernière désigne une économie de moyens dans l’atteinte des buts. Chacun des deux termes est toutefois fréquemment utilisé pour l’autre. Ainsi dit-on qu’un produit est « éco-efficace », parce qu’il utilise peu de ressources naturelles pour obtenir le même résultat qu’un autre, qui en mobilise davantage.
Avec la révolution industrielle, l’efficacité prend un tour spécifique dans l’histoire de l’humanité. Le croisement de l’efficacité et de la quantification relie les premières filatures de coton de la révolution industrielle britannique aux chaînes de montage de Ford aux États-Unis, et facilite le passage du paysan ou de l’artisan au prolétariat industriel. Au tournant du 20e siècle, la mesure quantitative de l’efficacité a fait son entrée dans nos foyers avec l’essor de l’économie domestique : robots et machines permettent d’optimiser le temps et de consommer davantage dans des journées dont la longueur est fixe. La discussion sur les normes disparaît peu à peu au profit de la simple recherche de l’efficacité. Une augmentation permanente de l’efficacité est considérée sans conteste comme une bonne chose, même si cet accroissement résulte d’un pillage à grande échelle des peuples et de la planète elle-même.
L’efficacité a fait partie intégrante des paradigmes de développement de part et d’autre de la ligne de partage issue de la guerre froide. Par exemple, quand les économistes du développement étudient les progrès d’un pays ou effectuent des comparaisons entre pays, ils et elles évaluent le revenu national d’un pays en pourcentage du revenu national des États-Unis, pour les années correspondantes. Les indicateurs actuels – comme l’indice de développement humain – qui mesurent un ensemble plus large de composantes de développement, au-delà du simple revenu national, sont directement issus de batailles idéologiques et matérielles sur les questions d’efficacité. L’efficacité est mise en avant pour justifier les prescriptions de libéralisation-privatisation-mondialisation, supposées aboutir à une performance accrue de développement. Cependant, les défenseurs de la mondialisation néolibérale ne sont pas les seuls à user et abuser de l’efficacité comme outil de développement économique rapide. Les arguments d’efficacité étaient au cœur de l’entreprise communiste depuis l’avènement du bolchévisme en Russie jusqu’à la fin de la guerre froide. Comme le suggérait Staline, « l’essence du léninisme » était la réunion de la vague révolutionnaire russe et de l’efficacité américaine.
« L’accumulation par la dépossession » comme « nouvel impérialisme » fait partie d’une longue chaîne d’événements marquée par l’idée d’efficacité. L’adhésion à l’impératif d’efficacité conduit à une économie politique de la production qui nécessite la centralisation des ressources productives, ce qui induit en retour des conflits et des contestations inévitables en matière de développement. L’efficacité comme vertu nationale et sociale est au cœur de la pensée libérale moderne, depuis au moins le début du 19e siècle. Elle a fourni la justification normative pour des empires construits sur le dos des conquêtes coloniales. Le développement de conflits liés aux déplacements et aux dépossessions dans de nombreuses régions du Sud est largement alimenté par l’idée de progrès, inspirée de l’efficacité, qui a soutenu l’entreprise coloniale. Bien que le noyau et la périphérie des conflits actuels liés au développement se situent souvent à l’intérieur des frontières d’un État commun ou d’un État-nation, il est toujours utile d’analyser l’économie politique de ces conflits à travers le prisme de l’efficacité.
L’économie néoclassique et les politiques libérales opposent fréquemment l’efficacité ou efficience à l’égalité ou équité. Précisons les termes du débat. L’efficacité, au sens que lui donne l’économie néoclassique, désigne la propension d’un marché libre à allouer les biens et les services de manière à obtenir la plus grande satisfaction possible des préférences. Concrètement, cela signifie que le jeu de l’offre et de la demande va régler une série d’échanges au terme de laquelle les biens et services rares seront détenus par celles et ceux qui les désiraient le plus. L’efficience désigne l’économie de moyens avec laquelle le marché réalise cette prouesse ; en particulier par sa propension à augmenter la productivité et donc la quantité de biens et services disponibles – « faire plus avec moins » (de travail). Les marchés sont donc efficaces et efficients – à rebours de l’État qui n’est ni l’un ni l’autre, aux yeux des libéraux. Le marché doit donc être laissé à lui-même. Pourtant, la question de l’égalité ou équité se pose, dans la mesure où ce libre jeu du marché se déroule manifestement avec des inégalités ou inéquités de départ, étant donné que par le jeu du hasard, certains enfants naissent dans une situation défavorisée, et d’autres non. Un libéral tel que Milton Friedman tend à penser que toute intervention de l’État provoque un déséquilibre pire que celui qu’il cherche à corriger, étant aussi inefficace qu’inefficient ; la meilleure manière de corriger les inégalités est donc de laisser faire le marché. De son côté, le socialisme favorise l’intervention étatique. Dans le développement, la discussion se joue donc entre égalité et efficacité, suivant la priorité accordée à l’une ou à l’autre.
À l’ère du développement, il n’y a pas d’idée plus importante que la croissance économique, soutenue par notre attachement persistant à l’efficacité. Au-delà de la reconnaissance du « grand compromis » entre égalité et efficacité, « l’évangile de l’efficacité » a maintenu son influence. Dans le sillage de la crise pétrolière mondiale des années 1970, et encore plus fortement avec la reconnaissance de la menace que le changement climatique fait peser sur notre existence, l’amélioration de l’efficacité énergétique, et plus largement de l’efficacité écologique, est la réponse favorite à l’impasse écologique. Les progrès en matière d’efficacité n’ont pas suffi à résoudre les peurs de l’époque victorienne au sujet du charbon et ne résoudront pas non plus nos impasses actuelles.
La révolution de l’efficacité a fait son temps. Étant donné l’économie politique historique de l’efficacité, un monde post-développement ne peut être créé – ou même imaginé – qu’à condition que nous abandonnions l’impératif de l’efficacité. Un monde post-développement ne peut être construit avec l’efficacité comme principe directeur.