La kastom ekonomi

Kirk Huffman

océan Pacifique, Australie, Mélanésie, Ralph Regenvanu, kastom ekonomi

::: {wrapper="1" role="ArticleTitle"} de l'Océanie :::

Dans les conversations avec les chefs de village du Pacifique, vous entendrez généralement :

« Les étrangers avaient l’habitude de nous dire que nous devions “changer”, puis ils nous ont dit que nous avions besoin de “progrès”, et maintenant ils nous disent que nous avons besoin de “développement”. Cela signifie généralement qu’ils en ont après quelque chose que nous possédons – soit nos forêts, nos terres, ou ce qui se trouve sous nos terres ; soit nos âmes, notre langue, ou notre culture ; soit notre sentiment de satisfaction à l’égard de notre mode de vie… » (Huffman, 2010 : 15)

Les représentants étrangers évoqués peuvent être issus de la Banque mondiale, de la Banque asiatique de développement, de gouvernements étrangers, de sociétés d’exploitation forestière ou minière ou d’ong. De nouvelles églises pentecôtistes encouragent les mêmes vues développementalistes parmi leurs convertis. Tout cela fait partie d’un nouveau monde de « croissance perpétuelle » où le vrai Dieu est l’accumulation d’argent. Tant de projets dans le Pacifique n’ont pas apporté les résultats promis, ou ont échoué si complètement que le mot « développement » est maintenant souvent utilisé en plaisantant, pour désigner quelque chose qui va mal.

Une grande partie de ce développement destructeur se concentre dans les grandes îles mélanésiennes du Pacifique occidental. En Polynésie, c’est-à-dire dans le Pacifique central et oriental, et en Micronésie, au nord, les îles sont plus petites et manquent de ressources. Les exceptions notables sont Nauru et Banaba, presque détruites par l’extraction du phosphate. En Mélanésie, qui comprend la Nouvelle-Guinée, les îles Salomon, le Vanuatu, la Nouvelle-Calédonie et la nation-frontière des Fidji, un développement terrible se poursuit à un rythme accéléré.

La Papouasie occidentale est déboisée afin de dégager des terres pour des plantations de palmiers à huile et pour la plus grande mine de cuivre et d’or à ciel ouvert du monde. Pendant ce temps, la population mélanésienne locale est désormais surpassée en nombre par des familles javanaises pauvres, arrivées par le biais d’un programme transmigrasi parrainé par le gouvernement indonésien. Financé à l’origine par la Banque mondiale, ce modèle de développement a entraîné une grave répression des populations autochtones de Papouasie occidentale par l’armée et les forces paramilitaires indonésiennes.

Dans la Papouasie-Nouvelle-Guinée voisine, le vaste projet de gaz naturel liquéfié d’ExxonMobil suscite l’hostilité des populations tribales, et on assiste à une série de scandales liés à l’octroi de licences spéciales d’exploitation agricole. Le dernier chapitre de cette saga oppose les propriétaires fonciers de l’île de Nouvelle-Bretagne au géant malaisien de l’exploitation forestière Rimbunan Hijau. Le gouvernement de Papouasie-Nouvelle-Guinée s’est rangé du côté de l’entreprise, qui possède également un journal local et une société de transport, ainsi qu’un nouveau complexe hôtelier gigantesque dans la capitale, Port Moresby.

Un autre cas dramatique de scénario de développement concerne l’île de Bougainville, soumise à partir de 1989 aux opérations militaires de la Papouasie-Nouvelle-Guinée pendant près d’une décennie, après la fermeture, par les insulaires, de la mine de cuivre de Panguna détenue par le groupe Rio Tinto. Le centre de recherche Jubilee Australia (2014) estime qu’entre 10 000 et 15 000 insulaires ont perdu la vie pendant cette période de conflit. L’Australie continue de faire du lobbying en coulisses pour obtenir la réouverture de la mine et verse d’importants honoraires de conseil aux universitaires, afin d’obtenir l’accord du gouvernement désormais autonome de Bougainville. Les rapports de la presse locale montrent que les femmes résistent fortement à ces démarches. La situation tragique de Bougainville a inspiré le film Avatar sorti en 2009, et le film Mr. Pip sorti en salles en 2013 se réfère directement à ces événements.

L’exploitation forestière et certaines opérations minières créent des problèmes permanents dans les îles Salomon. Plus au sud et à l’est, le Vanuatu dispose de peu de ressources minérales ; la nation a fermé deux grandes sociétés asiatiques d’exploitation forestière dans les années 1980 et 1990, sur l’île de Malakula, après que leurs activités ont eu suscité l’hostilité de la population locale. Cependant, à partir du début des années 2000, le Vanuatu est devenu la proie d’aliénateurs fonciers étrangers, qui ont abusé d’une nouvelle loi sur les titres de propriété, le Strata Titles Act, pour louer les terres autochtones, les subdiviser, et les vendre à des étrangers.

Cette menace a poussé le peuple ni-vanuatu à se mobiliser, et un Sommet national sur la terre a été organisé en 2006. Ralph Regenvanu, ancien directeur du Centre culturel du Vanuatu, a ensuite fondé son parti Terre et Justice. En 2014, en tant que ministre des Terres, il a introduit une législation plus stricte pour protéger les possessions autochtones de l’aliénation par des intérêts commerciaux. En conséquence, le parti d’opposition, soutenu par des investisseurs et des agents immobiliers, dépose régulièrement des motions de censure contre le gouvernement.

Connu dans l’histoire récente sous le nom de NouvellesHébrides, le Vanuatu a vécu l’expérience unique d’être dirigé par deux puissances coloniales en même temps – la Grande-Bretagne et la France. Ainsi, depuis l’indépendance en 1980, de nombreux Ni-Vanuatus se sont sagement méfiés des influences extérieures. Leur mode de vie traditionnel, connu sous le nom de kastom (en anglais, pidgin), est considéré par les économistes comme un « obstacle au développement ». Cependant, les Mélanésiens avisés ont tendance à considérer que le kastom les protège du mauvais développement et de la maladie qui l’accompagne – le sik blong mane, ou « addiction à l’argent ». En 2005, le Centre culturel du Vanuatu a commencé à promouvoir le mode de vie et l’économie traditionnels mélanésiens, puis 2007 a été déclarée année de l’économie traditionnelle (yiablong kastom ekonomi) par le gouvernement.

Regenvanu a décrit l’économie traditionnelle comme la source de la résilience mélanésienne. Son intervention lors de la conférence « The Pacific Islands and the World: The Global Economic Crisis » du Lowy Institute, en 2009, fut sans aucun doute le rapport le plus important parmi ceux présentés lors de cet événement à Brisbane. Là encore, les économistes de la Banque mondiale et les politiciens de la région ont ignoré sa sagesse. Le souhait des Ni-Vanuatus de défendre la kastom economi et de protéger les droits fonciers, l’agriculture et l’autosuffisance constitue une voie bien plus soutenable que celle des modèles de croissance artificiels, qui incluent des projets de construction, la surdépendance au tourisme ou les « trains de vie de retraité pour les baby-boomers australiens ».

L’Australie fait partie de l’Océanie mais a souvent du mal à s’en rendre compte. Elle connaît elle aussi des problèmes avec ses premiers peuples, qui n’ont toujours pas de statut constitutionnel et dont la loi sur les droits fonciers autochtones (Native Title Act, 1993) est constamment menacée par les projets de développement. Les Premières Nations d’Australie ont en outre le taux d’incarcération le plus élevé parmi les populations autochtones du monde entier. De 1863 jusqu’à la fin du 19^e ^siècle, les plantations de sucre du Queensland dépendaient d’une main-d’œuvre importée des îles du Pacifique, connue sous le nom de kanakas. Aujourd’hui, les travailleuses et travailleurs du Pacifique expatriés fournissent toujours une main-d’œuvre saisonnière dans les exploitations agricoles en Australie, mais les insulaires ont des avis mitigés sur ce « pays frère ». Ces opinions s’amélioreraient si le pays levait l’interdiction légale de 2008 sur la consommation de kava1, et s’il atténuait sa rhétorique sur le développement économique en favorisant des visions politiques plus sensibles aux questions culturelles et climatiques. Autrement, la Chine et l’Indonésie attendent dans les coulisses avec des modèles de développement qui ne peuvent que sonner le glas des modes de vie du Pacifique.

Pour aller plus loin

Ginzburg, Oren (2006), There you go!, Londres : Survival International, www.survivalinternational.org

Huffman, Kirk (2005), Traditional Money Banks in Vanuatu: Project Survey Report, Port-Vila : Conseil national culturel du Vanuatu et unesco.

Huffman, Kirk (2010), « Review and Reflections on Tim Anderson and Gary Lee (eds.), In Defence of Melanesian Customary Land », PacifiCurrents:The eJournal of the Australian Association for the Advancement of Pacific Studies, vol. 1, no 2, et vol. 2, no 1.

Jubilee Australia (2014), Voices of Bougainville, Sydney.

Regenvanu, Ralph (2010), « The Traditional Economy as Source of Resilience in Vanuatu », dans Tim Anderson et Gary Lee (dir.), In Defence of Melanesian Customary Land, Sydney : aid/watch, p. 30-33.

Robie, David (2014), Don’t Spoil My Beautiful Face: Media, Mayhem and Human Rights in the Pacific, Auckland : Little Island Press.

Kirk Huffman est anthropologue et ethnologue et vit à Sydney, en Australie. Il comptabilise plus d’une vingtaine d’années d’expérience sur le terrain au Vanuatu, mais aussi dans les îles Salomon, au Maghreb, dans certaines régions du Sahara, au nord de la Colombie et en Méditerranée occidentale. Il est conservateur honoraire au Centre culturel du Vanuatu, hébergé au sein du musée national.

  1. ndt : Le kava est une plante aux propriétés psychotropes, traditionnellement consommée en boisson.