Introduction
S’il est évident que nous vivons dans une société profondément marquée par la culture de l’image, il est paradoxal de la questionner dans un milieu où celle-ci est invisible. Le marqueur qu’est l’image, s’est développé depuis plus d’un siècle et ceci en raison d’un accroissement de ses moyens de production et de diffusion. Sa (res)source est devenue aujourd’hui infinie et omniprésente. Certains vont même jusqu’à suggérer qu’elle est un langage universel, mais pour cela faudrait‑il tout d’abord que sa perception soit-elle même « universelle ». Ce confort qui est la possibilité de voir optiquement1 est complètement banalisé par toute personne possédant cette faculté. Et ce, particulièrement dans le milieu du design graphique, un secteur lui-même acteur dans la conception et la publication de supports visuels. Mais il faut se rendre compte que cet instrument porteur d’information ne peut être accessible pour 1,7 million de personnes en France2, en raison de leurs déficiences visuelles. C’est-à-dire des individus étant sujet à une modification de leurs comportements, voire une perte partielle d’autonomie dans certains domaines comme la lecture, l’écriture et la communication. Une difficulté est omniprésente pour l’appréhension du sens de la vue que cela parte de la mal voyance en catégorie I (une acuité visuelle corrigée comprise entre 3/10e et 1/10e, et champ visuel supérieur à 20°) jusqu’à la catégorie V (une absence de perception lumineuse)3. De naissance ou bien arrivé plus tard aux suites d’une pathologie, l’handicap du visuel doit être substitué par un autre sens afin d’éviter une marginalisation de ces personnes au regard de notre société. Même si le domaine du design graphique peut aussi inclure des systèmes auditifs et tactiles, ses acteurs doivent également questionner leur pratique concernant l’inclusion de certains handicaps. Plusieurs supports haptiques sont dorénavant présents dans une visée informative (liés à la connaissance technique de renseignements), comme le système du braille et des cartographies ou schémas en relief. C’est l’information qui prime sur la valeur sensorielle perçue. Si c’est le cas majoritairement aujourd’hui il existe tout de même des projets s’intéressant à la dimension plastique du visuel, ce que nous ressentons à l’égard d’une image et comment l’ensemble de ces ressentis peuvent être interprétés par le toucher. Donner accès à la culture visuelle collective, c’est donner accès à une culture artistique elle aussi souvent et majoritairement optique. Au travers de la mise en évidence de ce problème social, c’est par la dimension haptique4 que se tourne ce mémoire. Même si le système auditif est abordé un peu plus loin, il n’en reste pas moins un support connexe. Les modalités sensorielles du toucher sont appréciables suivant plusieurs techniques, mais leur physicalité reste possible grâce à un objet essentiel : le livre. Des appuis tactiles existent également sous forme de cartels aussi appelés cartouches, plaquettes ou étiquettes qui sont des socles d’encadrement servant à l’inscription d’une légende. Ces ressources incluent un déplacement de la part de son usager sur les lieux où sont proposés le service d’information mais induit aussi une expérience temporaire. Hors l’objet éditorial destiné à la publication, même si des questions monétaires font partie de ses enjeux, sous-tend un plus large accès individuel à une nouvelle réalité tangible. Cette recherche est née d’un questionnement et d’un constat sur l’absence mais aussi la nécessité de proposer un matériel graphique approprié à d’autres sens.
Un accès à la culture visuelle en cas de cécité ou malvoyance ?
Changer de points de vue
Perception et sensations
Qu’elle soit analogique ou digitale, fonctionnelle ou artistique et enfin captée ou créée, l’image peut être considérée comme une manifestation de la culture et comme un instrument de connaissance et de communication. Abraham Moles5 vient la définir comme « un support de la communication visuelle qui matérialise un fragment de l’environnement optique (univers perceptif), susceptible de se maintenir dans la durée et qui constitue une des composantes principales des communications de masse »6. C’est une cristallisation de notre monde contemporain comme celui passée. Aujourd’hui nous continuons d’appeler « œuvre d’art » une grande partie de notre héritage iconographique. La création artistique a été, par conséquent, le principal champ d’étude où les productions visuelles ont été inventoriées, analysées et hiérarchisées au fil du temps. Mais avant même d’en comprendre son fonctionnement et comment celle-ci est perçue, il est important de distinguer ses différentes formes. En l’occurrence nous parlons ici et depuis le début d’images visuelles issues d’une réalité mais il en existe d’autres, comme les images mentales (des concepts de la pensée) et les images tactiles que nous évoquerons en deuxième partie. Lorsque nous observons, nous ressentons des sensations, qui à partir du moment où nous amorçons à vouloir les exprimer ou les expliquer celles-ci deviennent des perceptions. Ce sont alors des hypothèses formulées aux suites d’une interprétation personnelle. La manière dont nous éprouvons le visuel est une perception à distance sans aucune implication de notre part en tant qu’observateur, nous permettant de vivre la scène sans y prendre part, une modalité similaire à celle de l’ouïe. Les images que nous voyons sont interprétées à partir de notre expérience, c’est-à-dire notre bibliothèque personnelle qu’est la mémoire. Elles ont pour mission de nous fournir des informations sur notre société, nous permettre d’entrer en relation, d’interagir et de ressentir. Ce sont des expériences sensorielles qui font parties d’un processus de découverte d’un environnement extérieur. Ce processus est généralement le fait que nous reconnaissons des éléments factuels par la distinction d’unités (représentations issues de culture déterminée). Il est important de comprendre notre système de perception visuelle en vue d’une adaptation à la nouvelle modalité sensorielle qu’est le toucher.
Quand nous observons des images visuelles de n’importe quelles natures, un processus de décodification se met en place dans notre cerveau pour en interpréter le sens. Le groupe µ7 dans son Traité du signe visuel, pour une rhétorique de l’image vient différencier 3 étapes. La première phase : du stimulus à la figure ; la figure est le produit d’un processus sensoriel. Puis arrive la deuxième étape : de la figure à la forme ; toute figure est une forme, et non l’inverse. Lors de cette phase la mémoire intervient dans la reconnaissance des formes. Enfin la dernière étape : De l’objet au signe ; où la fonction perceptive atteint la fonction sémiotique. C’est la phase où se concrétise un savoir, une structure cognitive. Cette analyse est similaire aux écrits de John Kennedy8. Il a notamment pu comprendre que ce n’est pas tellement les surfaces et les à-plats qui permettent de distinguer les formes mais bel et biens leurs contours, une connexion qu’il fera avec le sens du toucher. Il est possible de parler de langage quand nous parlons du visuel car c’est un système rempli de codes et de signes qui sont éminemment différents de ceux perçus par le toucher. C’est par des moyens de compensation que le toucher arrive à substituer des concepts visuels. Comme l’aborde Philippe Claudet9 « Il s’agit d’un travail que l’on pourrait comparer à un travail de traduction, une réécriture dans et pour une autre culture »10 dans Les doigts qui rêvent : une structure éditoriale atypique qui ne souhaite pas être marginalisée.
Le toucher, un nouveau langage représentationnel
La manière dont les supports tactiles sont perçus et lus suite à la traduction opérée, dépend du type de cécités. D’après les études qui ont été menées, les personnes non-voyantes de naissance possèdent des meilleures capacités d’exploration tactiles mais une absence de compréhension de la figuration (ce que représente une forme/silhouette). À l’inverse les personnes mal-voyantes ou dont la non-voyance est arrivée plus tard dans la vie, sont souvent sujettes à de moins bonnes capacités au toucher mais peuvent plus facilement comprendre la figuration par comparaison au visuel. Ce n’est pas pour autant que nous pouvons en faire une généralité car chaque personne atteinte de cécité a un degré de handicap qui lui est propre ainsi qu’une histoire et un vécu singuliers.
En basculant de la vue au toucher, on passe d’un système distancié, synthétique et instantané au toucher, un processus séquentiel, analytique et qui nécessite un effort cognitif de synthèse. La dimension de spectateur, évoquée dans la partie précédente avec l’utilisation de vue, bascule vers la dimension actrice avec le toucher. En effet, une implication physique de notre personne est nécessaire par le contact de nos membres sur une surface ainsi que de son mouvement. Pour comprendre le sens du toucher, nous devons connaître l’amplitude des sensations permises par des milliers de capteurs nerveux que peuvent ressentir nos mains lors d’un contact. On dénombre 6 sensations tactiles : Le toucher léger permit par la surface de la peau ressentant la texture par caresse (piquant, lisse, rugueux…) ; la pression tactile qui déforme la peau permettant d’appréhender la consistance (dur, mou, moelleux…) ; la vibration par les terminaisons nerveuses ; la température par des récepteurs comme le muscle pilo érecteur ; la douleur par les récepteurs sensoriels et enfin la proprioception qui est le mouvement et la position dans l’espace11.
Le toucher nécessite des mouvements séquentiels pour identifier les supports tactiles. C’est un sens que vient qualifier David Katz12, d’actif, avec pour explication que l’influence du mouvement est une force créatrice de formes tactiles « c’est grâce au seul mouvement que le sens du toucher permet aux corps de nous parler de ses propriétés »13. James Gibson14 va quant à lui mettre en avant les actions que l’on réalise quand nous touchons : à tâtons, palper, donner des petits coups, presser, frotter ou sentir le poids, des caractéristiques que l’auteur appel des « tangibles » et qui va classifier de cette façon : les variables géométriques (bords, protubérances, dimensions, proportions, courbes et formes), les variables superficielles (textures rugueuses ou douces) et les variables matérielles (rigides ou flexibles). Les informations recueillies par le toucher actif sont l’ensemble des caractéristiques permettant la formation d’images mentales. Le toucher perçoit de façon parcellaire par l’intermédiaire de deux mouvements : les micro et macro-mouvements. Les plus petits sont des déplacements légers qui s’arrêtent minutieusement sur des points « critiques » (des indices). Tandis que le macro-mouvement, plus grand, il associe les caractéristiques isolées et vérifie les suppositions suggérées. Les informations partielles recueillies en cours d’exploration sont stockées en mémoire dans le but d’en réaliser une synthèse. Lors du toucher les doigts ne scannent pas sur la surface, mais suivent premièrement un contour puis ils oscillent de part et d’autre. Tout ce cheminement du physique au cerveau et donc du signifiant à son signifié est plus complexe par le sens du toucher [cf annexe 1].
Donc au-delà de l’espace dû au besoin de spatialité des mouvements du corps, l’information met plus de temps à être comprise. La condition spatio-temporelle est alors un enjeu de base pour la mise en œuvre de toute reconnaissance de surfaces. Dès lors les conditions nécessaires à la compréhension de supports tactiles sont le temps et la mémoire et par adéquation la patience et la persévérance. C’est la conclusion que fera Alberto Rosa15 aux suites de ses études : « Les aveugles disposent d’un système de représentation mentale aux caractéristiques équivalentes à celles des voyants (…) qui leur permettent de manipuler figurativement la réalité qui les entoure, et que la pleine maîtrise de cette capacité se fait de façon lente et posée, d’une manière plus progressive que chez les voyants »16. Il subsiste donc un lien entre le sens du toucher haptique et celui de la vue. Notre champ de vision étant limité, nos yeux doivent être constamment en mouvement pour que nous puissions percevoir clairement des surfaces entières. En raison de nos mouvements oculaires nous ne sommes jamais en mesure de voir l’ensemble de l’image en une seule fois. Au lieu de cela, nous basons notre vision sur l’observation d’un seul segment à la fois. On peut en partie comparer cette technique à celle qui consiste à balayer une image tactile du bout des doigts, sauf que le balayage tactile doit être plus systématique que le papillotement de notre regard visuel. Finalement même la perception visuelle n’est donc pas une activité si statique.
La nature tactile du signe iconique
L’image tactile
Ce n’est pas la seule raison pour laquelle il est possible de comparer le champ optique au champ tactile. Et cela au travers des images tactiles, un modèle graphique à la fois très différent mais cognitivement équivalent. À l’instar des images visuelles, où nous distinguons les différentes parties d’une image parce que le contour de l’objet représenté crée une forme distincte par rapport à l’arrière-plan. L’image tactile est un terme que Olivier Poncer17 a employé en 1981 et qui depuis a été largement repris et décliné. Cette expression comme il le dit lui-même n’a pas pour ambition de concevoir une norme universelle comme l’exemple de l’Isotope d’Otto Neurath18 mais de permettre de ressentir des formes, des surfaces et des échelles. Selon les études historiques menée par Yvonne Eriksson19 l’image tactile est née au XIXe sciècle à des fins pédagogiques et se voulait propice à l’enseignement. Celle-ci peut être réalisée grâce à différentes techniques telles que la sérigraphie, le papier gonflant et le thermoformage.
Ce qui est reconnaissable visuellement ne l’est pas forcément tactilement. Le transfert d’images en relief pour la lecture tactile exige une connaissance de la perception tactile mais aussi une connaissance de la représentation simplifiée. Pour pouvoir lire des images adaptées à la lecture tactile, il faut analyser ce que l’on veut mettre en évidence et comment. Yvonne Eriksson explique que la procédure de cette analyse dépend du genre d’image à transférer. Afin de créer des images tactiles il faut respecter des règles de conception pour que celles-ci soient intelligibles. La première est avant toute chose, d’être simple et claire, car plus il y a d’informations plus la lecture est complexe et inefficace. Pour cela il faut prendre en compte qu’une image visuelle est immanquablement modifiée lorsqu’elle est transférée en une image en relief. Il faut réaliser une sélection des informations essentielles à retenir. Il faut également anticiper le fait qu’une personne mal ou non voyante doit avoir eu préalablement l’expérience de ce qu’il touche par comparaison à sa forme en relief afin d’en comprendre son sens.
La forme de l’objet est trouvée au regard de ses contours, la ligne a une réelle importance, non pas pour son trait mais pour la forme qu’elle dessine. Ce sont ces mêmes contours qui ont le rôle de ligne directrice de la représentation, et il est donc important d’aider les lecteurs à trouver le contour, c’est-à-dire la forme extérieure d’un objet. Une ligne horizontale peut aider à ancrer la scène dans un décor, elle vient établir la dimension spatiale. L’image ne doit pas contenir de chevauchements et de représentations en perspective ou d’objets incomplets. Comme il était réalisé dans l’art égyptien ou les tableaux cubiques, pour d’autres raisons, « chaque chose devait être représentée sous l’angle le plus caractéristique »20. On peut notamment voir cet exemple avec la réédition de Olivier Poncer de l’ouvrage Astérix par Touchtatis ! Au travers de cette adaptation il décompose les illustrations selon plusieurs angles de vue : de face, de trois quarts, de profil, de dos, en plongée, en contre-plongée [cf annexe 2].
Les doigts ne peuvent percevoir la différence qu’entre quelques textures. Une image en relief contenant plusieurs textures différentes peut être difficile à interpréter. Cela signifie que nous ne disposons que d’un nombre limité de symboles pouvant être utilisés dans les images tactiles. Généralement, il convient d’appliquer des textures avec parcimonie et uniquement pour ajouter des informations. De même la distance est une notion complètement visuelle qui ne se transpose pas par la technique de la perspective (une illusion visuelle). C’est pour cette raison que Olivier Poncer a expérimenté une solution de mise en espace qu’il a nommé : perspective par échelonnement. Elle consiste à utiliser la technique du relief pour donner une idée de la profondeur plus une forme est en relief, plus elle est près de nous. À l’inverse plus le relief est faible voire inversé (creusé) plus la forme est loin.
Dans la composition éditoriale les règles de hiérarchies d’informations sont très importantes. Par exemple, il faudrait toujours avoir un point indiquant le début de l’image afin que nous nous construisons un repère. L’American Printing House21 a notamment publié un ensemble de règles importantes à respecter avec The Good Tactile Graphic édité en 1998. Il est préconisé de remplacer les figures tridimensionnelles par des coupes transversales ou des vues de face et de dessus chaque fois que cela est possible. Il est aussi indiqué d’éviter l’encombrement lorsque différents symboles et lignes sont si proches ou si semblables qu’il devient difficile de les distinguer. L’espacement est crutial pour éviter les encombrements. Les formes ayant des côtés mesurent moins d’un demi-centimètre de long peuvent ne pas être reconnaissables. Il faut déformer l’espacement ou la forme de l’image originale si nécessaire pour permettre une surface dégagée entre les éléments. De surcroît pour pouvoir identifier une figure par le toucher, on a le plus souvent besoin d’informations supplémentaires, en particulier d’informations verbales : une description. Pour une meilleur compréhension il est indiqué d’accompagner l’ensemble des visuels par des légendes au début, afin d’amorcer la lecture et de poser un contexte d’ensemble.
Systèmes de lecture textuel
Pour procéder à cette lecture il est possible d’utiliser deux manières suivant le degré de cécité. La première référence connue au développement d’une police de caractères pour personnes non-voyantes remonte à la Rome antique, les caractères latins gravés étaient censés permettre la lecture des lettres par le creux. Plusieurs tentatives sont nées par la suite, un système composé de points et de lignes en 1670, puis une police de caractères basée sur les majuscules et les minuscules romaines par Valentin Haüy en 1788. En explorant l’impression de livres standard, Valentin Haüy22 a eu l’idée d’embosser les lettres dans le papier pour qu’elles soient lisibles au toucher. En passant par d’autres étapes, c’est Louis Braille23 le dernier en date à avoir conçu un système vraiment efficace. Son système de six points placés dans deux colonnes verticales, chacune comprenant trois points, a été considéré comme le plus complet. La police Braille24 présente de nombreux avantages. Par exemple, la taille d’une lettre est approximativement égale à la taille de notre index. Ceci indique donc que l’information peut s’obtenir plus vite qu’en lisant les lettres romaines. Il possède des caractères spéciaux comme les majuscules et la ponctuation. C’est un système qui peut être utilisé dans toutes les langues. La mise en forme du texte dans les documents imprimés avec la police Braille obéit à des règles relativement strictes. Le texte en braille est toujours lu ligne par ligne, ce qui signifie qu’il ne peut pas être formaté en colonnes. Au sein d’une page A4, il y a environ 27 lignes et 32 caractères par ligne, espaces comprises. Par rapport à l’impression standard, où une page A4 peut contenir jusqu’à 4 000 caractères, les livres imprimés en braille sont donc beaucoup plus larges. Toutes ces informations indiquent qu’il n’y a pas beaucoup de possibilités pour raccourcir le texte dans la police Braille standard. Bien qu’il existe une version abrégée de la police braille, elle est réservée aux anglophones. Pourtant peu de personnes ont appris la lecture ou même l’écriture de ce langage et malheureusement celui-ci créer une séparation de lecteurs entre les voyants et les mal ou non-voyants.
C’est pour cette même raison que nombreux sont les livres embossés en Braille et imprimés en texte latin. Cette dernière forme d’écriture est intitulée noir gros caractères. L’intérêt est d’avoir un fort contraste entre l’encre des caractères et celui du fond de la page ainsi qu’une bonne lisibilité permise par un corps de texte relativement grand. Les personnes malvoyantes qui sont capables de lire les documents imprimés particulièrement grâce à des aides optiques ont certaines préférences de polices de caractères mais aussi de corps, telles que l’Arial25 à 16 pt. C’est une linéale ayant une graisse uniforme avec des déliés et des pleins qui sont égaux. L’interlignage doit lui aussi être suffisamment important pour facilement faire la distinction entre les lignes. Le studio Applied Design26 et l’Institut du Braille d’Amérique27 se sont notamment associés en 2019 pour créer un moyen de lecture permettant une augmentation de la lisibilité pour les personnes ayant des déficiences visuelles. La police de caractères intitulée Atkinson Hyperlegible, dessinée par Brad et Elliott Scott travail sur les distinctions de la forme des lettres [cf annexe 3]. C’est un caractère hybride, sans empattement à l’exception de certaines lettres comme le i et le l minuscule ainsi que le I majuscule, cela permet de mieux distinguer ces lettres. Cette police a également la caractéristique d’exagérer certains détails des lettres comme la descendante du j ainsi que la grosseur du point suscrit28 au‑dessus du i et du j. Enfin, ils vont également augmenter des espaces afin d’empêcher les formes de se fondre les unes dans les autres. C’est dans ce caractère que vous lisez actuellement ce texte. Un autre projet a vu le jour deux ans plus tôt c’est celui du Braille neue [cf annexe 4] de Kosuke Takahashi29. Une police qui combine l’alphabet traditionnel et le braille. Deux alphabets qui se rassemblent pour n’en former qu’un dans l’objectif d’inclure en un caractère deux langages. Nous pouvons cependant questionner son efficacité en terme de difficulté technique d’impression mais également de lisibilité, les personnes ayant des difficultés à lire peuvent être perturbés par certaines formes de lettres comme le dessin i.
Il est important d’avoir une aide textuelle et celle-ci peut être également auditive, un guide sonore de l’image en complément. Cette source d’information est principalement intéressante pour les personnes non-voyantes qui ne savent pas lire le braille car seulement 15%30 d’entre eux savent le lire. Il existe des logiciels qui scannent les textes puis les retranscrivent oralement, mais après discussion avec plusieurs de ces usagers, nous pouvons nous rendre compte que ce type d’outil est quelque peu désagréable car les mots sont créés à partir de syllabes préenregistrées. Un système plus appréciable est celui qui se rapproche des livres audio consistant à enregistrer un texte audio dans sa globalité par un∙e lecteur∙rice.
Vers une forme éditoriale
Développement du TiB
Les objets éditoriaux composés d’images en relief sont appelés des TiB (Tactiles illustrated Books). D’après la maison d’édition Les Doigts qui Rêvent (LDqR)31 « Un TiB peut se présenter comme une adaptation d’un album du commerce, entièrement refaçonné ou tactilement adapté sur les pages originales, ou comme une création »32. Les livres tactiles ont des caractéristiques précises concernant leur forme et leur contenu comme évoquées dans la partie précédente telles que la double écriture avec un texte imprimé en gros caractères et ce même texte en Braille en ligne à ligne ou en pavé. Les visuels sont réalisés grâce aux techniques de production évoquées antérieurement qui peuvent être également combinées. On peut aussi retrouver la technique de collage consistant à ajouter différentes matières. Les livres illustrés tactilement sont souvent plus conséquents en raison des espaces déployés par les formes illustratives et textuel mais aussi plus épais dû au relief nécessaire à chaque page. Le texte en braille est généralement façonné sur un papier spécial plus épais (135 à 160 g) avec une surface enduite de points de colle afin que les dômes vivent plus longtemps dans le temps et que le papier ne soit pas perforé pendant le processus d’impression.
Cela va s’en dire, tous ces aspects ont un coût. Le papier spécial utilisé pour l’embossage est plus cher que le papier standard et que, malgré l’absence d’encre, il augmente le coût de l’impression. Bien que les papiers permettent une impression recto-verso, ils consomment encore beaucoup de matériel en raison du peu de caractères par page. Actuellement, il n’existe aucune structure éditant des publications adaptées qui possède le statut d’entreprise commerciale. Cela démontre bien que ce type d’édition n’est pas lucratif au sens marchand du terme. Que ce soit à cause d’un marché trop faible en terme de taille entraînant un faible tirage de chacun des exemplaires ou tout simplement du prix de vente très élevé pour les raisons énoncées juste au-dessus, l’économie de ce type d’ouvrage n’est absolument pas rentable. Si nous ajoutons à cela la mission de transcription qui est fait pour les textes et les visuels, un travail long et technique, qui a un coût et qui ne peut être répercuté sur le prix de vente sous peine d’inflation de ce dernier. Les TiBs sont donc chères, peu nombreux et peu accessibles ce qui va à l’encontre de l’intégration, voire, stigmatisent une fois de plus ce public. Malgré tout leur nécessité n’est pas négligable.
Il existe peu de structures proposant ce type d’ouvrage comme le montre le tableau de la production d’albums tactiles illustrés en France depuis 197233. Aujourd’hui une association est importante dans ce domaine, c’est celle des Doigts qui Rêvent. Une maison d’édition française qui est devenue le centre européen du TiB. Puisqu’elle produit environ 2 500 albums par an, ce qui signifie 17 000 albums produits et vendus depuis sa création en 199334. LDqR ont publié 76 titres en 7 langues, ce qui reste important dans ce type d’édition. Mais ce n’est pas la seule explication pour laquelle elle est fondamentale pour l’évolution de cette pratique, puisqu’elle rassemble et rend public des ressources théoriques sur ce sujet de recherche. Si elle continue de diffuser ces projets c’est grâce aux subventions publiques et aux aides financières privées, appartenant à une économie solidaire. Même si ces soutiens institutionnels sont loin de leur suffire et ne sont jamais assurés, l’association doit sans cesse quémander auprès d’entreprises privées. En France, la politique d’intégration de publics empêchés de lire de la DLL (Direction du livre et de la lecture) a largement encouragé la création de fonds d’édition adaptée dans toutes les bibliothèques.
Les livres illustrés présents sur le marché sont pour la plupart uniquement à destination des enfants. En raison de l’aide qu’elle propose aux enfants déficients visuellement, LDqR édite peu de livres à destination des adultes. On retrouve néanmoins deux collections ouvertes à une plus large tranche d’âge tel que La Cité des Sciences et de l’Industrie et Sensitinéraires dans la rubrique documentaire. L’une propose des pédagogies thématiques l’autre offre une visite des monuments emblématiques selon leur architecture [cf annexe 5].
Il existe également une autre association : L’Image au Bout des Doigts (LIBD)35 dont l’objectif est de permettre la création et la diffusion d’ouvrages illustrés tactilo-visuels. Elle propose des éditions accessibles à plusieurs échelles de cécité, que l’on peut lire avec les yeux comme avec les doigts. Son intention première est de donner accès à quiconque à l’image et de pouvoir l’explorer autrement par le toucher. Cette association a créé 4 ouvrages dont 2 bandes dessinées et 2 TiBs. Les 2 albums illustrés sont La semaine du panda et Le messager du Louvre, plus conçus pour des adolescents. Les BDs sont ouvertes à une plus grande tranche d’âge avec Le jardin du Ninja et Poursuite en ville [cf annexe 6]. L’ensemble de ces ouvrages regroupe des textes en gros caractères et en braille et des visuels en relief (motifs, contours et à-plats) et imprimés à l’encre de dimension relativement grande, sans trop de détails et avec des couleurs contrastées entre elles pour ne pas confondre les teintes. Récemment l’association a aussi pour projet de publier un mange en relief.
Une pratique sensible
En inventoriant les livres français pour adultes qui sont tactiles (ne proposant pas seulement une traduction en braille mais aussi des images tactiles) nous nous rendons compte qu’il en existe seulement une petite vingtaine [cf annexe 2 ; 5–7]. Dans l’ensemble de ces livres environ 40% sont des bandes dessinées (adaptées ou originales) et le reste est essentiellement porté sur la culture. Dans ce genre 80% d’entre eux sont dédiés à l’architecture et abordent leur sujet d’une manière technique et pédagogique. On peut retrouver autrement l’édition Imagier sensoriel du musée du quai Branly [cf annexe 7] qui répertorie certaines œuvres issues de sa collection permanente. Mais aussi plus anciennement les 5 publications de la collection Un autre regard [cf annexe 8] par les éditions du Louvre abordant un point de vue historiquement très lointain dans l’art.
L’ensemble de ces livres ont donc une dimension narrative ou analytique néanmoins le caractère sensible lié aux ressentis et aux émotions sont finalement peu questionnés. C’est ce que soulèvent Yuchuan Guo et Yuanyuan Fan36 dans leur article The exterior Design of Books for the Visually Impared37, où il est indiqué que les livres pour mal et non-voyants sont avant tout fonctionnels. L’intention que propose un graphiste au travers d’une certaine mise en page porte visuellement un message qui est malheureusement complètement effacé pour les livres tactiles. Le toucher est un système de lecture de prime abord subjectif et nous devons alors essayer d’utiliser cette intuition pour développer une narration sensible.
Un sujet qui a été amorcé par Mensagem [cf annexe 9], un projet publié par Bruno Brites38, un éditeur portugais. Ce livre, dont le texte originel est de Fernando Pessoa39, a pour aspiration de narrer par le toucher un voyage idyllique. À l’instar du message du texte, il veut agir sur l’esprit des lecteurs par la poésie. Bruno Brites vient recréer par le biais de motifs abstraits un parallèle entre le contenu et sa forme. L’ouvrage est décrit de cette manière « Dans son essence, il vise à inspirer le public, à regarder l’inconnu et à découvrir de nouvelles réalités »40. Dans ce même esprit LDqR ont également publié un livre, réalisé par l’artiste suisse Annick Glauser41, intitulé Lya [cf annexe 10]. Une édition visuelle et tactile qui aborde le sujet de la mucoviscidose sous un ton poétique et épuré. Le récit se dénoue de page en page et joue avec l’objet qu’est le livre pour créer l’expérience de l’histoire. L’auteur utilise des formes gaufrées et des matières noires pour les composer en des protagonistes métaphoriques. Philipp Meyer42 a également réalisé un projet de narration tactile qu’il a documenté dans son ensemble afin de nous dévoiler les tenants et aboutissants de sa démarche. Life [cf annexe 11] est le nom de sa bande dessinée tactile qui dévoile une manière poétique de voir la vie. Il n’y a pas de mots, pas de couleurs et chaque personnage est incarné par un simple cercle tactile. Le projet a pu être testé à plusieurs étapes de sa conception et l’auteur s’est rendu compte que l’abstraction des formes permet aux lecteurs∙rices de s’approprier le récit.
L’objet d’étude de l’article de Sophie Curtil43 Le livre tactile, un territoire à explorer initie la question de la cécité au domaine de l’art. Cette artiste et autrice interroge le passage de l’œuvre d’art au livre tactile. D’après son sens la perception tactile est un moyen passionnant de suppléer l’absence de la vue. Car le toucher est un sens qui peut permettre de révéler l’œuvre par strates successives. Nous commençons par l’extérieur pour arriver à l’intérieur, les signes plastiques de la texture ont une toute nouvelle forme, la température peut se ressentir au même titre que les emplacements et les encombrements sont appréciés d’une manière que les personnes voyantes ne considèrent pas. Le travail d’adaptation d’une œuvre d’art en une image en relief contient de nombreux pièges car il repose sur une logique visuelle et qu’il demande aux lecteurs∙rices d’être bilingue dans deux langues étrangères : de connaître les codes visuels et de comprendre les codes tactiles. Car les images tactiles résultant de ces transpositions sont des abstractions sans lien avec la perception des personnes non‑voyantes. Sophie Curtil exprime comment elle perçoit ce support « Dans mon esprit, l’image tactile est là d’abord pour le plaisir de la surprise, puis pour déclencher l’imagination, susciter de multiples interprétations, ouvrir l’imaginaire du lecteur. »44
Enfin Marie Lorieux45 créatrice de la maison Filtr’éditions46 a publié en 2023 la revue Filtr’ N°2. Cette dernière est le second numéro de sa revue d’art collective et collaborative. Appelée Effleurer l’invisible [cf annexe 12], ce deuxième exemplaire est pensé avec et pour les personnes malvoyantes. Suite à un appel à projet Marie Lorieux effectue une sélection de 7 projets s’inscrivant dans la démarche de son édition qu’elle vient mettre en forme en jouant avec les visuels, les médiums et les matières. Cet objet est assemblé à la main et pour une partie réalisée aussi manuellement comme pour les textes en braille. L’ensemble de l’approche et de la sensibilité de ce projet questionne notre système de perception par le toucher. En annexe nous pouvons retrouver l’interview de son autrice [cf annexe 13].
Conclusion
En étudiant ces projets nous pouvons observer les difficultés auxquelles sont confrontés les projets haptiques pour les personnes mal et non-voyantes. Et particulièrement pour ceux qui les réalisent et qui doivent se détacher de leurs habitudes graphiques visuelles. Pour ce faire, nous devons appréhender le réel d’une nouvelle manière et se méfier de nos propres croyances dans le contexte perceptif visuel. L’accès et l’inclusion des personnes en situation de handicap visuel reposent sur la création de dispositifs de communication efficaces. Offrir à tous∙tes l’accès à la culture visuelle et à ses contenus n’est pas mission impossible si nous adaptons cette culture à une nouvelle forme de perception et à l’univers de signification des personnes non-voyantes. Plus qu’un projet d’intégration au sein de notre culture visuelle dominante cette étude vise à questionner notre approche du design graphique et les dialogues entre deux univers sémiotiques et perceptifs.
Pour cela il faut admettre que les objets graphiques réalisés par les moyens énoncés tout au long de ces recherches sont un ensemble de choix d’auteur dépendants. Prendre le parti pris d’adapter des visuels, c’est indéfiniment modifier sa forme. Comme le signifie Olivier Poncer dans son étude Image tactile : de la figuration pour les aveugles « Elle [l’image] est toujours un compromis entre des choix objectifs en relation directe avec le mode de perception tactile, et d’autres choix d’auteur qui servent le contexte dans lequel elle s’insère (l’expérience, le propos, le récit) »47.
Comprendre comment nous percevons des sensations par le toucher faisait partie également des intentions de cette étude. Celle-ci démontre que ressentir et éprouver le visuel par le toucher est une forme d’imagerie tout aussi pertinente pour les personnes mal et non-voyantes. Partager un monde exclusivement optique est réalisable par les moyens qui sont a notre disposition comme les images tactiles. Corine Giron en fait l’objet de son travail par les visites de musées qu’elle effectue appuyé par sa narration sensible et la diffusion des images tactiles qu’elle réalise au préalable. Récemment elle a créer le podcast Un Regard pour l’Art afin de diffuser plus largement la richesse de l’art visuel [cf annexe 14]. Grâce aux supports éditoriaux, sous toutes ces formes, le·a designer graphique peut se saisir d’un nouveau langage pour en élargir l’accès.
Annexes
Entretiens
Annexe 13
Entretien avec Marie Lorieux des éditions Filtr’éditions.
Solange Caillon Est-ce que c’est possible de me présenter la maison d’édition et comment ça a été créé ?
Marie Lorieux Oui, carrément. Du coup, j’ai créé la maison d’édition à la fin de mes études. Comme toi, j’étais en design graphique, mais à l’université Paris 8 à Paris. J’ai commencé dans la spécialité édition et j’ai commencé à monter la maison d’édition au master 2 pendant mon mémoire. Au début, j’étais associée avec quelqu’un qui était en Belgique. On avait les deux pays au niveau artistes et aussi diffusion. Je suis toute seule maintenant dans la maison d’édition et du coup, c’est que sur la France. Comment est venu le projet ? On avait tous les deux beaucoup de passion pour l’édition. On a voulu créer d’abord la revue. Aujourd’hui, il y a trois exemplaires, mais on a commencé par ça. Et à côté, il y a aussi des commandes d’artistes plutôt photographiées. Là, c’est des commandes assez classiques. C’est des artistes qui viennent à nous avec un projet et nous faisons toute la mise en page, la diffusion, le référencement sur notre site, etc. On les accompagne jusqu’à la commercialisation de leur livre. Au niveau de la revue, je voulais créer quelque chose d’assez contemporain. Je voulais une revue collective avec des reliures détachables. L’idée, c’était de créer un objet qui soit à la fois une édition papier et aussi un outil pour faire une exposition. On utilise des méthodes différentes pour chaque revue, mais il y a à chaque fois une reliure détachable. Chaque objet est un objet à part entière, si tu veux l’encadrer, l’exposer, etc. À chaque fois, on a fait des lancements dans des expositions pour créer cet outil et montrer au public que c’est aussi un outil d’exposition. Pour chaque exemplaire, il y a des pièces uniques. On faisait des sélections. On fait des appels à projets sur les réseaux sociaux avec des thématiques. On récupère les propositions et après, on fait une sélection. Dans cette sélection, on prend une ou deux personnes pour faire des pièces uniques pour notre exemplaire. Au niveau des thématiques, le filtre qu’on a appelé fil numéro 0, c’était sur la thématique plastique. Après, le numéro 1, c’était la thématique point-ligne-plan en référence à Kandinsky et à plusieurs courants de cinéma dans des courants artistiques. Le dernier numéro, que j’ai réalisé toute seule, c’était beaucoup plus sur le toucher. Je suis une grande amoureuse du papier et des textures. Je voulais créer un objet qui me ressemble. En le créant, je me suis rendu compte que ça pourrait être bien, un peu comme toi, d’initier les personnes en situation de handicap à l’art. J’ai remarqué qu’il y avait très peu de choses qui étaient faites dans ce sens. Je me suis dit que ça rejoindrait aussi ma passion des textures. Je vais créer un objet qui soit accessible aux personnes non-voyantes. Au début, c’était non-voyant. On a fait plusieurs tests et ateliers avec des personnes non-voyantes. C’était très compliqué à créer comme objet. On est passé par les personnes malvoyantes. C’est accessible aux personnes malvoyantes, mais pas non-voyantes. C’était hyper coûteux et très compliqué de faire un objet à 100% accessible. Je me suis un peu rabattue sur ça à force de faire des tests. Dans la revue, tout est retranscrit en braille. Par contre, il y a du braille pour indiquer des QR codes. Les QR codes amènent à de l’audio. Chaque artiste explique son projet de manière… Parfois, c’est un peu poétique. Parfois, c’est très conventionnel. Par l’audio, chacun explique son projet. Il y a aussi des projets qui sont retranscrits par le braille.
SC Les aspects techniques que tu as rencontrés, les contraintes vis-à-vis d’une cible qui est très différente de ce que l’on a l’habitude en édition ?
ML Tout à fait. J’ai fait deux ateliers bêta-testeurs pour la faire tester. J’ai eu pas mal de problématiques sur le fait qu’une personne non-voyante de naissance n’ait pas la notion de … Je ne sais pas comment dire. Le centre Pompidou est de cette forme. La personne non-voyante n’a pas cette image, parce qu’elle n’a jamais vu le centre pompidou. C’était très compliqué de faire recenser des choses très simples au niveau des formes à quelqu’un qui n’a pas la base… Désolée, c’est un peu bizarre comme mot. Qui n’a pas la base visuelle de comprendre cet objet. C’était assez compliqué. Au niveau tactile, on a dû revoir pas mal de choses. Par exemple, on a fait une empreinte d’un doigt. C’est une artiste qui fait des séries d’empreintes. Et sur l’empreinte, on a dû la zoomer énormément pour qu’elle arrive à quelque chose de lisible au toucher. On a dû remanier énormément de projets comme ça pour que ça soit un peu grossi et que les formes soient beaucoup plus contrastées et plus claires pour que ce soit compris au toucher.
SC Tu as utilisé du braille. Est-ce qu’il y avait d’autres systèmes, comme de l’embossage, des découpes, des choix de papier ?
ML Oui, exactement. À l’occasion, je pourrais te montrer la revue, parce que ça parle vraiment quand on la voit. J’ai utilisé toutes ces techniques, embossage, gaufrage, photographie, découpe, découpe laser.
SC Est-ce que par rapport à chaque œuvre et chaque artiste, il y avait une intention derrière le choix du papier ? Pourquoi faire une découpe ? Pourquoi ici, un embossage, ce serait mieux ?
ML C’est moi qui me le fais, parce que j’ai des artistes qui arrivent avec des projets plutôt bruts. C’est mon travail. Ça a été mon travail sur toutes les revues, mais celui-là encore plus. C’est de choisir des papiers. Par exemple, un papier qui a un relief très fin, j’ai des papiers beaucoup plus lisses à côté. J’ai fait des choix pour que la compréhension des reliefs soit beaucoup plus contrastée. Par exemple, sur le braille, je me suis fait avec des papiers un peu plus, avec plus de matière, parce que là, c’était plus clair, plus compréhensible le relief. Donc oui, complètement. C’est d’ailleurs le boulot que j’aime faire, c’est de faire toutes ces parties, choix de papier, choix de technique, qui sont complémentaires dans chaque projet. Et au niveau fabrication, vis-à-vis des imprimeurs et tout ça, est-ce que ce n’est pas trop compliqué d’ajouter des éléments en braille et toutes les autres techniques ?
Si, si. Elle est semi-autoproduite, la revue. Il y a des choses qu’on fait par nous-mêmes, il y a des choses que les artistes font par eux-mêmes. Parce qu’en fait, déjà, on a un budget assez serré, parce que c’est nous qui finançons cette revue. Et les imprimeurs, sur des petites quantités, puisque nous, on en fait maximum 200, sur des petites quantités comme ça, ils ne peuvent pas sortir une cale juste pour 200 exemplaires. On va dire que je pense que 40% de la revue est produit en imprimerie. Et le reste, c’est nous, c’est vous les artistes ou moi qui mettons la main à la pâte pour finaliser. Tout le braille, on l’a fait par nous-mêmes. On a acheté une machine, ces petites tablettes, pour le faire nous-mêmes. Moi, j’ai fait tous les exemplaires, tous les QR codes, tout ça, je l’ai fait moi-même. Donc on a été obligés de passer par celle de Tapotier. Tout ce qui est passé par l’imprimeur, c’est tout ce qui est découpe, photo, gravure et l’embossage. Mais après, tout ce qui est braille, c’est passé par nous. Et l’assemblage aussi, on fait tout à la main.
SC Et c’est édité à combien d’exemplaires ?
ML Parce que ça fait quand même beaucoup de boulot, j’imagine. Oui, c’est énorme. Celui-là, ça dépend des exemplaires. Le premier, on a fait 150, le deuxième 200, et celui-là, on n’en a fait que 80. Parce qu’on a recherché des financements un peu partout, ce qui rejoint un peu aussi ta problématique, c’est que les gens ne donnent plus d’argent pour l’accessibilité dans l’artistique. On n’a eu aucune aide, aucune subvention. Du coup, on a fait un crowdfunding, pour pouvoir la produire. On a produit avec les sous qu’on avait disponibles.
SC Et après, elles sont diffusées où ?
ML Alors, elles sont en ligne sur notre site. Oui. Elles sont disponibles dans l’allégorie avec les partenaires. Donc, Paris, Bordeaux, Lyon, Marseille. Oui. Par contre, c’est un bloc chez moi-même, donc je dois aller en physique dans chaque ville. Donc, ça prend un peu de temps. Cette revue-là, elle est dispo à Bordeaux et Paris pour l’instant. Et pas dans les autres villes, puisque je n’ai pas encore eu le temps d’y aller. Et en fait, ce qui se passe, c’est qu’il n’y a pratiquement plus d’exemplaires. Donc, je pense qu’elle va rester juste dans ces villes-là pour le moment.
SC Et autrement, est-ce que tu as pu travailler justement avec des personnes qui souffrent de cécité pour voir un peu les enjeux, comment fallait adapter tout ça ?
ML Part les ateliers, oui. Il y avait cinq personnes aux ateliers. On a fait deux ateliers pendant la production. On a fait deux étapes. On a fait des pauses dans la production pour faire des tests. Et ensuite, il y a une personne qui s’est portée volontaire aussi pour faire des contours. Donc, on lui a envoyé des exemples au cours de la production aussi. Là, récemment, on a eu un article chez Yannou, qui est un magazine. Il y a un article chez eux, pareil, qui va diffuser un peu pour essayer de donner la revue pour les personnes du science. Et on a eu une personne qui travaille à la fondation Pernod Ricard. Et en fait, cette personne, elle fait des cours. Elle fait une formation en artistique pour les personnes des sciences visuelles. Et du coup, elle a pris 15 exemplaires pour les montrer dans ses cours. Alors ça, je n’ai pas eu encore de report. Mais en tout cas, il est en outil, il y a un peu de formation aussi dans une école.
SC Et d’ailleurs, par rapport au retour, est-ce qu’ils ont été plutôt positifs pour l’instant, ceux que tu as eus ?
ML Alors oui, on a eu des retours où il y a des projets qui n’ont pas été très compris. Je parle que des personnes déficients. On a eu quelques projets où on nous a dit ça, c’est pas très clair, on ne comprend pas forcément, etc. Mais globalement, ça a été très bien pris par tout ce qui est texture. Et pour les personnes malvoyantes, donc quelques accès visuels, on nous a dit que c’était un très bel objet. Et il y a des projets qui ont été très bien pris et très compréhensibles. Compris, pardon. On a eu ça comme retour. Après, c’était des retours très détaillés, on n’en a pas eu. Mais du coup, les retours ont été plutôt positifs. On a eu quelques retours.
SC Et tu disais que tu faisais des appels d’offres pour le sujet. Est-ce que c’est dès le début que tu as dit que le projet aborderait ces questions-là ? Ou pas du tout ?
ML Alors justement, c’était clair pour moi, mais pas forcément clair pour tout le monde. Je vais me remettre sur un post Instagram, je vais dire exactement ce que j’avais fait. Déjà, la thématique, c’était effleurer l’invisible. Donc, ça pouvait parler à certaines personnes. Thématique effleurée l’invisible, elle s’articule sur des gestes de lecture, des empreintes qui se distinguent à main nue, des reliefs tactiles, de la perception des vides, des pleins, du contraste entre le visible et l’invisible. Imaginez que vous pourriez la toucher avec les yeux. J’avais fait un paragraphe comme ça qui incite à comprendre, mais ce n’était pas objectif.
SC Et tu disais que du coup, que l’objet éditorial, il peut se détacher et créer une forme d’exposition. Est-ce que tu as pu l’exposer ou le montrer à un plus grand public ?
ML Je les montre au lancement des éditions à chaque fois. Donc on essaie de faire ça dans des salles un peu d’expo. Et là, sur ces moments-là, oui, je le mets vraiment en mode expo. Je remplis vraiment l’espace avec la revue. Si tu rentres dans la salle, tu peux ne pas savoir que c’est une revue, que c’est vraiment que de l’expo. Donc c’est ça. Après, c’est vrai qu’elle n’a pas été prise par quelqu’un pour créer une expo. C’est toujours moi qui l’ai mise au lancement d’édition.
SC Et du coup, là, j’imagine que c’était juste pour cette revue-là. Est-ce que tu penses que tu réaborderas ce sujet-là pour d’autres revues ou pas ?
ML Je ne sais pas. C’est une bonne question. On me l’a posée il n’y a pas longtemps. J’ai trouvé ça intéressant. Alors, il y a un côté négatif. C’est que ça m’a un peu déçue, ce côté où il y a très peu d’aide, très peu de conseils, très peu d’intérêt général pour ce sujet-là. Donc ça, j’avoue que ça m’a un peu déçu. Par contre, à l’inverse, j’ai eu des personnes à Volante qui ont été hyper enthousiastes et qui m’ont beaucoup relancée, motivée pour me dire « c’est super de faire ça ». Donc, c’est des personnes, c’est des particuliers qui m’ont le plus redonné envie de retravailler ce sujet. Après, le grand public ne m’a pas du tout donné envie de me réinvestir là-dedans. Je pensais justement pour la prochaine thématique à faire un sujet, alors pas sur le handicap, mais plutôt un projet très social, dans le sens où ce soit un outil qui soit abordé par tout le monde et pas que par le milieu de l’art, que cette niche. J’ai commencé à travailler avec une fille qui est en urbanisme à Marseille. J’aimerais potentiellement faire un projet qui soit hyper accessible, presque dans les rues de Marseille, hyper social. Assez urbain, social, scène de rue, des choses un peu comme ça. Après, le handicap, je ne sais pas. Je t’avoue, oui et non. Oui, j’aimerais bien, mais si je suis un peu subventionnée ou un peu aidée par un organisme, pourquoi pas.
SC En dehors des personnes malvoyantes et non-voyantes, est-ce que tu penses que la dimension sensible du toucher, pour les personnes aussi qui peuvent voir, ça peut apporter une dimension ajoutée ?
ML Je te répondrais que oui, parce que c’est un truc auquel je suis très sensible. Je crois que mon public l’est aussi, donc c’est quelque chose qu’ils aiment. Ça a toujours été le cas dans les revues. Ça a toujours été travaillé autour des papiers, des matières. Donc, notre niche, à nous, oui, ça les intéresse. Après, le grand public, je ne suis pas sûre qu’il sera tout sensible à ce genre de détails. C’est aussi des détails qui coûtent très cher, comme je le disais, les bons papiers, les bonnes impressions, c’est ce qui coûte le plus cher. Moi, je veux rester dans cet optique, parce que c’est ce que j’adore dans l’édition. Je n’arrêterai pas de travailler avec des fabricants de papiers de qualité, etc. et de travailler sur ces sujets. Mais après, au grand public, je ne suis pas sûre que ça intéresse tout le monde. Je crois que les gens sont plus intéressés par le fond que la forme, finalement. Sauf pour une mini-niche qui est assez parisienne, on va dire, dans le temps pour un. Et c’est tellement petit qu’en fait, je ne le fais pas pour eux, je me fais vraiment pour ça. C’est des sujets qui me rendent sens, auxquels je suis sensible moi-même, mais je ne le fais pas pour ce public.
Annexe 14
Entretien avec Corine Giron réalisatrice du podcast Un regard pour l’art.
Solange Caillon Est-ce que c’est possible de me présenter un peu votre approche sur la question de la cécité par vos projets et votre podcast ?
Corine Giron J’ai suivi le programme de l’école du Louvre, le programme de la licence de l’école que j’ai validé et puis le confinement est arrivé, du coup j’ai décidé de rentrer dans le domaine du bénévolat et j’ai commencé par donner des cours de langue par téléphone pour une association qui s’appelle un regard pour toi, à destination des déficients visuels donc c’est comme ça que je suis rentrée dans cet univers finalement de la malvoyance. En donnant ces cours j’ai discuté avec la responsable de cette association en lui disant que j’aimerais beaucoup aussi faire des petites conférences sur les expos que j’aime bien et donc on est parti avec une cadence d’une conférence par mois sur une expo que je choisis et que je présente par téléphone toujours. Donc en général ils peuvent être une quinzaine une vingtaine à se connecter au bout du fil et je leur présente pendant 45 minutes donc l’expo, je parle du contexte et j’insiste sur deux ou trois œuvres que je décris. Bien sûr je peux faire référence à d’autres œuvres mais il y en a deux ou trois que je décris plus longuement. Donc une fois que j’ai fait ça on m’a dit bah ce serait trop cool en fait que tu fasses des podcasts et que tout le monde puisse en profiter donc c’est là que j’ai suivi une petite formation de podcasteuse et du coup maintenant une fois que j’ai fait mon rendez-vous téléphonique j’enregistre, je rajoute de la musique etc et ensuite je le publie sur les réseaux sociaux.
Donc aujourd’hui mes podcasts s’adressent aux déficients visuels mais aussi par exemple à tous les gens qui habitent en province qui n’ont pas l’occasion d’aller à l’expo et qui ont envie du coup pendant leur balade, pendant leur trajet en voiture de s’immerger dans une expo, dans quelque chose auquel ils n’ont pas forcément accès facilement. Donc c’est comme ça que mes podcasts ont commencé […].
Donc là on avait fait une visite en deux phases avec une visite audio descriptive et ensuite j’avais imprimé des images thermogonflées pour qu’ils puissent donc avoir accès au style de l’artiste. Évidemment quand on touche on comprend bien mieux comment se développe le trait de l’artiste sur la toile ou sur le type de corps.
Il y a toujours besoin de plusieurs approches pour pouvoir remplacer le regard à mon avis. Parce que évidemment dans le thermogonflé, alors on peut pour les malvoyants on peut mettre de la couleur donc ils peuvent avoir quand même accès à certains contrastes etc mais pour ceux qui sont déficients visuels il faut savoir qu’effectivement s’ils touchent que le trait, il faut compléter le discours avec d’autres choses. Et puis de toute façon rien ne remplace non plus l’audio description.
SC Vu que vous en avez imprimé des images en relief, est-ce que déjà c’était facile en termes d’accès à imprimer des images thermogonflées ?
CG Les images thermogonflées il y a deux types d’imprimantes je crois. Enfin deux types d’outils qui sont possibles mais qui reviennent à peu près au même. En fait le principe c’est d’imprimer sur un papier spécial qui quand on le passe dans une machine qui chauffe gonfle à l’endroit où il est imprimé. Alors celle dont je me sers moi c’est une machine qui s’appelle une machine Piaf. Du coup j’achète un papier spécial, je l’imprime sur une imprimante normale et en fait quand je le passe ensuite dans ce petit four Piaf ou Zitex, il y a plusieurs marques qui font ça, l’encre noire gonfle. C’est le carbone en fait qui réagit et du coup ça gonfle. Et c’est des micro-capsules. Alors c’est génial parce qu’effectivement du coup on a ce côté instantané où je fais un dessin, je le passe à l’imprimante, je le gonfle et il est tout de suite là.
La limite du système c’est que ce n’est pas toujours super précis. Donc j’ai beau faire des très épais, des très fins, j’essaye de régler au maximum les textures etc. Parfois par exemple, sur certaines impressions ça gonfle trop, alors du coup la feuille est inexploitable. Ou inversement ça ne gonfle pas assez, du coup je suis obligée de mettre des caches sur ce qui a bien gonflé et le repasser. Donc en fait la limite du système c’est qu’il y a quand même pas mal de manutention derrière sur ces feuilles-là. J’ai une nouvelle imprimante qui vient de m’arriver, qui a l’air d’être plus […].
L’autre technique que je vous ai envoyé avec Sensitinéraire, là du coup c’est très long parce qu’il faut commencer par aggraver les plaques et ensuite il faut graver la plaque inverse, il faut emboutir le papier avec des presses énormes.En revanche c’est très durable dans le temps et l’objet effectivement est magnifique à la sortie quoi. Mais ça demande une production beaucoup plus longue. Donc ça marche pour des œuvres qui restent en collection définitive ou pour par exemple la ville à Cavoie ou pour des lieux, des monuments qui décident d’investir sur un objet qui va rester associé à eux.
SC Et est-ce que c’est difficile à dessiner les images parce que j’imagine qu’il doit y avoir certains codes pour pas que l’image elle soit trop compliquée à lire tactiquement ?
CG Oui, l’histoire du dessin d’image, moi en général je pars de l’image initiale. Après je prends du coup avec un logiciel sur ma tablette, j’essaye d’extraire les traits principaux. Donc je suis obligée effectivement d’essayer de capter l’esprit de l’homme. Mais je peux effectivement pas tout garder parce que le doigt a un toucher qui est moins fin que l’œil. Donc on est obligé de simplifier, peut-être schématiser parfois et d’utiliser aussi des textures qui ne sont pas forcément des textures en lien avec la toile parce que en fait par exemple si jamais je mets des textures qui sont très très présentes aux doigts, tout d’un coup ça va être très difficile de se concentrer sur les traits de pourtour.
Exemple si je prends le portrait du docteur Gachet de Van Gogh, celui qui a été gravé par Van Gogh du coup où il a la pipe dans sa main et le tout sur sa veste et le tout très engoncé avec son visage, si je mets juste ça sur le dessin même si je simplifie ça va être difficile à lire.
Aussi parfois ce qu’on fait c’est qu’on fait des décompositions donc par exemple je vais faire un détail de sa main et de sa pipe, un détail de la veste ou alors je vais séparer par exemple les parties pour que ce soit plus facile et ensuite je vais faire un dessin de synthèse où tout va se retrouver mais où on va d’abord découvrir des détails par détail.
C’est aussi une solution pour certains paysages de Van Gogh, j’ai fait ça aussi où je fais par exemple d’un côté la nature, de l’autre côté les maisons et ensuite je fais le dessin de synthèse, les gens vont retrouver en fait les traits et vont voir comment tout ça s’articule mais si je mets tout en même temps au premier coup, du premier coup ça va être trop complexe.
Alors comme technique il y a aussi, si vous êtes en recherche des techniques, il y a aussi l’imprimerie La Ville qui fait beaucoup de planches pour les musées. Alors là pour le coup c’est des planches avec des reliefs en résine. Et avec un jeu de textures assez poussées. Alors, il y a le musée d’Orsay qui fait ça, mais il y a aussi l’Orangerie et le musée de l’Homme qui fait ça […].
SC Et est-ce qu’en termes d’auditifs aussi, il y a des codes pour la description que vous faites dans les podcasts ?
CG Alors, en termes d’auditifs, je les écris comme j’ai envie. Donc, effectivement, souvent, moi, j’y mets quand même de l’émotion parce qu’en fait, je ne choisis que les œuvres que j’ai envie d’écrire et que j’ai envie de partager. Je sais que, par exemple, au Musée du Quai Branly, ils ont quelques œuvres audio-décrites qu’on peut trouver sur le site. Alors, eux, ils ont une approche complètement différente parce qu’ils veulent la décrire de façon la plus analytique possible pour ne pas mettre d’émotion, pour ne pas, finalement, orienter la pensée de la personne avec leurs mots. Donc, ils essaient d’être le plus rigoureux et le plus factuel possible. Moi, c’est vrai que je vais essayer d’être rigoureuse, mais je vais essayer de les emmener dans l’œuvre avec moi. Donc, j’ai beaucoup plus de temps devant moi que, par exemple, le Musée du Quai Branly, qui, lui, a décidé de faire des audio-descriptions de taille, de temps différents. […] Je vais partager avec eux comme s’ils étaient là avec moi au musée et comme je parlerais à un ami avec moi, en fin de général.
SC Donc y a une réelle demande de la part de ce public sur l’intérêt du sujet de l’art ?
CG Ah oui, alors ça, c’est sûr, parce que nous, à chaque fois qu’on fait un atelier, on est complet. Et souvent, on est obligé, du coup, d’essayer d’en faire d’autres. Si jamais on ne peut pas être reçu à nouveau au musée, du coup, on fait des ateliers dans d’autres salles. Évidemment, pour eux, en fait, nous, les non-voyants avec qui on travaille et pour qui on travaille, eux, ils sont contents d’aller au musée parce que quand même, il y a cet espace, ils partagent d’abord un moment, et donc c’est vraiment un moment d’intégration dans la vie sociale. On sent bien que l’atmosphère est différente. Après, souvent aussi, on peut parler avec eux de la scénographie, parce que pour eux, ça leur permet aussi de re-situer.
SC Et finalement, j’avais une dernière question qui aborde un peu plus la partie économique parce que j’ai compris que c’était quand même très compliqué d’avoir des financements, etc. Comment vous arrivez à financer les images que vous réalisez, tout ça ?
CG Alors, pour l’instant, je fais ça sur mes données personnelles. Mais là, progressivement, j’ai l’impression que les musées eux-mêmes vont accepter certains de me financer. Du coup, ça, c’est plutôt la bonne nouvelle. Et après, en ce qui concerne les éditions de livres comme lesquels je vous ai parlé, ça, je pense qu’il y a quand même des aides de l’État parce qu’ils sont vendus, pour l’instant, à des prix très raisonnables.
Glossaire
- Cécité
- État d’une personne qui est privée de la vision. CNRTL
- Gravure
- On retravaille l’image originale pour retranscrire le relief en applats de gris. Chaque couleur de gris correspond à une profondeur de gravure. Ce qui signifie que le relief final est composé de « strates », comme des escaliers. Polymorphe
- Embossage
- On embosse le Braille/visuel soit avec une imprimante, soit avec une embosseuse. Dans les 2 cas, on peut marier avec le Braille du texte noir et des visuels. Polymorphe
- Haptique
- Qui concerne le sens du toucher. Le Robert
- Microbille
- Ce procédé est une inclusion de microbilles en acier dans une plaque de plexiglas. Cette technique offre un véritable confort de lecture, avec un Braille très précis que l’on peut insérer de façon élégante dans une tablette tactile ou pour de la signalétique murale. Polymorphe
- Optique
- Qui appartient, qui est relatif à l’organe de la vue, à la vision. CNRTL
- Perception
- Opération psychologique complexe par laquelle l’esprit, en organisant les données sensorielles, se forme une représentation des objets extérieurs et prend connaissance du réel. CNRTL
- Polymère (images tactiles)
- Ce type de gravure par polymérisation retranscrit un relief « net », c’est-à-dire sans graduation dans la hauteur. Ce procédé s’adapte particulièrement aux transpositions de photos où les zones délimitées sont larges ou encore à des dessins simplifiés (plans, silhouette…) et travaille sur les sensations du toucher pour retranscrire les émotions d’une image (toucher doux ou agressif…). Polymorphe
- Résine relief transparente
- Le dépôt de résine consiste à apposer une encre transparente gonflante sur un support imprimé en couleurs. Polymorphe
- Sensation
- Phénomène par lequel une stimulation physiologique (externe ou interne) provoque, chez un être vivant et conscient, une réaction spécifique produisant une perception; état provoqué par ce phénomène.
- Thermoformage
- Technique qui permet la réalisation de formes d’un matériau par chauffage. CNRTL
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Handicap – https://
Hatwell Yvette et Gentaz Edouard – Origine et évolution des recherches sur le toucher en France – https://
Irie AT Inc. – Tactile Graphics for Blind Students: General Overview of Products – https://
LDQR – https://
LIBD – https://
Musée Louis Braille – https://
Royal Blind Learning Hub – Creating Tactile Graphics – https://
Remerciements
Cette réflexion et rédaction a été soutenable grâce aux graphistes et studios précurseurs dans le sujet de l’accès par le toucher à la vue notamment Marie Lorieux et Corine Giron pour leurs apports et sources d’information. De même le suivi de Perrine Saint-Martin et Alexandra Aïn, a permis d’édifier cet article par l’apport de leurs différentes contributions au même titre que les relectures de Corinne Melin et Martin Caillon.
Qui appartient, qui est relatif à l’oeil, à la vision. ↩︎
Le nombre de Français concernés par un handicap visuel est estimé à 1,7 million, soit environ 3% de la population d’après des chiffres de l’Inpes (L’Institut national de prévention et d’éducation à la santé) en 2012. ↩︎
Données issues de Guide Vue. ↩︎
Relatif au toucher, aux interfaces, procurant cette sensation. La langue française ↩︎
Figure originale de l’épistémologie de la communication, Abraham Moles est sans doute plus connu, et reconnu, à l’étranger qu’en France. Sa formation allia l’esprit d’observation du physicien à la volonté de comprendre du philosophe. ↩︎
Extrait de L’image, communication fonctionnelle de Abraham Moles – 1991. ↩︎
Le Groupe µ (Centre d’études poétiques, Université de Liège, Belgique) poursuit depuis 1967 des travaux interdisciplinaires en rhétorique, en poétique, en sémiotique et en théorie de la communication linguistique ou visuelle, travaux qu’il signe d’un nom collectif. Wikipédia ↩︎
John Kennedy est un chercheur canadien qui a étudié la relation entre le système visuel et le fonctionnement du cerveau et dont nous retrouvons régulièrement le travail dans les textes abordant ce sujet, y compris ceux sur la perception du toucher. ↩︎
Philippe Claudet, est directeur de l’association Les doigts qui rêvent et investi dans le domaine du handicap visuel. ↩︎
Extrait de La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation, N°33, Éditions INSHEA de Philippe Claudet – 2010. ↩︎
Neurosciences/Le toucher et la proprioception par Wikilivres. ↩︎
David Katz (1884–1953) fut l’une des figures majeures de la psychologie de la perception. […] Comme Gibson, le travail de Katz sur la perception a aussi principalement impliqué la vue et le toucher. Bibliothèque publique d’information Centre Pompidou ↩︎
Extrait de Le monde du toucher de David Katz – 1930. ↩︎
James Gibson est un psychologue qui aborda, dans les années 1970, la théorie de l’« affordance ». Il en parle comme d’une relation complémentaire entre un environnement donné et un individu particulier. Hoptoys ↩︎
Alberto Rosa est docteur en psychologie et spécialiste de la mémoire collective. ↩︎
Extrait de Psychologie de la cécité de Alberto Rosa et Esperanza Ochaita – 1993. ↩︎
Olivier Poncer est enseignant/responsable de l’atelier de Didactique visuelle de la Haute école des arts du Rhin (HEAR) depuis 1998. Diplômé de l’École nationale des Beaux-Arts de Lyon, auteur illustrateur de livres pour enfants, il a développé un travail autour de « l’image tactile », inventant un mode d’illustration original lisible par les mains des aveugles et des voyants. Didactique visuelle HEAR ↩︎
Otto Neurath (1882–1945), philosophe, sociologue et économiste autrichien, est l’un des créateurs de l’Isotype, un langage universel et non verbal qui vise à transformer une information en formes visuelles, pionnier dans la théorisation de l’éducation par l’image. Édition B42 ↩︎
Yvonne Eriksson a obtenu son doctorat en Histoire de l’Art à l’Université de Göteborg en 1998. Elle a travaillé, au Department d’Art History and Visual Studies à l’Université de Göteborg, de Växjö et à la Swedish Library of Talking Books and Braille. LDQR ↩︎
Extrait de Histoire de l’art de Ernst Gombrich, aux éditions Phaidon, p.60–62 – 2001. ↩︎
Depuis plus de 160 ans, APH est la plus grande organisation à but non lucratif au monde à créer un apprentissage accessible pour les personnes aveugles et malvoyantes. ↩︎
Valentin Haüy sera l’un des premiers à se soucier du sort des personnes aveugles et à s’engager pour leur intégration dans la société française au XVIIIe siècle. Musée Louis Braille ↩︎
Le français Louis Braille, inventeur de l’écriture éponyme. Sa méthode universelle de lecture et d’écriture à l’usage des personnes aveugles a fait de lui l’homme qui leur a donné accès à la connaissance et aux savoirs. Musée Louis Braille ↩︎
Cinq ans après la découverte de la sonographie, Louis Braille achève la mise au point de son propre système en 1829. En utilisant six emplacements, qui peuvent ou non être en relief, il peut coder jusqu’à 63 symboles différents (l’absence de points représente une espace). France Info ↩︎
Arial est une police de caractères fournie avec plusieurs applications de Microsoft. Elle a été dessinée en 1982 par Monotype en tant que substitut meilleur marché de la célèbre Helvetica. Wikipédia ↩︎
Studio de design graphique basé à New York. ↩︎
L’Institut Braille est une organisation à but non lucratif dont la mission est de transformer positivement la vie des personnes souffrant d’une perte de vision. Braille Institute ↩︎
Le point suscrit ou point en chef est un diacritique de l’alphabet latin. Le signe est utilisé de manière non diacritique sur i et j. Wikipédia ↩︎
Kosuke Takahashi est un inventeur et un concepteur de communication. Oneclub ↩︎
Donnée issue de Handicap. ↩︎
Les Doigts Qui Rêvent (LDQR) est une maison d’édition associative qui fabrique et propose le plus large choix de livres tactiles illustrés en France. Destinés à tous les enfants et adaptés aux représentations des enfants aveugles et malvoyants, tous ses ouvrages sont conçus comme des objets de partage répondant aux besoins d’accès à la lecture et à la culture des enfants déficients visuels. Aveugles de France ↩︎
Extrait de Les Doigts qui rêvent : une structure éditoriale atypique qui ne souhaite pas être marginalisée par Philippe Claudet dans La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation – N°33, p.264 – 2006. ↩︎
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Données issues de Les Doigts qui rêvent : une structure éditoriale atypique qui ne souhaite pas être marginalisée par Philippe Claudet dans La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation – N°33, p.272 – 2006. ↩︎
L’Image au Bout des Doigts est une association à but non lucratif dont l’objectif est de permettre la création et la diffusion d’ouvrages illustrés tactilo-visuels, lisibles avec les yeux et avec les doigts, destinés aux publics aveugles et malvoyants. LIBD ↩︎
Yuchuan Guo a réalisé ses recherches au sein de l’Université de Jingdezhen ceramic art institute of design en Chine et Yuanyuan Fan à l’Académie des beaux-arts de l’université de Tsinghua en Chine. ↩︎
Article pour le progrès de la recherche en sciences sociales, éducation et sciences humaines, volume 87 par Atlantis Press. ↩︎
Chercheur en création basé au Portugal qui a étudié à Duncan of Jordanstone College of Art and Design. ↩︎
Fernando António Nogueira Pessoa est un écrivain, critique, polémiste et poète portugais trilingue. Wikipédia ↩︎
Extrait issu de l’article du 1er Septembre 2015 – Research article published in the Terra Haptica Journal, Issue Nº5. BrunoBrites ↩︎
Annick Glauser est professeure d’Arts Plastiques en Suisse. Lors de ses études à la Hoch Schule de Berne, elle est venue à LDQR pour y mener un projet de livre tactile pour son diplôme de fin d’étude qui est devenu « Lya ». LDQR ↩︎
Philipp Meyer, un concepteur de produits numériques basé à Berlin. Hallo ↩︎
Sophie Curtil est artiste, auteur de livres d’art pour enfants, conceptrice des collections L’Art en jeu (Éditions du Centre Pompidou), Kitadi (Musée Dapper) et d’une série de livres artistiques tactiles. Dossier N°216 – La revue des livres pour enfants ↩︎
Extrait issu de l’article Le livre tactile ; un territoire à explorer de Sophie Curtil. Dossier N°216 – La revue des livres pour enfants, p.79 – 2004. ↩︎
Marie Lorieux est designer graphique et a créé la maison d’édition Filtreditions, qui produit et diffuse des livres d’artistes et des revues de types livres d’artistes dans toute la France. ↩︎
Filtreditions est une maison d’édition indépendante fondée en 2017 par Marie Lorieux. Notre travail s’articule autour de la création et la publication d’objets imprimés ainsi que l’organisation d’événements culturels autour de l’édition d’art pour des projets collectifs ou individuels. Filtreditions ↩︎
Extrait issu de l’article Image tactile : de la figuration pour les aveugles de Olivier Poncer. Handicap & communication, L’Harmattan, p.170 – 2013. ↩︎