Les peuples océaniques possèdent des connaissances et adoptent des façons d’être spécifiques qui offrent une perspective unique pour discuter du développement. Les autochtones hawaïens contemporains, par exemple, ont une connaissance en matière de navigation non instrumentale qui porte sur l’océan, le vent, les marées, les courants, le sable, les algues, les poissons, les oiseaux et les corps célestes comme un système interconnecté permettant une manière bien distincte de se déplacer dans le monde. Dans cette alphabétisation océanique, le corps et le paysage marin interagissent dans une conversation complexe – les yeux, les oreilles, les muscles et la peau du navigateur lisant les mouvements de l’océan à travers une connexion dynamique et vernaculaire à l’espace et au lieu. L’alphabétisation océanique crée une politique et une éthique qui privilégient l’interconnexion comme alternative au grand récit des mondes de pensée occidentaux, lesquels maintiennent notre « moi » séparé de la terre et de la mer, voyageant pour traverser un océan plutôt que de voyager à l’intérieur de celui-ci.
Cette alphabétisation et cette ontologie océaniques peuvent être illustrées par le voyage de Hokule’a – la pirogue de 18 mètres de long à double coque – sur des milliers de kilomètres en pleine mer1. Le navigateur hawaïen autochtone Bruce Blankenfeld doit élargir son sens du « soi » afin de lire le paysage marin fluide qui l’entoure. « Ces étoiles doivent faire partie de vous », déclare-t-il2. Blankenfeld devient un sujet esthétique dont le mouvement sur l’océan articule une ontologie et une épistémologie hawaïennes à travers la stimulation des sens : la vue, l’odorat, le goût, l’ouïe et le toucher. Le corps kinesthésique est inclus dans son alphabétisation océanique par le biais d’un engagement actif, et le « lieu » acquiert une signification liée à l’identité autochtone, qui trouve son origine dans la mer houleuse3. Blankenfeld imagine son être comme faisant partie du polype du corail et des requins à la peau rugueuse comme du papier de verre, qui se trouvent sous sa pirogue. Le vent froid du nord qui souffle contre son visage et le tambourinage rythmique de la lame de fond dans ses oreilles relient son esprit et son corps à une identité profonde ancrée dans un sentiment d’appartenance.
Le fait de se percevoir comme étant lié au monde environnant favorise une conscience spirituelle aiguë qui peut apporter à la fois de la joie et de la puissance – une puissance définie par la connexion et le but. Par exemple, Blankenfeld peut « voir » sa destination insulaire « avant » de partir en voyage. Il ressent l’île à l’intérieur de ses os et de son sang, de sorte qu’elle fait partie des expressions de son corps lorsqu’il s’y rend. La vue devient corporelle : les pieds, le nez et les yeux ont tous une façon spécifique de voir, qui devient une émotion gravée dans les muscles et interprétée par l’esprit. Cette interaction constante entre le corps et l’esprit génère un contexte épistémologique et ontologique spécifique.
Voir devient ainsi un processus politique : à mesure que la vue du navigateur s’élargit grâce à l’alphabétisation océanique, il en va de même pour la capacité de penser au-delà d’un état d’esprit statique et d’une réalité unique. Blankenfeld s’oriente en étendant sa vision à son imagination, à partir de laquelle il crée délibérément un itinéraire de voyage. S’il n’imagine pas cette route, elle n’existera pas. Si nous n’imaginons pas notre lien avec la terre, il n’existera pas non plus. De cette façon, l’alphabétisation océanique permet un voyage au sein d’une nouvelle circulation du pouvoir, éthique plutôt que politique, géographique ou économique.
La fusion du corps avec le paysage marin permet une lecture de tous les souvenirs et connaissances acquis dans le temps et l’espace océaniques, mais qui ont été effacés par les constructions coloniales rigides de l’identité, du lieu et du pouvoir. Les lieux hawaïens, tant sur terre que sur mer, ont été renommés à la suite de la colonisation. La plage de Kaluahole sur la côte sud d’O’ahu, par exemple, est connue aujourd’hui sous le nom de Tonggs ou Diamond Head Beach, du nom de l’homme d’affaires Tongg, qui a acheté une maison en bord de mer sur ce spot de surf désormais célèbre4. Cet espace océanique a toutefois été nommé Kaluahole par les autochtones hawaïens, car l’histoire orale raconte qu’une caverne remplie de poissons aholehole par « Ai’ai, le fils du dieu hawaïen des pêcheurs » se trouvait juste au large de cette plage. La connaissance de cette caverne de pêche spécifique et la signification culturelle de ce lieu font partie de ce qui peut réapparaître grâce à un engagement dans l’alphabétisation océanique.
Une grande partie du monde avance sans mémoire, comme si les espaces que nous habitons étaient des géographies vierges, et donc disponibles pour la consommation et le développement. Les coûts humains, environnementaux et spirituels de cet oubli collectif sont évidents dans l’effacement des cultures, dans la surexploitation des dons de la terre et dans l’inconscience qui passe pour un libre choix dans notre société de consommation. Dans notre réalité moderne faite de capitalisme, de militarisme et de développement non écologique, l’alphabétisation océanique devient une relation éthique imprégnée d’une conscience cellulaire et spirituelle de nos liens intimes avec les lieux. L’humanité se trouve dans l’océan. La navigation hawaïenne autochtone favorise une façon d’être et de se déplacer susceptible de réveiller cette conscience, laquelle peut nous amener au-delà de l’« environnementalisme » ou de la « défense de l’environnement », vers des relations vécues de compassion et de réciprocité. Reconnaître et réimaginer nos relations peut changer la façon dont nous nous déplaçons ensemble dans ce monde.