Le « projet de développement » qui s’est mis en place au milieu du 20e siècle s’est matérialisé, dans le sillage de la dépression économique, de la guerre mondiale et de la décolonisation, en tant que plan de construction nationale et stratégie d’ordre mondial, dans le contexte de la guerre froide. Les États-Unis ont mené la reconstruction d’après-guerre pour stabiliser le capitalisme mondial et étendre leur empire économique au monde postcolonial. En décrivant les cultures dites du « tiers-monde » comme non développées, le rôle de l’exploitation coloniale dans l’essor de l’Occident a été effacé. En outre, le développement industriel idéalisé de type occidental a été imposé comme la norme universelle, représentée par les mesures du produit national brut. En tant que mandataires du « premier monde1 », les institutions de Bretton Woods (Banque mondiale, Fonds monétaire international) ont servi d’agences financières clés ; elles ont complété les programmes d’aide états-uniens en ciblant les États du tiers-monde comme clients commerciaux et ont obtenu l’accès aux ressources stratégiques dans le cadre d’une croisade anticommuniste. Dans ce contexte, alors même que le développement était identifié comme une croissance économique nationale, il a évolué comme une règle de marché à l’échelle mondiale.
Présenté comme un progrès civilisationnel sur le passé et un avenir de consommation illimitée, le développement est normalisé dans le discours moderne en tant que séduisante inévitabilité. Mais il est imaginé et mesuré uniquement sur le côté positif du bilan matériel. Or, il s’est révélé être un paradoxe, trahissant sa promesse initiale. La perspective d’une prospérité matérielle sans fin pour toutes et tous grâce à un marché mondial en expansion est démentie, d’un côté, par les inégalités mondiales et l’existence d’une minorité aisée, et de l’autre, par la surexploitation de la population active et des écosystèmes. Le paradoxe réside dans le fait que le développement, censé permettre une consommation de masse, conduit à un enrichissement sélectif, dans un contexte de précarité de l’emploi, d’endettement croissant et de main-d’œuvre déracinée. En outre, l’entropie croissante se manifeste aujourd’hui de manière évidente par la détérioration des conditions écologiques et la fragilité des institutions sociales, avec des élites politiques et économiques qui pratiquent l’autoconservation et ne tiennent pas compte des besoins des populations et de l’urgence climatique. Un monde inondé de marchandises n’a pas de capteurs environnementaux – comme l’a fait remarquer le rapport Stern (2006), le changement climatique est aujourd’hui le plus grand échec mondial de marché.
Le développement néolibéral actuel amplifie l’accent mis par le capitalisme sur le gain à court terme en augmentant la vitesse de circulation du capital et des marchandises, et juxtapose ainsi le fonctionnement à court terme du « temps économique » au long terme du « temps géochimique et biologique contrôlé par les rythmes de la nature » (Martínez-Alier, 2014 [2002]). Par exemple, alors que l’aquaculture des crevettes détruit les mangroves côtières, le développement des buffets avec crevettes à volonté mine non seulement les zones de reproduction des poissons et les moyens de subsistance locaux, mais aussi les réserves de biodiversité, les puits de carbone et la défense côtière contre la montée des eaux (ibid.). En outre, alors que le temps économique prétend à une amélioration linéaire du passé, son passé est toujours présent – dans le changement climatique :
« Car chaque année où le réchauffement climatique se poursuit et où les températures montent en flèche, les conditions de vie sur Terre seront déterminées plus intensément par les émissions d’antan, de sorte que l’emprise d’hier sur aujourd’hui s’intensifie – ou, en d’autres termes, le pouvoir causal du passé augmente inexorablement, jusqu’au moment où il est effectivement “trop tard”. La signification de ce terrible destin, à propos duquel le discours sur le changement climatique nous a si souvent mis en garde, est la chute finale de l’histoire sur le présent. » (Malm, 2016 : 9 ; souligné dans l’original)
Malheureusement, les humains les moins responsables du changement climatique sont les plus vulnérables, car ils ont été marginalisés par le développement : des cultures rurales subsistantes aux réfugiés climatiques, en passant par les habitants des bidonvilles (un tiers de la population urbaine mondiale). Du point de vue de la biophysique, le rapport d’évaluation des écosystèmes pour le millénaire des Nations unies indique que le développement économique récent « a eu pour conséquence une perte substantielle de la diversité biologique sur la Terre, dont une forte proportion de manière irréversible. […] Ces problèmes, à moins d’y trouver une solution, auront pour effet de diminuer de manière substantielle les avantages que les générations futures pourraient tirer des écosystèmes » (Nations unies, 2005).
En réponse, le Forum politique de haut niveau pour le développement durable de l’onu a observé que « l’environnement et le développement n’ont jamais été associés correctement », ajoutant la proposition quelque peu discutable selon laquelle, « parce que nous “chérissons ce que nous mesurons”, une partie importante de l’évaluation correcte de l’abondance naturelle de la Terre consiste à l’incorporer dans les systèmes de comptabilité » (Nations unies, 2013). Une telle vision étend un type particulier de contrôle sur la nature au nom de l’intérêt privé, excluant d’autres significations et utilisations des terres, et privilégiant les droits des investisseurs par rapport aux droits de celles et ceux qui utilisent le sol. En outre, elle renforce l’externalisation de la nature en isolant des éléments faisant partie de processus biophysiques interactifs pour les classer en tant que « services écosystémiques », lesquels sont commercialisés au nom de la gouvernance environnementale et du « développement durable », peut-être dans l’illusion qu’il reste suffisamment de monde naturel à sauvegarder. Soutenir le développement dans un environnement en péril est un piètre substitut à la réhabilitation des écosystèmes dégradés et à la promotion de pratiques respectueuses de la biodiversité.
Le post-développement répond à ces multiples contradictions par l’adoption des principes de réparation et de régénération naturelles, en commençant par la responsabilité locale. Une variété de cultures rurales avec des systèmes agricoles à faibles intrants, qui produisent plus de la moitié de la nourriture mondiale, détiennent ce potentiel (Hilmi, 2012). Il s’agit de l’authentique agriculture conventionnelle, pratiquée depuis des siècles. Le récit du développement, qui concentre le capital et centralise le contrôle, s’est approprié le terme « conventionnel » pour l’agriculture industrielle, désignant les pratiques à faibles intrants comme obsolètes. Mais il s’agit, là aussi, du paradoxe du développement. Comme l’affirme la coalition internationale paysanne La Vía Campesina, forte de 200 millions de personnes : soutenus, les systèmes agricoles locaux peuvent « nourrir le monde et refroidir la planète », en adaptant les pratiques agricoles aux cycles naturels par le biais de méthodes agroécologiques réparatrices, dans le Sud global et dans le Nord global. Ainsi s’ancre un vaste mouvement en faveur de la souveraineté alimentaire, qui démocratise les systèmes nutritifs. La variante urbaine de ce mouvement comprend des marchés alimentaires de proximité et des économies solidaires, des expériences proches des plus de 300 villes en transition qui ont vu le jour au cours de la dernière décennie au Royaume-Uni, en Amérique du Nord, en Afrique du Sud, en Europe et en Australie. Ces villes organisent la descente énergétique par le biais de la permaculture, de la mise en commun (commoning) et de la création d’alliances intercommunautaires.
Ces initiatives encouragent la régénération naturelle, dans l’idée de restaurer la biodiversité plutôt que de la détruire, de séquestrer les émissions plutôt que de les libérer, et de convertir l’énergie plutôt que de la consommer. Il s’agit là de principes de post-développement, déjà mis en application, qui s’opposent à l’escompte du marché ou à la réduction de la nature à une marchandise. Pour la survie de l’humanité, et finalement de toute vie sur Terre, la défense de ces principes, d’une importance considérable sur les plans matériel et social, est impérative pour la subsistance des environnements ruraux et urbains. En ce sens, le post-développement signifie la fin du fétichisme du marché.