Introduction

Il y a quelques mois, j’ai eu une discussion avec mon père où nous nous demandions : « Pourquoi prenons-nous autant de photographies alors que nous savons pertinemment que nous n’allons pas les regarder dans le futur? ». Nous déplorions l’infinité des prises de vues que nous offraient nos téléphones portables et l’impraticabilité des galeries numériques qui, par l’absence d’une possibilité d’inscrire un titre, une légende aux images, rendaient difficiles les réminiscences futures. Mais alors, pourquoi avons-nous délaissé l’impression papier de photographies ? Celle-ci semble pourtant nous offrir une conservation plus stable et moins incertaine que les changements et avancées technologiques à venir. Puisque nous avons déjà du mal à trouver des appareils pour lire nos vieilles cassettes avant qu’elles ne tombent en ruines, qui pourrait alors certifier la pérennité du fichier numérique jpg ? De plus, le papier dédie l’entièreté de son verso à des inscriptions contextuelles et personnelles pour faire perdurer l’instant et les sujets représentés. L’éternité du support physique serait alors menacée « seulement » par la dégradation due au temps (jaunissement, points blancs, froissement…) et l’évolution de la langue à un tel point que la lecture de la légende relèverait de la paléographie. Noyé sous une surabondance d’images produites depuis l’avènement et la démocratisation de la photographie numérique, les existences et sens profonds de celles-ci sont télescopés à un « trop » dès leur création. Les images naissent estropiées et dépendantes d’une aide postéritaire si elles souhaitent éviter l’oubli immédiat. Dans le film Kodachrome sorti en 2017, écrit et réalisé par le canadien Mark Ruso, le personnage joué par l’acteur américain Ed Harris, un vieux photographe qui capture encore à la chambre, faisait état de cette disparition de la matérialité et de la fonction testimoniale que possédait la photographie :

« Aujourd’hui, les gens prennent plus de photos qu’ils n’en ont jamais pris. Des milliards de photos. Mais il n’y a ni tirage ni diapo. Juste des données. De la poussière électronique. Et dans des années, lorsqu’ils creuseront, il n’y aura plus de photos à trouver. Plus aucune trace de qui nous étions ou de comment nous vivions. » – Kodachrome, Mark RASO, 2017, 21 Laps Entertainment, Gotham Group.

Malgré la fragilité matérielle de l’image imprimée, facilement influencée par son environnement et ses méthodes de conservation, sa substance, son corps, compense et supplante la pseudo durabilité du numérique. Le foisonnement exponentiel de ce dernier, depuis l’avènement des techniques de reproduction avancée moderne, est parvenu, en éliminant la notion de tirage originelle, à ternir, voire à supprimer ce que nous pourrions qualifier d’aura d’une œuvre, obtenu entre autre de par son unicité.

« Dans son essai L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique rédigé en 1935 – mais publié de façon posthume seulement en 1955 – Walter Benjamin pose ces problèmes d’expansion de l’art et d’images mécaniques ou secondaires, toujours d’actualité. L’auteur établit sa thèse de la “déperdition de l’aura”, autrement dit, les œuvres résultant des techniques de reproduction de masse perdent l’aura propre à l’œuvre unique d’origine à cause de sa reproductibilité, de sa déclinaison presque infinie. La thèse de Walter Benjamin sera ensuite reprise dans les années 1990, surtout par les critiques d’art contemporain qui jugeaient cette thèse comme quasi prophétique quant au changement de statut de l’œuvre d’art, en raison de la technologie et culture numérique favorisant la reproduction et la diffusion exponentielle des images. » – Dysposer les images. Dispositifs polymorphes de la pensée dispersée, Tiphaine LACROIX, 2018, Disponible sur : http://projets.esadhar.fr/tiphainelacroix/#25 (Consulté le 5 janvier 2024)

Cassette, disquette, CD, DVD, disque dur externe, Cloud, etc – Chacune des améliorations techniques en terme de stockage s’accompagnent de nouvelles problématiques. Alors, si le numérique est trop instable pour ancrer durablement des images dans le temps, l’objet physique pourrait, dans une ère de la dématérialité, retrouver ses lettres de noblesses. Lorsqu’il s’agit de compiler des images de toutes sortes, la forme album s’impose naturellement à la pensée tant elle est associée à l’acte photographique mais n’en existe-il pas d’autres ? Si les images ne peuvent vivre d’elles-mêmes dans leur contexte de création initial, alors nous devons procéder à un déplacement, à une remise en récit dans un nouvel espace qui saura faire usage de leurs différentes qualités (esthétiques, historiques, techniques, scientifiques…). Cet espace, j’estime qu’il s’agit de l’atlas.

Nom donné à l’origine à un recueil de cartes géographiques dessinées par Mercator et publié à titre posthume en 1595, cette forme éditoriale permet le recadrage d’une image en lui attribuant le rôle principal dans le contenu d’un ouvrage. L’atlas est un livre d’image qui s’affranchit des règles de lecture classiques instaurées par la pagination. Il offre alors une lecture libre, sans contraintes, où la déambulation de page en page est préconisée et où la relecture est non seulement valorisée mais surtout essentielle. Son dense contenu étant difficilement envisageable dans sa globalité aux premiers yeux venus. Ainsi, c’est en puisant dans des fonds iconographiques existants ou bien créés pour l’occasion que l’atlas donne à voir ou à revoir des images tout en démontrant sa maîtrise sur le flux iconographique incommensurable de notre époque. Les centaines ou milliers d’images présentées et choisis avec minutie par l’auteur·e attestent paradoxalement de l’inépuisabilité d’un domaine d’étude par sa non-exhaustivité. Tout n’est pas montré mais nous comprenons que cet amas d’images qui semble déjà conséquent n’est que la partie visible de l’iceberg. L’hyper-densité est toute proche sans que le ou la lecteur·ice ne puisse pourtant l’observer de face. L’atlas, à la manière d’un chef d’orchestre, harmonise une troupe jouant d’instruments de natures et de sonorités variées. C’est un espace d’harmonisation iconographique où les éléments, pourtant hétéroclites, se mettent au diapason via la pensée compositionnelle d’un ou d’une designer graphique. Après avoir présenté ce qu’est un atlas avec tant de faste, nous sommes dans notre droit de nous demander : est-ce la forme éditoriale de narration la plus compétente pour rendre accessible et intéressant cet océan insondable d’images ? Quid des apports auctoriaux servant de descriptifs à celles-ci ? Comment l’atlas use de sa faculté d’harmonisation pour permettre la redéfinition du statut d’une iconographie ?

Via l’étude de ses différentes itérations dans le temps et ses composantes créatrices de nouveaux sens, nous nous interrogerons sur le devenir d’une image à notre époque. Le flux iconographique survolté est créateur d’archives dès la mise en circulation d’une image dans ce torrent perpétuel. Mais que définit-on alors comme « image » ? La légende accompagnatrice n’officie-t-elle pas comme substance signifiante au même niveau hiérarchique que le visuel ? Ces questionnements forment l’armature principale de la première partie de ce mémoire. Quant à la seconde, elle revient en détail sur la méthode iconologique pour faire un atlas, via l’association d’images dans un vaste réseau intriqué qui leur octroie un nombre de nouvelles lectures presque infini. Voyons ainsi ensemble comment atlasiser une image.

Légender : conscientiser une image à partir de mots

Des images estropiées en besoin d’assistance

Pour rééquilibrer un territoire qui favorisait excessivement la capitale, le Général de Gaulle signait, le 14 février 1963, le décret n°63–112, instituant ainsi la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale, plus connu sous son sigle, la DATAR. Son rôle : préparer et coordonner les politiques d’aménagement du territoire menées par l’État, d’assurer la cohésion et l’équilibre de celles-ci pour ainsi renforcer l’attractivité des territoires, notamment hors d’Île-de-France. Dans ce dessein d’avoir un suivi efficace de l’évolution des paysages français au sortir des Trente Glorieuses, la DATAR annonçait en 1984 la plus grande campagne de sauvegarde photographique du territoire depuis la mission héliographique de 1851 1 : La Mission Photographique de la DATAR.

Réalisée sur cinq ans alors qu’une seule année était prévue initialement, la Mission dresse les travaux singuliers de vingt-neuf photographes, français et étrangers, voulant marquer de leurs personnalités artistiques les paysages vernaculaires des années quatre-vingt. L’objectif était d’établir un inventaire archétypal des territoires provinciaux, ces espaces loin de la capitale. Similaire aux travaux de recensements territoriaux de Mercator et Ortelius, deux grands cartographes à l’origine de la nomenclature et méthode atlastique, le projet offrait également la possibilité aux photographes de s’exprimer en s’appropriant cet exercice de catalogage photographique, « afin [d’en] faire ressortir la dimension sensible » 2. Au total, c’est environ 200 000 prises de vues qui sont réalisées, pour seulement 1 285, soit moins d’un pourcent, qui seront retenues pour être conservées dans le fond photographique de la DATAR. À partir de celui-ci, deux ouvrages ont été réalisé aux termes de deux expositions : le premier pour rendre de compte de l’avancement de la Mission en 1985 – Paysages, photographies, travaux en cours, 1984–1985 – et le second pour témoigner de l’achèvement de celle-ci en 1989 – Paysages, Photographies, En France, les années quatre-vingt. Le reste des prises de vues est quant à lui conservé à la Bibliothèque nationale de France (BnF).

Chacune des photographies est compilée dans une série nommée par l’auteur·e et complétée par un marqueur géographique définit par la DATAR si le titre de la série n’est pas assez équivoque. Pour exemple, le travail d’Albert Giordan : Espaces commerciaux, Midi. La direction artistique de la Mission a par ailleurs exclu l’utilisation de légendes 3 pour les photographies pour ne garder que l’essence d’une région/d’un sujet et ainsi faire du micro, le macro. Elle établit par la même occasion une définition de tout un territoire grâce à sa représentation typique. Pourtant, malgré cette volonté de rester vague dans la géolocalisation et le sujet de la prise de vue, les artistes ont dus décrire précisément les lieux photographiés au dos des clichés. D’après les dires de la DATAR, cette directive se voulait être « à titre documentaire » 4. Pour autant, peut-on véritablement réaliser un projet à caractère postéritaire axé sur l’image, si celle-ci est dévêtue de tout contexte de création ? Avec le temps, le visuel de l’image ne subsiste-il pas à sa signification si aucun ancrage contextuel n’est établi ? Si l’atlas se doit de viser la complétude d’un sujet, alors la documentation ne doit-elle pas passer par un riche légendage ? Prenons le cas de la série « La Ferme du Garet, dans la plaine de Mâcon » de Raymond Depardon. Ici, le photographe réalisa un travail photographique sur la ferme familiale où il naquit et vécut jusqu’à ses seize ans, âge marquant son départ pour Paris. Une paisible campagne agricole, des routes en piteux état et sans marquage, des hangars en ferraille s’élevant au-dessus d’un terrain plat… Les photographies s’enchaînent et nous mènent vers un corps de ferme isolé, le quartier du Garet. Le lieu semble abandonné. Ces photographies font bien sûr transparaître des émotions et des souvenirs hérités par l’auteur, mais si on les avait privé de leurs contextes de prises de vues, leurs subsistances dans la mémoire deviendraient vacillantes. Dans le cas de ce vieux quartier agricole, c’est en connaissant l’origine de ces photographies, leurs raison d’être – c’est-à-dire rendre compte des transformations territoriales au sortant de trois décennies à forte croissance et l’occupation de ces espaces par la population – que la série de Depardon acquiert la signification qu’il souhaitait transmettre. Son travail sur sa ferme familiale témoigne d’un passé agricole français révolu, périssant des suites d’un exode rural progressif, dicté par la concentration du travail, et donc des richesses, en ville. « Il y a deux France : les centres urbains […] et puis tout le reste. […] Et ces deux France ne se parlent pas trop » 5. Cette déclaration de Raymond Depardon illustre parfaitement sa démarche visant à faire le pont, à l’aide de son appareil photo, entre le monde rural délaissé et le monde urbain sur-sollicité. Sans ancrage contextuelle, grâce à des légendes par exemple, ou bien de présentation de la démarche créative à l’origine, cette lourde signification resterait enfouit et possiblement comprise que partiellement. Il n’est pas là question de réaliser un documentaire sur chaque œuvres produites par chaque auteur·es pour obtenir leurs visions immaculées. Un titre, succinct ou non, peut suffire à connaître le regard et l’intention qu’ils ou elles ont inoculé et souhaitaient faire transparaître dans leurs créations. Ainsi, l’image perdure si la raison de son existence reste perceptible. Pour faire subsister cette raison, une méthode toute simple existe : l’écrire, autrement dit, laisser une légende. Puisque le visuel, s’il existe seul, ne permet pas une persistance durable du sens de ce qu’il représente. L’image est alors estropiée.

Mission photographique de la DATAR, série « La Ferme du Garet, dans la plaine de Mâcon », Raymond DEPARDON, 1984.

Pour conclure sur Depardon, celui-ci réutilisa son travail réalisé pour la DATAR pour publier un ouvrage en 1995 sur la ferme du Garet 6. Mêlant son travail photographique à de vieilles photographies familiales, l’auteur raconte avec minutie sa jeunesse dans le corps de ferme rhodanien. Comprenant que ses photographies, récentes et anciennes, ne suffirait pas pour enraciner durablement dans le temps l’histoire de sa famille et de cette dépopulation rurale, Depardon rédigea une autobiographie détaillée pour les accompagner. Il usa de mots pour raconter ce qui ne peut pas se deviner au seul regard, mettant ainsi en avant l’implicite, cet invisible qui lie le cliché à ses protagonistes et son auteur. Depardon joue avec cet imperceptible suivant ce qu’il veut faire dire à ses images, en se réservant d’apporter plus de contexte à certaines d’entre elles. Pour la Mission de la DATAR, il a rendu compte du territoire provincial français, si différent des grandes villes modernes érigées depuis la fin de la guerre. Alors que pour son ouvrage, le photographe insuffla une intimité accrue à celles-ci ainsi qu’une part de son existence et de celles et ceux ayant foulé la ferme du Garet. La lecture est amplifiée. Alors, pour ne pas voir l’implicite s’éroder avec le temps, il faut l’inscrire – transformer l’empreinte en trace.

« […] l’empreinte n’est que l’attestation d’un passage. Elle ne résulte pas du désir d’inscription, mais seulement de la mise en contact fortuite d’un objet avec une surface réceptrice. Au contraire, la trace atteste le désir qu’a eu celui qui l’a laissée de réaliser une “inscription” » – Le Mystère de la chambre claire, Photographie et inconscient, Serge TISSERON, 1996, Paris, Les Belles Lettres, « Champs Arts », page 46, cité dans Images trouvées, Images sauvées, Élisabeth MAGNE, 2018, Focales n°2, Disponible sur : https://journals.openedition.org/focales/1110 (Consulté le 12 décembre 2023).


La légende-récit : un ancrage sémiotique et sémantique

La légende d’une iconographie, qu’elle soit un titre, une annotation auctoriale ou bien un paratexte de mise en contexte, n’est pas seulement à une figure accompagnatrice cachée dans l’ombre de celle-ci. L’écrit fait autant image que l’image elle-même. Les deux s’envisagent en duo et non en différents degrés d’importance. Dans son ouvrage intitulé Seuil paru en 1987, Gérard Genette, alors théoricien de la littérature française et de la narratologie (étude des techniques et structures narratives mises en œuvre dans les textes littéraires, ou bien toutes autres formes de récit), proposait une définition de la notion littéraire qu’est le paratexte. Pour le savant, le paratexte est un seuil entre le texte et le hors-texte, « [une] zone indécise entre le dedans et le dehors » 7 qui vient « rendre présent » 8 le contenu qu’il annonce. À la fois diégétique et extradiégétique, le paratexte introduit ce qu’il présente dans la continuité du récit déjà établi mais commente aussi sur ce qui est extérieur à l’univers interne de l’œuvre (informations sur l’auteur·e ou la création de l’ouvrage par exemple). Cette approche axé sur l’introduction interne et externe d’un travail est paradigmatique de ce que proposa le photographe français Philippe Séclier lors de la réalisation de son Atlas Tadao Ando en 2021.

C’est par à un concours de circonstance, comme il le souligne à plusieurs reprises, que Philippe Séclier se trouvait en 2011 au Japon, dans la préfecture de Fukushima, quelques mois après la succession de trois catastrophes sans précédents dans l’histoire du pays – un séisme de magnitude 9, un tsunami ravageur s’élevant à trente mètres de hauteur et l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima. Officiant en tant que rédacteur en chef pour un hebdomadaire sur l’automobile, il s’est retrouvé dans un pays au ralenti depuis la tragédie. Impressionné et touché par l’abnégation des Japonais, il décida de réorganiser un voyage dans ce pays l’année d’après pour le découvrir proprement. Ainsi, en 2012, alors qu’il visitait la ville d’Ibaraki, dans la préfecture d’Ōsaka, Philippe Séclier posa son regard sur une église singulière, The Church of the Light ou Église de la lumière. Vue intérieure de l’Église de la lumière de Tadao Andō Ce bâtiment cubique à géométrie rectiligne et tout de béton, arbore sur sa façade une ouverture en croix chrétienne qui, en fonction de l’heure de la journée, crée un halo lumineux de forme changeante. Fasciné par cette architecture qu’il n’avait vu nulle part ailleurs, le français développa une admiration le travail de l’architecte derrière cette structure rédemptrice, le spécialiste de la lumière et du béton natif d’Ōsaka, Tadao Andō. Parcourant à onze reprises le Japon, ainsi que nombre de pays d’Asie, d’Europe et d’Amérique du Nord, Philippe Séclier réalisa un impressionnant travail de recensement photographique sériel des œuvres architecturales du maître japonais. Pour rassembler le tout en un épais atlas photographique, Séclier fit appelle à la designer graphique indépendante Mahaut Clément, basée au Pré-Saint-Gervais, à mi-chemin entre Aubervilliers et Montreuil. Ses récentes éditions traitent justement des territoires et de l’architecture qui construisent ces lieux alors sa vision plastique est tout à fait cohérente avec l’approche documentaire, presque cinématographique, de Philippe Séclier.

Atlas Tadao Ando, Introduction de Yann NUSSAUME, Philippe Séclier, 2021, Paris, Éditions Xavier Barral, pages 86–87.

Ainsi ce sont cent vingt-et-une planches, toutes correspondantes à une œuvre architecturale distincte, qui composent l’Atlas Tadao Ando. Agencées par ordre de prise de vue, cette déambulation chronologique peut autant s’apprécier en suivant les voyages successifs du français comme il les a vécu ou bien en « [feuilletant] à loisir, laissant divaguer notre “ volonté de savoir ” d’image en image et de planche en planche » 9. Cet étalage des connaissances, propre au médium qu’est l’atlas, permet une divagation libre pour celui ou celle qui regarde et donc offre une mainmise quant à l’élaboration de la trame narrative. Séclier en fourni pourtant une, la continuité chronologique, mais ne l’impose pas aux regards cherchant l’état de contemplation au travers des structures du japonais. Chaque page suit rigoureusement la même grille de trois colonnes et trois rangées, agrémentée d’un unique bloc de texte pour chacun des bâtiments. Bien qu’une légende technique arpente chaque bas de page, donnant les superficies ou bien les dates de construction, c’est cet unique bloc de texte qui œuvre en tant que vraie légende. Véritable ancrage à la fois historique, géographique et intime pour Philippe Séclier, ces légendes-paratextes font part d’une multitude d’histoires vécues par celui-ci lors de ces différents voyages. Anecdote sur son séjour à l’hôtel la veille ou sur un passant rencontré en chemin, description précise de l’environnement bordant les édifices ou bien biographie de ceux-ci, le légendage crée un dialogue familier avec le·la lecteur·ice pour favoriser son immersion dans ces pérégrinations. Bien que l’ouvrage a de nom la notion d’atlas, les écrits de Christian Joschke, actuellement professeur d’histoire de l’art aux Beaux-Arts de Paris, suggéraient que l’appellation d’album soit plus juste :

« Plus généralement, [l’album] accompagne la réapparition de formes esthétiques abandonnées dans les années 1990 à la faveur de l’émergence de la forme-tableau : le récit comme mode d’organisation de l’œuvre et le médium photo/texte. Contrairement à l’atlas qui favorise plutôt la typologie ou les liens de la pensée associative, l’album procède en règle générale d’une mise en récit de son objet. L’atlas a pour but l’organisation discontinue d’une collection d’image, tandis que l’album est un récit fait le plus souvent de textes et d’images, où le point de vue singulier s’exprime sous forme narrative. On trouvera dans l’album des séries différemment rythmées dans un ordre souvent chronologique. » – L’écrit et l’image dans l’album photographique contemporain ou le retour de la forme album, Christian JOSCHKE, 2012, Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/hista_0992–2059_2012_num_71_1_3417 (Consulté le 10 octobre 2023)

Les apports écrits de Séclier permettent la mise en récit de son contenu photographique grâce à une recontextualisation de celui-ci. Tournées à la fois vers le dedans (l’architecture et la photographie) et le dehors (anecdotes et biographies), ces légendes-récits permettent une vue intérieure et extérieure sur la compréhension des travaux de Séclier et Andō. Cet atlas-album aborde les réalisations de Tadao Andō « comme les pièces d’un vaste puzzle à reconstituer et recontextualiser » 10 où « le récit construit l’unité » 11. Philippe Séclier apporte un regard nouveau grâce à la mémoire, sa mémoire, qu’il a distillé tout au long de l’ouvrage. À l’instar de La Ferme du Garet, notre compréhension dépend de ce que l’auteur souhaite nous donner. Pourtant ce resserrage forcé (et orienté) n’est pas l’unique méthode pour faire du ou de la lecteur·e un ou une acteur·ice de la lecture. Et si nous laissions les images parler d’elles-mêmes ? Que comprendrions-nous et qu’est-ce que cela raconterait sur notre façon de voir les images, sur notre acte de regard ?

L’atlas comme pensée associative des connaissances

Émergence et manifestation de la pensée neuronique

En 1895, alors que les frères Lumières déposait le brevet du cinématographe, le théoricien et historien de l’art allemand Aby Warburg se rendait au Nouveau Mexique par vif dégoût envers le système d’étude des arts qu’il estime superficiel et cultivé par une bourgeoisie occidentale complètement déconnectée du véritable geste artistique. Aux États-Unis, il se fascina, via sa rencontre avec le peuple indigène des Hopi, pour une danse autochtone s’adressant à la foudre et la pluie fertilisante : le rituel du serpent. C’est plus précisément le cinquième jour du rituel qui laissa une marque indélébile dans la conscience de l’Allemand. Ce jour-ci, le prêtre de la tribu réalisait, à même le sol et sans croquis, un tableau fait de sable coloré dépeignant des éclairs à forme de serpent qui descendent du ciel, apportant avec eux la pluie et donc la fertilité des terres Peinture de sable dans une kiwa, représentant quatre serpents-éclairs, d’après Henry R. VOTH, Oraibi Sumer Snake Ceremony, 1893. . Bien que Warburg ne vit pas en personne ce rituel, la forme de serpent-éclair devint une fascination qui allait le guider vers une approche de l’histoire de l’art « plus complète » et interdisciplinaire. Alors que l’européen représente un objet tel qu’il le voit, un Hopi le représente tel qu’il le perçoit dans son esprit, « [i]l choisit plutôt de construire la complexité là où notre regard est habitué à simplifier » 12. Tout comme l’éclair, le serpent est synonyme de vitesse, de fugacité, et se déplace de façon non-linéaire, en zigzag, pour surgir inopinément de la terre, là où l’éclair provient du ciel. Sans oublier leur dangerosité innée car tout contact avec l’un ou l’autre peut s’avérer mortel. Par l’intermédiaire de ces procédés de projection culturelle liés aux coutumes et traditions des Hopi, Warburg théorisa sur l’importance de la mémoire du regardeur lors de l’acte de regard. Observer un sujet c’est le faire rencontrer notre image mentale de celui-ci, offrant par l’occasion non pas une compréhension du sujet en lui-même, mais une vue intérieur sur notre conscience, notre façon de penser et conscientiser le monde externe. Regarder autrui c’est porter un regard sur soi. De retour en Allemagne, il entreprit à partir de 1900 une vaste collecte de livre de tout horizon pour constituer la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg (KBW). C’est en puisant dans cette ressource de plusieurs dizaines de milliers d’ouvrages et de photographies que débutait à partir de 1924, et ce jusqu’au décès de Warburg en 1929, l’élaboration d’un corpus d’un genre nouveau et sans égal : l’Atlas Mnémosyne.

Pour illustrer les conférences qu’il administrait, Warburg se procurait des châssis en bois sur lesquels il tendait une toile de jute noire pour venir y agrafer des images par-dessus Salle de lecture de la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg, photographiée avec les châssis à l’origine du projet Atlas Mnémosyne, 1927, Warburg Institute Archive, London. . Ainsi, l’orateur pouvait se mouvoir librement dans l’espace et attirer l’attention sur l’image de son choix. Au fil du bon déroulement de plusieurs conférences, qu’elles soient animées par l’Hambourgeois ou bien ses collègues, le projet d’atlas prenait forme grâce à l’addition régulière de nouvelles planches faites à partir de reproduction d’œuvres d’art – peinture, sculpture, gravure, architecture, enluminure, poterie, dessin, carte, schéma, etc. Bien que les conférences participaient à l’enrichissement de l’atlas, Warburg redoutait que celles-ci ne gênent son développement de plus en plus demandant en ressources.

« Le danger que la conférence puisse se mettre profondément en travers de l’atlas, j’ai cherché à le prévenir en la faisant procéder du large fondement de l’atlas. » – La guérison infinie, Histoire clinique d’Aby Warburg, éd. établie et annotée par Davide Stimili, postface de Chantal Marizia, trad. par Maël Renouard et Martin Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2007, page 239 (sur 286), cité dans L’Atlas Mnémosyne, Aby WARBURG, avec un essai de Roland RECHT, 2012, Paris, L’écarquillé, page 27 (sur 200), 23,1*33,7cm.

Son approche comparative de l’art visait à « met[tre] les images en mouvement [pour] observe[r] comment elles circulent à travers les corps, les époques et les cultures sur le mode de la survivance » 13. Pour Warburg, les passions humaines misent à l’œuvre dans ces peintures, sculptures ou dessins et que l’on déchiffre à travers le geste du pinceau, le coup du burin ou bien le tracé du crayon sont intemporelles. Mieux encore, elles participent à notre compréhension de notre histoire commune en relevant le caractère cyclique des mouvements artistiques et des aspirations humaines. Ses châssis ornés d’œuvres de tous âges, de toutes cultures et de toutes natures permettent la manifestation des « “formules pathétiques” du dionysiaque » 14, c’est-à-dire le témoignage d’une émotion et d’une passion dans un geste figural affranchi de la linéarité du temps et réapparaissant continuellement sous une infinités de formes. Ainsi, dans le but de mettre en évidence les résurgences de l’antiquité dans l’art de la renaissance italienne, Warburg dédia les dernières années de sa vie à la mise en réseau de son iconothèque conséquente, transposant les possibilités infinies de pérégrination inhérentes à la KBW sur un support plus flexible et offrant une parfaite introduction à la bibliothèque. Mnémosyne est en soi une suite logique de son attrait compulsif pour la collection – c’est même l’aboutissement de celui-ci.

« À l’instar d’autres atlas scientifiques, l’atlas warburgien crée un scénario iconique fondé sur la spatialisation des phénomènes, structurés par des relations de proximité et de distance. Chaque planche fonctionne ainsi comme une sorte de carte invitant son spectateur à suivre – et à construire – des itinéraires. C’est une conception originale de l’image comme “champ de forces” qui suscite la mise en place de ce dispositif. » – Atlas : pour une histoire des images au travail, Teresa CASTRO, 2013, Disponible sur : https://journals.openedition.org/perspective/1964?lang=fr (Consulté le 10 octobre 2023)

L’Atlas Mnémosyne, avec un essai de Roland RECHT, Aby WARBURG, 2012, Paris, L’écarquillé, pages 110–111.

Cette spatialisation du savoir qui fonctionne par résonance d’échos plus ou moins fort entre pléthore d’images hétéroclites représente l’essence même de la composante réseautique, voire neuronique, de l’atlas. Selon Georges Didi-Huberman :

« Bien plus qu’un “simple” procédé artistique, l’atlas serait […] une procédure génératrice et constructrice de sens, capable d’assembler non seulement des matériels, mais aussi des temps hétérogènes. Dans le contexte élargi qui nous intéresse, cet aspect est important dans la mesure où le montage est désormais reconnu comme l’un des mécanismes essentiels de tout atlas – y compris cartographique. Il ne s’agit pas nécessairement de le rattacher aux puissances heuristiques de l’imagination […] mais de prendre le montage au sens d’une pensée compositionnelle, fondée sur les capacités épistémologiques de la distribution spatiale des connaissances ou des points de vue. On ne répartit pas dans l’espace ces derniers sans les confronter, les comparer, les mettre en relation. » – Ibid.

Les œuvres, orphelines dès lors qu’elles sont extraites des espaces qui leurs étaient dédiés de par les significations qu’ils engendraient, rejoignent le rhizome de la double-page. Le système d’échos interposé est d’autant plus valorisé grâce au soigneux travail de conception réalisé lors de la publication de l’Atlas Mnémosyne en 2007 par l’éditeur L’écarquillé. Celle-ci est signée André Baldinger et Toan Vu-Huu de l’atelier baldinger•vu-huu, tous deux des designers graphiques de renom et par la même enseignants à l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris (Ensad). Ainsi, pour chaque châssis exposés sur la page de droite, une copie à échelle réduite est proposée sur celle de gauche. Les œuvres sont épurées de leur substance – seul un rectangle blanc les représentent, accompagné d’un nombre en guise de légendage. Cette mosaïque simplifie la compréhension du châssis initial, parfois submergé d’informations d’horizons distincts mais rassemblées autour d’un pathos commun, ici en corps gras, accoudé à l’assemblage. Dessous sied la légende la plus complète quant à chacune des œuvres 15. Scrupuleusement titrées avec autant de mots dont il a besoin, chacune des planches sont des espaces éditoriaux où sont exposées bien plus que des « œuvres de l’Humanité » dont elles sont garantes de leur monstration. Mnémosyne est avant tout le temple qui abrite et préserve la pensée compositionnelle de Warburg. Il marque l’avènement d’une nouvelle ère dans le traitement des images et dans notre rapport, nos regards face à celles-ci : l’ère du raisonnement en réseaux.

Faire résonner le réseau

« L’acte de création s’est déplacé vers la sélection et la mise en relation d’images préexistantes issues de sources hétérogènes […] exposées selon divers dispositifs − dont la constellation » 16. Ce constat, énoncé par Anne Immelé, photographe et théoricienne dans cet art, est une réalité ayant germée depuis les travaux presque centenaires d’Aby Warburg. Aujourd’hui, d’impressionnants corpus d’images paraissent très fréquemment et des artistes, comme c’est le cas de Gerhard Richter, Erik Kessels ou bien documentation céline duval, construisent leur pratique sous le prisme du montage, de l’assemblage de pensées qui ne semblent sans aucuns liens directs entre elles. Cette approche médiatrice constitue le berceau où naquit l’héritier moderne de l’Atlas Mnémosyne : la Parallel Encyclopedia, ou Encyclopédie Parallèle.

C’est dans la lignée de l’héritage iconologique warburgien, issu de la méthode et l’œuvre Mnémosyne, que l’artiste suisse Batia Suter publia en 2007 et 2016 les deux volumes de Parallel Encyclopedia 17, ses épais corpus d’images récoltées depuis la fin des années 1990. À l’instar de son prédécesseur allemand, elle possède une bibliothèque qui lui sert de base, de matériau 18, pour pourvoir matière à sa pensée compositionnelle compulsive. Avec l’aide de Roger Willems, directeur de la maison d’édition hollandaise Roma Publications qu’il a lui-même fondé en 1998 avec Marc Manders et Marc Nagtzaam, Suter propose ici son travail le plus conséquent à ce jour. Dans chacun des tomes, ce sont plusieurs milliers d’images d’origines hétéroclites qui trouvent refuge dans de nouveaux environnements cosmopolites qui prônent la mise en relation des différentsHabituée des salles d’exposition, Suter utilise fréquemment les livres dont sont issues ses iconographies pour réaliser des installations. Ci-contre, son œuvre Surface Series (Table Selection) (2010–2011, 122*244 cm).. Dessins techniques, photographies historiques, schémas mathématiques, iconographies religieuses, objets du quotidien, architectures, faune et flore – l’œuvre de Suter est l’incarnation même de ce qu’est une encyclopédie : un ouvrage important qui rassemble toutes les connaissances humaines dans un ou plusieurs domaines. Néanmoins, l’attitude adoptée par l’artiste n’a rien d’une classification orthonormée du savoir mais tient plutôt d’une organisation rhizomique de celui-ci où « chaque image peut devenir une clé de lecture pour l’autre, […] un biais interprétatif pour ses voisines » 19. Ainsi, il n’est pas étrange de voir sur la même double page une gravure de Francisco de Goya, deux sets de couverts de table, dont un de la KLM Royal Dutch Airlines, deux photographies en gros plan de mains préparant des spaghettis et une autre photographie d’un couple mixte, blanc et noir, mangeant gaiement autour d’une table bien dressée 20. L’œuvre de Suter mise sur l’ « immunogénicité » 21 de ses images, c’est-à-dire leur capacité à provoquer des réactions suivant ce qui leur fait face, pour proposer des paysages iconographiques riches qui se réactivent de manières différentes à chaque lecture, à chaque lecteur·e. Les passages effectués d’une image à l’autre ne tiennent ainsi pas d’une seule logique qui régirait l’ensemble des planches mais d’une multitude, dispersée à écarts non réguliers dans la lecture pour éviter l’installation d’une monotonie. Les connexions qui se forment peuvent alors être d’ordre typologique, narratif, formel, esthétique… Qu’importe la nature de ces liens, l’implicite joue un rôle déterminant dans la perception de ces montages car il convoque la mémoire et les connaissances du regardeur pour espérer les décrypter.

« Ce que le rapprochement des images sur les planche met en évidence, ce ne sont pas des liens avérés, des citations ou des filiations explicites, mais des affinités, des relations de bon voisinage, selon des liens pas toujours explicites bien que mûrement réfléchi. » – Revue Faire n°7, Texte de Jérôme DUPEYRAT, op. cit., page 7.

Parallel Encyclopedia #1, Batia SUTER, op. cit., pages 232–233.

Pour revenir sur l’exemple de la double page 232–233 présenté plus tôt, bien que l’on imagine assez aisément la scène comme se déroulant dans un restaurant, la planche reste parsemée d’implicites qui apportent d’autres points de vues sur la compréhension générale de celle-ci. À gauche, la gravure de Goya, nommée Ils s’échauffent et faisant partie de la série Les Caprices publiée à la fin du XVIIIe siècle, présente des hommes du clergé aux visages cadavériques assit face à une longue table et en train de manger goulûment. Un homme en arrière-plan se tient debout avec un plateau rempli copieusement. Sur le côté droit de la planche, les deux sets de couverts transmettent des informations de par leurs configurations. Selon les règles de bienséance du « langage des couverts », ceux à la verticale indiquent que le plat est finit tandis que ceux en position horizontale attestent d’un repas exceptionnel. À la vue des sourires du couple, nous pouvons considérer qu’il s’agit de leur avis et qu’ils le font savoir aux chefs cuisiniers en haut de page. Assez banale jusque là, cette scène tire son plein potentiel dans sa forte critique politique, en filigrane, envers les inégalités de classe sociale, notamment dues aux discriminations raciales. En effet, nous pouvons lire en légende de la photographie du couple, intitulée « Un mariage mixte réussi », que le marié, homme noir, est conscient que « le nègre doit gagner le respect de l’homme blanc pour mériter la citoyenneté » (« He says the negro must earn the respect of the white man to merit citizenship »). Nous pouvons entendre par là le fait d’être « considéré comme citoyen » et donc d’être égaux avec les autres, c’est-à-dire les blancs, et non le simple fait d’obtenir une nationalité. Ainsi, nous avons sur la même double page deux instances de conditions de vie diamétralement opposées : d’un côté, le clergé pour qui tout est offert parce qu’ils font parti du monde clérical, et de l’autre un homme qui parce qu’il est noir, doit se battre pour se voir offrir ne serait-ce qu’un infime filet de ce qui est donné en abondance à d’autre depuis la naissance. La critique sociale de Goya envers les hommes du clergé en devient plus intense grâce à la juxtaposition de son opposé. Pour espérer effleurer légèrement les privilèges de l’Église, l’homme noir a du apprendre les bonnes manières à table, épouser une femme blanche et être propre sur lui alors que les ecclésiastiques, perchés sur un piédestal intouchable, semblent défigurés, dans un état de presque-décomposition et mangent sans aucune élégance, une cuillère dans chacune des mains. La mise en réseau est alors réussite lorsque ces images dites orphelines acquièrent à nouveau des relations de proximité qui actualisent leur statut iconographique parfois poussiéreux. Le flux leur a dérobé leur fonction définie et leur existence immuable, elles sont maintenant libre à la réinterprétation et reformulation. Il s’agit là de la « condition moderne des images » 22. Toute image devient un « point de référence [pour] d’autres images [, sa] signification […] [variant] en fonction de ce que l’on voit à côté d’elle ou de ce qui vient immédiatement après elle » 23. L’atlas s’incarne donc comme un espace d’accueil et d’exposition d’un flux parcellaire qui, grâce à sa composante réseautique, harmonise un amas d’images en pleine réinsertion sémantique et esthétique. Il déterritorialise 24 l’image pour la ré-hiérarchiser suivant le bon vouloir de l’auteur·e-designer graphique. Pour Jérôme Dupeyrat, Batia Suter est une « “éditrice” d’images empruntées – non au sens où elle aurait la responsabilité d’une maison d’édition, mais au sens anglo-saxon d’une editor ».

« “Éditer” des images qui ont été au préalable trouvées ou empruntées, c’est les déplacer de leur contexte et de leur mode de circulation initial, et mettre en œuvre leur remédiation afin de les rendre à l’usage avec de nouvelles lectures possibles. » – Revue Faire n°7, Texte de Jérôme DUPEYRAT, op. cit., page 15.

Toutes ces composantes de redéfinition par la médiation sont des témoins de la culmination atteinte par la pensée neuronique à travers la Parallel Encyclopedia. Initiée par Warburg cent ans auparavant, Batia Suter a réussi à se l’approprier entièrement pour créer un ouvrage majeur dans la discipline atlastique. Désormais, pour faire survivre une image à l’épreuve du temps ou bien pour la réanimer après qu’elle fut engloutie par celui-ci, il faut envisager son déplacement vers un espace iconographique conciliateur. Son dessein, son devenir, est celui d’un neurone d’un riche et vaste réseau où « le rhizome agence l’hétérogène » 25.

Conclusion

Pour conclure mon introduction, j’énonçais l’intention de vouloir atlasiser les images tout en m’abstenant de définir ce terme. La définition se devait d’être l’œuvre de mon développement écrit. Ainsi, nous nous sommes arrêtés sur un potentiel devenir des images issues du flux iconographique actuel. Dans celui-ci, pour permettre aux images nouvellement créées d’affirmer leur existence, il faut tout mettre en œuvre pour éviter leur orphelinisation, c’est-à-dire leur isolement de leur contexte d’émergence. Les paysages immortalisés par les photographes de la Mission de la DATAR sont nés de la volonté de préserver l’éphémère territoire en pleine mutation. Sans cette origine connue du regard les contemplant, leur objectif premier deviendrait caduque. C’est alors là que la qualité postéritaire d’une inscription d’un ou d’une auteur·e, via la légende, prend tout son sens. Ce pouvoir de narration auctoriale conféré par la légende est à la racine même du projet photographique de Philippe Séclier dans lequel elle n’agit pas en tant qu’apport facultatif mais bien comme une inscription indélébile, au sens de la trace de Serge Tisseron, de l’auteur sur le sens de son œuvre. La légende est autant créatrice d’images que le visuel. Leur relation n’existe pas dans un système sémantique vertical mais bien horizontal : les deux officient comme substance signifiante, sans que l’un ait la priorité de sens sur l’autre. Ils se soutiennent et se complémentent. Dès lors, elles sont propices pour rejoindre le domaine atlastique tel que l’avait imaginé Warburg, c’est-à-dire comme un espace de la découverte par déambulation. Dans son atlas, chaque « tableau » de configurations d’œuvres devient œuvre à part entière. Il établit des relations de différents ordres entre des sculptures, des dessins astronomiques ou bien des gravures pour révéler de nouvelles significations latentes qui ne peuvent exister que par la juxtaposition avec le similaire ou l’opposé. Le statut de l’image évolue. Sa fonction est désormais multiple et tend vers l’infini. L’auteur·e possède un pouvoir décisionnel important sur la sémantique qu’il souhaite attribuer aux œuvres, mais il ne reste pas moins loin de la mainmise totale – les lecteur·ices créeront des significations insoupçonnées même pour celui-ci. Et ce, parce que les images font appel à la mémoire et aux connaissances de l’individu faisant acte de regard. La compréhension et l’appréciation d’un atlas se construisent sur cette lecture par échos mnémoniques et par l’abandonnement total de la pensée dans ce territoire de l’infini. Sous la méthode fondée par Batia Suter, l’ouvrage que représente l’atlas devient un repère où sont rassemblées des images orphelines qui voient un nouveau contexte d’émergence leur être attribué : celui de faire atlas. Cette forme éditoriale vise à parfaire l’acte de regard, à entraîner celui-ci à déceler et comprendre les raisons d’être des liens présentés, qu’ils soient du ressort du ou de la designer graphique ou bien du psyché du ou de la regardeur·euse. C’est une fenêtre sur la compréhension humaine.

« Véritable technologie intellectuelle fondée sur la reproduction d’images, les atlas forment et affûtent l’œil des spécialistes. […] Selon la formulation heureuse de Daston et Galison, les images des atlas scientifiques seraient donc, “des images ‘au travail’” » – Objectivité, Lorraine DASTON et Peter GALISON, 2012, Dijon, Les Presses du réel, page 30 (sur 576), 13,5*21cm, cité dans Atlas : pour une histoire des images au travail, Teresa CASTRO, op. cit.

La forme-atlas me fascine. Son pouvoir heuristique de part le traitement des images dans un espace réseautique en constant mouvement est des plus intéressants dans notre « monde de l’image illimitée ». Elle incarne le porte-étendard des dispositifs de montage de l’hétéroclite. « Neuroniser » notre conception de la monstration iconographique : voilà ce que signifie atlasiser les images.

Une année entière sépare l’écriture de cette conclusion qui s’est longuement faite désirée et la discussion avec mon père sur le « trop plein » de photographies dans nos galeries numériques. Depuis, ma façon de voir et d’envisager les images (leur devenir) a mûri conjointement à l’écriture de ce mémoire. J’ai entrepris un grand travail de sélection et de légendage des milliers de clichés qui reposent dans ma poche avant droite. La redécouverte de certaines images, qui sont équivalentes à des souvenirs, me conforte dans ma vision presque glorificatrice que je fais de l’atlas. C’est un outil qui, j’espère, ancrera durablement dans le temps et l’esprit le désir de montrer de son ou sa créateur·ice. D’une certaine manière, faire atlas, c’est se sauvegarder soi-même et immortaliser son sujet. Transformer alors notre empreinte vacillante sur le flot de l’existence en trace assumée et désireuse.

Ryan Cracco
Références

Références

Bibliographie

BERGER John, Voir le voir, 1976, Paris, Éditions Alain Moreau, 176 pages, 12,7*19,6cm.

BOUVIER Mathieu, Le rituel du serpent, 2018, Lausanne, La Manufacture (HES-SO), Disponible sur : https://www.pourunatlasdesfigures.net/element/limage‑serpentine‑warburg‑chez‑les‑hopis

CASTRO Teresa, Atlas : pour une histoire des images au travail, 2013, Disponible sur : https://journals.openedition.org/perspective/1964?lang=fr

DASTON Lorraine et GALISON Peter, Objectivité, 2012, Dijon, Les Presses du réel, 576 pages, 13,5*21cm.

DUPEYRAT Jérôme (Texte de), Revue Faire n°7, 2018, Paris, Éditions Empire, 16 pages, 21*29,7cm.

GENETTE Gérard, Seuils, 1987, Paris, Éditions du Seuil, 400 pages, 14*20,5cm.

GEOFFRAY Agnès et JONES Julie, Il y a de l’autre, 2016, Paris, Éditions Textuel, 128 pages, 17,5*24,5cm.

IMMELÉ Anne, Archives et constellations, 2018, Focales n°2, Disponible sur : https://journals.openedition.org/focales/1083

JOSCHKE Christian, L’écrit et l’image dans l’album photographique contemporain ou le retour de la forme album, 2012, Disponible sur : https://www.persee.fr/doc/hista\_0992–2059\_2012\_num\_71\_1\_3417

LACROIX Tiphaine, Dysposer les images. Dispositifs polymorphes de la pensée dispersée, 2018, Disponible sur : http://projets.esadhar.fr/tiphainelacroix/#25

MAGNE Élisabeth, Images trouvées, Images sauvées, 2018, Focales n°2, Disponible sur : https://journals.openedition.org/focales/1110

MORLIGHEM Sébastien, Figures de l’atlas, étapes : 220, 2014, 224 pages, 20,2*25,6cm.

SÉCLIER Philippe, Atlas Tadao Ando, Introduction de Yann NUSSAUME, 2021, Paris, Éditions Xavier Barral, 296 pages, 21*28,5cm.

SEVERI Carlo, Warburg anthropologue ou le déchiffrement d’une utopie, 2003, L’Homme n°165, Paris, Éditions EHESS, 320 pages, Disponible sur : https://journals.openedition.org/lhomme/199

SUTER Batia, Parallel Encyclopedia #1 & #2, 2007 & 2016, Amsterdam, Roma Publications, 572 pages, 21*28cm.

WARBURG Aby, L’Atlas Mnémosyne, avec un essai de Roland RECHT, 2012, Paris, L’écarquillé, 200 pages, 23,1*33,7cm.

Sitographie

Filmographie, vidéographie

DEPARDON Raymond, « Il y a deux France et elles ne se parlent pas trop », 2016, France Inter, Dailymotion, Disponible sur : https://www.dailymotion.com/video/x4alyiz

RASO Mark, Kodachrome, 2017, 21 Laps Entertainment, Gotham Group.

Ryan Cracco
Remerciements

Remerciements

En guise d’épilogue à ce grand projet de recherche et de rédaction étalées sur près d’une année entière, je souhaitais exprimer ma gratitude envers celles et ceux qui m’ont accompagné tout du long. Tout d’abord, je tiens à remercier ma coordinatrice Corinne Melin, ainsi que mes professeur·es Perrine Saint-Martin et Julien Bidoret. Je remercie aussi infiniment mes chèr·es ami·es Alec Vivier-Reynaud et Elyna Degeetere pour leur relecture qualitative. Sans oublier celles et ceux qui m’ont simplement écouté, voire conseillé, lorsque le doute et le manque de motivation s’abattaient sur moi.


  1. « La Mission héliographique est née de la rencontre d’un médium encore jeune, en pleine évolution, avide de légitimité artistique et scientifique, et d’un profond mouvement intellectuel et esthétique issu du romantisme, passionné par la découverte et la sauvegarde des monuments anciens et particulièrement médiévaux. […] La commission des Monuments historiques confie à cinq illustres photographes l’inventaire. Le territoire est partagé entre Gustave Le Gray, Mestral, Édouard Baldus, Hippolyte Bayard et Henri Le Secq. Ils doivent photographier les édifices d’une particulière importance historique et architecturale ou nécessitant des restaurations urgentes, ainsi que ceux sur lesquels les travaux sont déjà en cours […]. » – Les monuments : la Mission héliographique, 1851, Sylvie AUBENAS, Disponible sur : http://expositions.bnf.fr/legray/arret_sur/1/index1d.htm (Consulté le 9 janvier 2024) ↩︎

  2. « Loin d’être un quadrillage systématique du territoire hexagonal, les campagnes photographiques sont avant tout le lieu d’une recherche artistique, impliquant un engagement personnel, du corps comme de l’imaginaire, afin de faire ressortir la dimension sensible de cette expérience. » – Mission Photographique de la DATAR, Disponible sur : https://missionphotodatar.anct.gouv.fr/mission (Consulté le 4 décembre 2023). ↩︎

  3. « Les photographies présentées sur le site ne sont volontairement pas légendées. Il s’agit d’un choix conforme à la direction artistique qui a été donnée dans les publications antérieures consacrées à la Mission photographique de la DATAR. Les photographies relèvent de séries géographiques ou thématiques mais n’ont pas de valeur illustrative. Sauf exception, les directeurs de la Mission et les photographes recherchaient davantage la valeur symbolique, esthétique et significative du lieu plutôt que sa situation topographique. » – Mission Photographique de la DATAR, Disponible sur : https://missionphotodatar.anct.gouv.fr/ressources (Consulté le 4 décembre 2023). ↩︎

  4. « A titre documentaire, il était toutefois demandé aux artistes de décrire précisément les lieux de prise de vue. Ces informations mentionnées de façon manuscrite au verso des photographies sont uniquement accessibles aux chercheurs sur les supports physiques des photographies à la BnF. » – Ibid. ↩︎

  5. Raymond Depardon : « Il y a deux France et elles ne se parlent pas trop », 2016, France Inter, Dailymotion, Disponible sur : https://www.dailymotion.com/video/x4alyiz (Consultée le 6 décembre 2023). ↩︎

  6. La Ferme du Garet, Raymond Depardon, 1995, Arles, Actes Sud, 320 pages, 16*20cm. ↩︎

  7. Seuils, Gérard GENETTE, 1987, Paris, Éditions du Seuil, page 8 (sur 400), 14*20,5cm. ↩︎

  8. « [La fonction principale du paratexte est de] rendre présent [le texte], pour assurer sa présence au monde, sa “réception” et sa consommation, sous la forme, aujourd’hui du moins, d’un livre » – Ibid, page 7. ↩︎

  9. « Pour le philosophe et historien de l’art Georges Didi-Huberman, un atlas est à peine fait de “pages” au sens habituel du terme : plutôt de tables, de planches où sont disposées des images, planches que nous venons consulter dans un but précis ou bien que nous feuilletons à loisir, laissant divaguer notre “volonté de savoir” d’image en image et de planche en planche. » – Figures de l’atlas, étapes : 220, Sébastien MORLIGHEM, 2014, page 55 (sur 224), 20,2*25,6cm. ↩︎

  10. Atlas Tadao Ando, Photographies de Philippe SÉCLIER, Introduction de Yann NUSSAUME, 2021, Paris, Éditions Xavier Barral, page 9 (sur 296), 21*28,5cm. ↩︎

  11. L’écrit et l’image dans l’album photographique contemporain ou le retour de la forme album, Christian JOSCHKE, op. cit. ↩︎

  12. Warburg anthropologue ou le déchiffrement d’une utopie, Carlo SEVERI, 2003, L’Homme n°165, Paris, Éditions EHESS, page 83 (sur 320), Disponible sur : https://journals.openedition.org/lhomme/199 (Consulté le 2 janvier 2024). ↩︎

  13. Le rituel du serpent, Mathieu BOUVIER, 2018, Lausanne, La Manufacture (HES-SO), Disponible sur : https://www.pourunatlasdesfigures.net/element/limage‑serpentine‑warburg‑chez‑les‑hopis (Consulté le 13 décembre 2023). ↩︎

  14. Ibid. ↩︎

  15. « Les légendes des images que nous plaçons en face de chaque planche donnent les informations les plus complètes possibles afin de permettre leur identification : tire, auteur, lieu de conservation, source bibliographique. » – Atlas Mnémosyne, avec un essai de Roland RECHT, 2012, Paris, L’écarquillé, page 60 (sur 200), 23,1*33,7cm ↩︎

  16. Archives et constellations, Anne IMMELÉ, 2018, Focales n°2, Disponible sur : https://journals.openedition.org/focales/1083 (Consulté le 21 novembre 2023). ↩︎

  17. Parallel Encyclopedia #1 & #2, Batia SUTER, 2007 & 2016, Amsterdam, Roma Publications, 592 pages, 21*28cm. ↩︎

  18. « Cette banque d’images disséminées dans une bibliothèque, cette iconothèque dans une collection de livres, est devenu le matériau principal d’une démarche qui consiste à présenter les images au sein de montages visuels, selon de nouvelles modalités d’apparition, et donc de nouvelles possibilités d’interprétation. » – Revue Faire n°7, Texte de Jérôme DUPEYRAT, op. cit., page 2. ↩︎

  19. Ibid, page 1. ↩︎

  20. Parallel Encyclopedia #1, Batia SUTER, op. cit., page 232–233. ↩︎

  21. Batia Suter/CV, Batia Suter, Disponible sur : https://www.batiasuter.org (Consulté le 13 décembre 2023). ↩︎

  22. « […] la condition moderne des images : attirées entre elles à cause de leurs similarités, libérées de tout but originel et relâchées dans leur vaste, indéfinie et vertigineuse diversité » – Il y a de l’autre, Agnès GEOFFRAY et Julie JONES, 2016, Paris, Éditions Textuel, 128 pages, 17,5*24,5cm. ↩︎

  23. « Une reproduction ne va donc plus seulement renvoyer à l’image de son original ; elle devient le point de référence d’autres images. La signification d’une image varie en fonction de ce que l’on voit à côté d’elle ou de ce qui vient immédiatement après elle. L’autorité qu’elle conserve se distribue dans l’ensemble du contexte dans lequel elle apparaît. » – Voir le voir, John BERGER, 1976, Paris, Éditions Alain Moreau, 176 pages, 12,7*19,6cm. ↩︎

  24. « Mais de tels rapprochements, à la fois au sens physique et symbolique, ne sont possibles que grâce à la double faculté de déterritorialisation et de dé-hiérarchisation de l’image reproduite et reproductible. » – Revue Faire n°7, Texte de Jérôme DUPEYRAT, op. cit., page 9. ↩︎

  25. Archives et constellations, Anne IMMELÉ, op. cit. ↩︎