Amour queer

Arvind Narrain

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L’amour est une émotion qui ne peut être domestiquée ni par le marché, ni par la famille ou la communauté, ni par la science médicale ou la religion, ni par la nation. L’amour a plutôt cette propriété indéfinissable qui la rapproche de la folie, que les Grecs appelaient « manie », et qui peut pousser une personne à défier la tradition et à briser les orthodoxies. Un acte d’amour est susceptible de renverser l’ordre établi. Cette idée d’un amour subversif est au cœur du mouvement queer. Le mot « queer » porte en lui une remise en cause des normes de genre et de sexualité. S’il s’agit pour certaines et certains d’une conception renouvelée de l’amour et des relations, d’autres y voient un bouleversement juridique, politique et sociétal, une manière de contester notre façon d’habiter le monde. Ce mouvement inclut les personnes marginalisées et/ou celles qui choisissent de se démarquer des schémas de l’ordre social hétéronormé. Le potentiel radical de l’amour queer []{.ital role=”ital”} apparaît à travers les slogans scandés dans le monde entier lors des manifestations en faveur des « fiertés », tels que « le droit d’aimer », « l’amour est un droit humain » ou « ne criminalisez pas l’amour ». La politique queer ne se limite pas à la politique en faveur des lgbti – lesbiennes, gays, personnes bisexuelles, transgenres ou intersexes. Elle va au-delà de l’identité et ne se cantonne pas à un enjeu unique. Le queer est marqué, comme le souligne Leela Gandhi (2006), par une « capacité d’affinités radicales », et constitue une base à partir de laquelle la portée idéologique de la politique lgbti est étendue pour inclure « des affinités improbables avec les étrangers, les parias et les outsiders ».

Cette forme d’amour radical s’exprime à travers les vies de milliers de gens qui choisissent d’aimer la personne de leur choix, allant ainsi à l’encontre des dogmes religieux, des conventions sociétales et des attentes familiales. L’amour homosexuel est si menaçant pour l’ordre social établi que certaines familles préfèrent tuer les amoureuses et les amoureux plutôt que de laisser s’épanouir l’amour. En Inde, parmi les martyrs figurent Ilavarasan, un jeune homme dalit (intouchable) tué pour avoir osé épouser une femme de caste supérieure, Divya ; et Rizwanur Rahman, un musulman tué pour avoir osé être tombé amoureux d’une jeune femme hindoue, Priyanka Todi. Un couple lesbien, Swapna et Sucheta, de Nandigram, ont préféré se suicider plutôt que d’être forcées à vivre l’une sans l’autre. En remettant en question les codes sociaux, ces amoureuses et ces amoureux rendent l’ordre social plus perméable et jettent les bases d’un monde plus égalitaire où les différences de race, de religion et de caste cesseraient d’avoir de l’importance.

La politique queer vise à briser les normes rigides et oppressives liées au genre et à la sexualité, qui font l’objet d’une codification à travers des institutions sociales aussi diverses que le mariage, la famille, la loi et le corps médical. Le projet politique queer consiste également à défendre une vision élargie de la transformation sociale, qui trouve ses racines dans le désir intime de deux ou plusieurs personnes dont l’envie d’être ensemble est si farouche qu’elles sont amenées à braver les contraintes sociales.

L’amour queer implique également la culture d’une sensibilité, laquelle permet d’aller au-delà de l’amour exclusif d’une seule autre personne, pour compatir à la souffrance d’inconnus. Aimer une personne indépendamment du genre ou de la sexualité et éprouver de l’empathie pour des causes apparemment éloignées sont parfois deux aspects croisés de l’amour. L’un des exemples de cette forme d’amour nous est donné par le révolutionnaire irlandais Roger Casement, dont les passions ne comprenaient pas seulement les relations sexuelles avec les hommes, mais aussi un profond souci de justice pour les Congolais qui subissaient la brutalité des hommes du roi Léopold. De même, il se préoccupait du sort des tribus autochtones d’Amazonie opprimées par les puissances coloniales. Outre sa lutte pour la liberté de l’Irlande, Casement a documenté ces formes de souffrance dans deux rapports pionniers sur les droits humains, tout en continuant à avoir des relations sexuelles avec des hommes.

Dans le monde contemporain, une autre figure remarquable est le soldat Bradley Manning, membre loyal de l’armée états-unienne, devenu l’un de ses plus courageux dissidents. Au cours de son cheminement de soldat à lanceur d’alerte, Manning est également passé du genre masculin (Bradley) au genre féminin (Chelsea). En tant que Chelsea Manning, elle a risqué l’emprisonnement après avoir publié des documents confidentiels sur des actions militaires brutales, poussée par un rare sentiment d’empathie pour les Irakiens en tant qu’êtres humains.

Si son acte public de lancement d’alerte – un acte caractéristique d’un amour profond – était important, la décision de Manning d’exprimer son intime vérité en exigeant d’être reconnue comme une femme et non comme un homme l’était tout autant. Les profondes convictions morales de Chelsea n’ont pas seulement une dimension publique et extérieure, mais aussi une dimension privée et intérieure. Elle reconnaît que quelque chose ne va pas dans le monde tel qu’il existe, mais aussi que quelque chose ne va pas dans « ce qu’elle est ».

Dans le monde capitaliste, le repli sur le privé et la vie personnelle est une attitude par défaut pour de nombreuses personnes décontenancées par les forces qui perpétuent l’injustice à l’échelle mondiale. Mais il est vital de passer de la dimension intime de l’amour et de la sexualité à un amour public transformationnel, comme le montre Manning. Dans le monde contemporain, l’existence même de la vie, humaine et non humaine, se trouve menacée. Une politique qui prend au sérieux la criminalisation de l’érotique doit affronter ce système social qui domine et asservit la nature. Une politique queer doit tisser des alliances, de manière proactive, avec la lutte commune contre toute forme de développement qui marginalise simultanément les queers, les femmes, les personnes noires, les dalits et les autres êtres opprimés.

Pour aller plus loin

Gaard,Greta(1997),« TowardaQueerEcofeminism »,Hypatia, vol. 12, no 1, p. 114-137.

Gandhi,Leela(2006),AffectiveCommunities: Anticolonial Thought, Fin-de-Siècle Radicalism, and the Politics of Friendship,Durham (États-Unis) : Duke University Press.

Gupta,AloketArvindNarrain(dir.)(2011), LawLikeLove: Queer Perspectives on Law, NewDelhi :YodaPress.

Narrain,Arvind(2017),« ImaginingUtopia: TheImportanceofLove,Dissentand RadicalEmpathy »,dansAshishKotharietK. J.Joy(dir.),AlternativeFutures:India Unshackled,Delhi :AuthorsUpfront.

Narrain,Arvind et Vinay Chandran (2016),NothingtoFix:MedicalisationofSexualOrientationand GenderIdentity, Thousand Oaks et New Delhi :sage Publishing etYodaPress.

Tóibín,Colm (1997),« A WhaleofaTime »,London Review of Books, vol. 19, no 19, p. 25-28.

Arvind Narrain est l’un des membres fondateurs de l’Alternative Law Forum à Bangalore, en Inde. Il travaille actuellement à Genève en tant que directeur d’arc International sur les questions des droits des lgbti dans la législation et la politique internationales. Il est notamment l’auteur de Queer: “Despised Sexualities” and Social Change (Books for Change, 2004), et il a codirigé les ouvrages Because I Have a Voice: Queer Politics in India (Yoda Press, 2005) et Law Like Love: Queer Perspectives on Law.