Initialement, les États brics – Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud – n’étaient pas considérés comme un bloc géopolitique potentiel lorsque Jim O’Neill, de la société Goldman Sachs Asset Management, a conçu l’acronyme en 2001 pour désigner le prochain groupe d’économies à forte croissance. La crise financière mondiale de 2008-2009 a conduit à la consolidation du G20, qui inclut tous les pays brics. Le but était de générer une réponse mondiale à l’instabilité financière, à partir des principes keynésiens éphémères de financement des déficits publics, de politique monétaire souple et de coordination des prêts pour le sauvetage des banques. En 2009, le premier Sommet des brics, qui s’est tenu à Ekaterinbourg en Russie, a fait naître l’espoir d’une future remise en cause de la prédominance des pays occidentaux dans les institutions multilatérales (Bond et Garcia, 2015). À la demande de Pékin, l’Afrique du Sud a été ajoutée en 2010 pour assurer l’équilibre continental.
Depuis lors, une contradiction est apparue entre le potentiel économique des brics et leur rôle politique dans le renforcement du multilatéralisme occidentalo-centré. Par exemple, la crise mondiale a offert à quatre États brics l’occasion de faire pression pour obtenir un plus grand pouvoir de vote au sein du Fonds monétaire international (fmi), lors de la « réforme des quotes-parts » qui a eu lieu de 2010 à 2015, et pour laquelle les brics ont contribué à hauteur de 75 milliards de dollars de fonds de recapitalisation. Le vote de la Chine est passé de 3,8 % à 6,1 % du total, mais cela s’est fait au prix d’une baisse des contributions de pays plus pauvres, comme le Nigeria (dont la part de vote a chuté de 41 %), le Venezuela (de 41 %) et même l’Afrique du Sud (de 21 %).
Les prix élevés des matières premières et les bas salaires ont alimenté la croissance accélérée des brics, avant le pic des prix en 2011 et les krachs qui ont suivi en 2015. Les sociétés installées dans les brics deviennent aussi d’importants investisseurs internationaux. La modernisation économique offre aux brics une voie capitaliste de développement, fondée sur l’exploitation de la main-d’œuvre et de la nature. La croissance économique des brics a été marquée par une inégalité extrême, bien que leurs dirigeants aient réclamé une plus grande égalité dans le système international.
L’accord des brics sur la création d’une Nouvelle Banque de développement (New Development Bank) a été signé lors du Sommet de Fortaleza en 2014, la même année où Pékin a créé la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures. Ces deux banques se concentrent sur les projets d’infrastructures et d’énergie et servent finalement les intérêts des industries extractives et agroalimentaires (Garcia, 2017). De nouveaux corridors logistiques au sein et à proximité des États brics relient les territoires et les ressources naturelles aux marchés étrangers – comme l’initiative chinoise Belt and Road, qui a généré un conflit majeur avec l’Inde au sujet du passage par le Cachemire contrôlé par le Pakistan, ou comme le corridor de Nacala au Mozambique.
L’opérationnalisation rapide de ces nouvelles banques est en partie due à l’absence initiale de normes socio-environnementales exigeant des évaluations des répercussions ou des négociations avec les communautés – bien que la première série de crédits fût destinée à des projets d’énergie renouvelable. Le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures distingue la Nouvelle Banque de développement des institutions financières multilatérales traditionnelles, telles que la Banque mondiale. Mais la Nouvelle Banque de développement a entamé une collaboration opérationnelle de grande envergure avec la Banque mondiale, à partir de 2016, ce qui a impliqué une participation conjointe à la préparation du projet, un cofinancement et l’échange de personnel.
De même, le Contingent Reserve Arrangement, qui dispose d’un montant initial de 100 milliards de dollars, peut être activé en cas de crise de la balance des paiements d’un pays brics, mais uniquement en complémentarité avec le fmi. Un pays emprunteur doit en effet suivre un programme d’ajustement structurel du fmi, sinon il ne pourra emprunter que 30 % de son quota. Dans le cas de l’Afrique du Sud, qui sera le premier pays à emprunter pour assurer le recouvrement d’une dette de 150 milliards de dollars, cette quote-part n’est que de 10 milliards de dollars. Ainsi, la Nouvelle Banque de développement et le Contingent Reserve Arrangement fonctionnent de manière complémentaire avec les institutions de Bretton Woods.
De même, au sein de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, quatre des pays brics – le Brésil, l’Afrique du Sud, l’Inde et la Chine – ont joué un rôle central aux côtés du président états-unien Barack Obama, pour mettre fin à la disposition du protocole de Kyoto prévoyant des réductions d’émissions contraignantes. Cette alliance a débuté lors du Sommet des Nations unies de 2009 à Copenhague et s’est poursuivie en 2011 à Durban. Elle a abouti, en 2015, à la signature d’un accord non contraignant sur le climat, à Paris, accord qui présente de nombreuses failles funestes, dont l’interdiction de faire porter des responsabilités en matière de dette climatique. Cet accord profite principalement aux pollueurs historiques ainsi qu’aux pays brics, dont les économies sont toutes à forte intensité de carbone.
Les brics ont certainement le potentiel de contester l’hégémonie occidentale. Le meilleur exemple est peut-être la lutte concernant les droits de propriété intellectuelle sur les médicaments au sein de l’omc, au cours de laquelle le Brésil et l’Inde ont affronté les gouvernements occidentaux et les entreprises pharmaceutiques dans les années 1990. En 2001, les militantes et militants séropositifs ont célébré les médicaments génériques contre le sida, qui ont été rendus possibles par une exemption de propriété intellectuelle de l’omc, et rien qu’en Afrique du Sud, cela a permis d’énormes gains d’espérance de vie (de 52 ans en 2004 à 64 ans aujourd’hui).
En outre, de véritables tensions géopolitiques entre l’Occident et au moins deux États brics – la Russie et la Chine – continueront de se manifester à travers des incidents tels que l’asile accordé à Edward Snowden par Moscou en 2013, l’invasion russe de la Crimée en 2014, les alliances chaotiques de la guerre en Syrie, le déploiement de missiles polonais, l’expansion économique chinoise et les conflits en mer de Chine méridionale.
Ces tensions restent cependant des exceptions, et la contribution globale des brics au multilatéralisme demeure accommodante pour l’hégémonie occidentale. En tant que projet des élites nationales et de leurs sociétés multinationales, les brics n’ont pas formulé d’alternative idéologique à la mondialisation néolibérale, dont la Chine est actuellement la principale promotrice dans le monde. Ces pays travaillent plutôt au sein de l’ordre capitaliste et occupent une place de plus en plus importante dans la reproduction élargie du capital mondial.
Pour expliquer ce phénomène, le théoricien brésilien de la dépendance Ruy Mauro Marini (1965) a développé le concept de « sous-impérialisme » dans les années 1960, afin d’identifier les pays jouant un rôle clé dans l’expansion de l’impérialisme. Aujourd’hui, ce rôle de « shérif adjoint » renforce la tendance impérialiste actuelle à la marchandisation de toute chose, ainsi que les politiques économiques néolibérales, l’extractivisme minier et pétrolier, et le contrôle répressif des populations dissidentes. En réponse à cela, les forces d’opposition, tant au sein des brics que dans leurs zones d’influence, se mobilisent solidairement pour exiger un changement réel, aux niveaux local et mondial, dans le cadre d’un processus encore naissant de « brics par le bas » (Bond et Garcia, 2015).