Voici quelques propsoitions de projets en annexes. Ces projets ont nourri mes réflexions ainsi que ma pratique presque autant que les studios ou les designers qui en sont les auteurs. Ils portent des enjeux différents traitant de questions environnementales, sociales ou encore culturelles et montrent ainsi la large palette de possibilité formelles et intentionnelles que peuvent porter des dispositifs dans l’espace public.
Introduction
L’humain, c’est quoi, c’est qui et c’est où. Très philosophique tout ça n’est-ce pas. Et voilà que l’on pourrait simplement définir ce terme grâce à Wikipédia en disant que « c’est un membre : au sens large, d’une espèce du genre Homo ; au sens restreint, de l’espèce actuelle Homo sapiens. » Nous voilà bien avancés. On va se tourner vers la définition plus philosophique qui est que « l’homme est présenté d’emblée comme un certain être qui, à la différence des autres animaux, serait doté d’une faculté qui lui assure un certain rayonnement, la faculté de raisonner. » Penser fait ce que nous sommes. Soit. C’est vrai. Mais nous sommes, nous existons nécessairement de par notre rapport aux autres. En tout cas, c’est ce qu’avance un monsieur qui a analysé la question il y a fort fort longtemps. Oui, on va faire un petit point philosophique rapide. Dans L’être et le néant1, Sartre expose bien que, par le regard qu’autrui pose sur moi, il me révèle à moi-même comme objet, me fait accéder à la reconnaissance de moi comme ego. Mon être est un être-vu : « J’ai besoin d’autrui pour saisir à plein toutes les structures de mon être, le Pour-soi renvoie au Pour autrui. » Ainsi, notre rapport aux autres serait important. Non pas important… essentiel. Alors on va faire un grand bond en avant parce qu’on n’est pas là pour débattre de ces questions réellement, même si, soyons honnêtes, j’aime ces débats sans fin, ceux qui parlent de la vie ; comme s’il nous fallait toutes les réponses pour avancer et pour être heureux. Enfin. Reprenons le fil. Qu’en est-il aujourd’hui, en 2024. Est-ce que notre rapport à notre propre image dépend toujours d’autrui, dépend toujours de ce (ux) qui nous entoure (nt) ? Est-ce que JE existe toujours en fonction des autres ?
Il est assez évident que la question de l’image est de plus en plus prédominante, presque écrasante. « Qu’est-ce que je renvoie ? » ; ou plutôt « que dois-je renvoyer ? ». « Qu’est-ce que je renvoie comme image ? ». L’image… Parlons-en de l’image. On ne peut pas dire que 2024 échappe à la pression de l’Image. Celle avec un grand I. La pression des médias surtout. Publicités, réseaux sociaux, films, etc. L’arrivée puissante du numérique dans les années 2000 à marqué un tournant dans nos rapports les uns aux autres, mais également dans celui que nous avons avec nous-mêmes. Je pense qu’on est peut-être la génération la plus appropriée pour en parler. Née entre 2000 et 2002, nous avons toujours grandi avec la technologie, ne soyons pas hypocrites, mais on a pu grandir à côté et non pas dedans. Certes, elle a toujours été disponible, mais sans être envahissante et elle a pu être utile sans être absolument nécessaire. Aujourd’hui en 2024, on a tendance à vivre plus pour des vues et des likes que pour des personnes réelles, en se focalisant d’avantage sur l’image que l’on renvoie plutôt que sur qui nous sommes réellement et le tout sans faire attention à ces autres que l’on tente de charmer. Donc oui, on existe toujours de par notre rapport aux autres. Seulement ce rapport est différent. On n’aborde plus les individus de la même manière et pour les mêmes raisons. On pourrait dire que c’est la faute des réseaux et donc faire un rapide raccourci et décréter que les outils numériques de notre quotidien contemporains sont contestables…
Mais plutôt que l’outil, je tends à dire que c’est son utilisation qu’il faudrait revoir. Maintenant, on se regarde, on se compare, on se vend et on attend. On attend l’approbation. Celle de la société, celle des autres, mais pas forcément celle qui devrait être la priorité, c’est-à-dire, la nôtre. Vivre au travers d’un outil qui nous isole, c’est un peu ça 2024 pour beaucoup de personnes. Après, ne blâmons pas le numérique. Il n’est pas méchant, il a bon fond en soi. Mais son utilisation, elle, est discutable… Pas certaine que l’on se rende mutuellement service finalement. Il serait intéressant, d’étudier l’enjeu initial, ce qu’on en fait finalement et ce que l’on pourrait changer dans notre usage des outils numériques.
Par définition, le numérique représente toutes les applications qui utilisent un langage binaire qui classe, trie et diffuse des données. Le numérique nous offre de multiples possibilités : ressources illimitées, savoirs accessibles à tous, communication facilitée, et même démultipliée grâce aux Environnements numériques de travail (ENT), mails, blogs, sites Internet et l’on va même jusqu’à parler de santé numérique lorsque ce dernier est amené à modifier les activités humaines et sociales. Mais alors… si tout est possible, plus rapide, plus simple avec le numérique, que peut-on lui reprocher ? Grande question. On n’abordera pas la thématique (pourtant importante) de l’éthique dans le milieu numérique et on n’abordera pas non plus les questionnements autour de la collecte de données privées, car je préfère me focaliser, par la suite sur les usages d’outils qui ne nécessitent pas de partager des données ou de créer de comptes. Selon moi, la grande problématique est donc la manière dont on utilise certains outils. Prenons l’exemple du téléphone. Cet outil permettait au départ de prendre des informations plus rapidement en dépit de la distance qui sépare deux interlocuteurs. Il permettait aux individus de conserver du contact et donc de se rapprocher malgré cette contrainte. Les progrès numériques, techniques et technologiques nous amener désormais un objet bien plus complexe dans les mains. Et l’usage que nous en avons diffère de l’usage d’origine. Le smartphone ou téléphone connecté, nous permet bien plus aujourd’hui, remplaçant é la fois l’ordinateur, la boussole, la météo, je journal, bref toutes ces choses pour lesquelles on l’utilise dorénavant et qui sont compactés en un petit outil qui rentre dans la poche. Si l’utilité première et originel du téléphone fut d’une belle efficacité, avec le temps, on remarque que l’amélioration de l’outil a engendré l’éloignement des individus à proximité. Les yeux dans le téléphone, on ne prend plus le temps de se déplacer pour voir les personnes pourtant juste à côté, en se disant que les Visio nous permettront de les voir à distance. On ne prend plus le temps de regarder la personne en face, ni d’observer ce qu’il se passe autour de nous. Entendons-nous bien, je ne prône pas l’idéologie du « c’était mieux avant », car je pense que nous ne partagions pas nécessairement plus. Les supports étaient simplement différents. Avant l’arrivée du premier smartphone en 1994, les gens avaient les yeux rivés sur les journaux ou dans un livre, certes objets de cultures et d’informations, mais la notion de partage n’était pas forcément présente non plus. De nos jours, notre téléphone prend une grande place dans notre quotidien. Il est le premier et le dernier objet que l’on touche chaque jour et l’on y passe en moyenne près de quatre heures par jour. On regarde des paysages sur Pinterest, on découvre le monde sur Google images et l’on vit sa vie par procuration sur Instagram. Je stéréotype un peu volontairement, mais pas tant que ça finalement. Les réseaux peuvent avoir leurs bons aspects, tout n’est pas blanc ou noir ; Mais dans l’idée, on a perdu une notion importante avec le temps, celle de l’humain. Et après, on s’étonne et on s’offusque de l’expansion des IA et de la robotique, mais on délaisse peu à peu le contact humain au profit de « l’efficacité » et de la « rapidité d’exécution »… Notre rapport à nous-mêmes, à autrui est par conséquent impacté par notre utilisation maladroite des objets qu’on s’est mis dans les mains. Si on regarde bien, nous n’avons désormais même plus besoin de sortir de chez nous, on peut se faire livrer différents types de services à la personne que j’estime non nécéssaire et ce, sans même passer le pas de la porte. Le post COVID ayant nécessairement intensifié ces réflexes engendrant peu à peu l’isolement et ainsi un certain manque de partage, peut-être, devrais-je même dire de civisme en tout genre. Il serait quand même génial de (re) sortir dehors (re) découvrir l’espace, mettre son téléphone en off dans la poche et lever un peu les yeux sur ce qui nous entoure. Les arbres, les oiseaux, c’est très cliché, mais à part cela, on pourrait aussi (re) découvrir l’architecture de la ville où nous évoluons chaque jour ; nous pourrions prêter attention à ce qui est présent sur nos murs (Graffitis; vestiges d’affiches ; Projet street art…) preuves de la vie présente dans un espace, mais aussi du du temps qui défile. Tristement, on ne prend plus le temps des choses ou alors on donne beaucoup de ce temps dans des activités qui semblent selon moi futiles. J’aimerais un demain où l’on se regarderait. Où l’on découvrirait l’espace et en même temps, les gens qui le composent. J’aimerais un demain dans lequel on accepterait un moment de partage avec un inconnu, un monde de demain dans lequel on cesserait de juger de loin sans prendre le temps de connaître. Un monde où nous n’aurions plus peur de rencontrer et de partager. Utopiste, n’est-ce pas ? Peut-être pas car reconnaissons que le facteur humain est responsable de l’usage qu’il fait des outils en question. S’il est responsable de la distance qu’il met avec autrui, il peut également être un vecteur vers un lendemain qui prône le partage.
En tant que designer graphique, j’aimerais savoir si nous pourrions utiliser, employer, peut-être détourner, les outils du numérique qui sont présents dans notre quotidien (télévisions, tablettes, téléphones, ordinateurs…) et les penser dans des modules interactifs que l’on pourrait installer dans l’espace public. En faisant cela, nous pourrions dans un premier temps, penser et créer des outils modernes, adaptés à l’espace public. Dans un second temps, inciter les individus à prendre possession de ces dispositifs en collaborations les uns avec les autres. Ceci permettrait de démontrer que seul, c’est bien, mais qu’à plusieurs, l’expérience sera plus riche. Si rapprocher les individus est un premier objectif selon moi, il est tout aussi intéressant de se demander si d’autres types de changements pourraient être envisagés. (écologie/économies) L’idée générale ici, serait donc de penser des outils pour créer des installations interactives dans l’espace public. Est-ce que ces installations apporteront des changements sociaux ? c’est ce que nous allons tenter de démontrer.
Interagir avec son espace
L’espace public, définition et rôle
Tout d’abord, il semble important que nous définissions ensemble ce qu’est un espace public. D’un point de vue géographique, l’espace public peut désigner un espace accessible à tous·tes, un espace appartenant à la collectivité ou encore à un espace dont l’usage est géré collectivement par une communauté. Il s’oppose à l’espace privé, qui est la propriété d’un individu ou d’un groupe susceptible d’en restreindre l’accès. Du point de vue du designer, l’espace public désigne l’ensemble des espaces (généralement urbains) destinés à l’usage de tous, sans restriction. Les espaces publics peuvent aussi être définis comme étant des environnements matériels où se réalisent les opérations de médiatisations qui relèvent de la publicité. En somme, c’est un large espace où les gens sont amenés à évoluer, se croiser et voir des choses. Historiquement, on estime les premiers espaces dits publics (c’est-à-dire partagés) à l’antiquité et l’on nommait ainsi ces espaces agora2 signifiant plus précisément une grande place publique où se réunissaient les citoyens. C’est dans ses mêmes agoras que l’on pratiquait les activités sociales, politiques, commerciales, judiciaires ou même encore religieuses de la cité. Ainsi, par définition, ces endroits étaient des lieux de regroupement, de partage dans lequel les individus évoluaient.
Pourquoi pas alors tenter d’utiliser cet espace ou plutôt ces espaces avec pour dessein de penser des changements sociaux…Utiliser le design graphique dans le but de provoquer des changements sociaux et/ou sociétaux, c’est ce qu’on appelle le design social. La plate-forme social-design3 défini cette branche du design comme « un vecteur de transformation sociale, écologique et culturelle. Les dispositifs mis en place par ses concepteurs permettent aux habitants de prendre part à la fabrication de la ville, de la société et de leur environnement direct. En ce sens, ce sont des espaces critiques concrets où le designer doit permettre de repenser la transformation des espaces et des objets eux-mêmes. » Elle explique que l’objectif du design social est de « recentrer le travail du designer dans une méthodologie globale, en le restituant au cœur du projet en lien avec les acteurs concernés et avec une vision du monde actualisée. » De plus, on souhaite que le designer aille « au-delà d’un design focalisé sur la seule apparence esthétique des objets en s’intéressant à des problématiques qui ont trait au groupe, à la collectivité, aux usages tout en mêlant à son expertise une approche artistique de qualité. » Il existe donc différents type de projets ou dispositifs interactifs ou qui existent dans cet espoir d’amélioration du quotidien, dans une tentative de recréer du lien, du contact et du partage entre les individus ou bien entre les gens et leur espace de vie. Dans un premier temps, il sera intéressant d’aborder le rapport d’interaction que l’on peut avoir avec des éléments nés de plusieurs branches du design.
Les modes d’interactions avec les espaces publics
L’interaction, c’est quoi ? C’est le fait d’agir avec et l’on peut donc parler de réactions réciproques. Il existe différentes interactions, les actives et les passives. Je m’explique. Lorsque l’on pose son regard volontairement sur une image ou une forme graphique présente dans l’espace public, cela constitue déjà une forme d’action et d’interaction en soit ; et l’on parlera dès lors de projets contemplatifs. Aujourd’hui, nous sommes entourés, submergés voire assommés d’images en tout genre – bien que suivie de très près par la pollution lumineuse qu’on doit aux enseignes et aux néons, le prix de la pollution visuelle revient à l’affiche publicitaire. Petit point historique sur ce médium, en France l’expansion de l’affiche publicitaire débute au 19e siècle (1836) avec le travail de Jules Chéret 4. Sur sa biographie on apprendra que « Chéret est un peintre, lithographe et affichiste français qui crée des affiches qui accompagnent l’entrée du pays dans la vie moderne. À la tête d’une imprimerie, il sait répondre à une forte demande publicitaire liée à l’apparition de nouveaux produits et à l’évolution intense de l’industrie du spectacle. » Il a ainsi joué un rôle décisif dans l’avènement de la publicité commerciale et culturelle.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Avec le temps, cet objet – à la place hybride et bancale se positionnant tantôt en objet d’art tantôt en outil commercial, connaît surtout diverses critiques sur la manière dont il est utilisé et sur la fréquence de ses apparitions. En 1963, soit à peine plus de 100 ans après l’avènement de Chéret, Ray Nelson5 en fait une critique dans le futur dystopique de Eight O’clock in the Morning plus connu sous le nom de son adaptation filmique Invasion Los Angeles réalisé en 1988 par Carpenter. En effet dans ces deux œuvres on établi une critique de l’omniprésence de la publicité dans notre environnement, mais on dénonce surtout le rôle politique de cette dernière, utilisée comme moyen de propagande dissimulée.
Si je comprends cette critique, je déplore néanmoins la réduction qu’elle fait de l’usage de ces images. Je veux croire que l’affiche peut demeurer un bel objet qui ne tend pas nécessairement vers la manipulation de masse. C’est là qu’entre en jeu le designer graphique engagé. Il existe d’ailleurs d’autres types de modules pensés par des designers graphiques pour l’espace public et dont l’enjeu est tout autre que l’affiche. C’est le cas notamment des modules d’informations que l’on trouve au cœur des centre-villes. Mais si, vous en avez déjà vu, c’est certain. La plupart du temps, ce sont des modules sur lesquels on peut lire des informations, souvent historiques. Ils ont cet enjeu de s’inscrire dans l’espace, d’être assez différents pour attirer l’attention tout en ne nuisant pas au paysage autour. Ces objets purement culturels ont donc une portée différente ; ils sont pensés pour être pérennes et à but didactique. Souvent, on associe d’ailleurs l’enjeu didactique à un design contemplatif, mais en réalité, ce n’est pas un fait avéré. Nombreux projets didactiques peuvent être participatifs et l’on constate que la notion du ludique viendra donc s’y ajouter. Les dimensions didactiques et ludiques sont souvent présentes dans le design d’interaction, car ce sont elles qui vont donner envie au spectateur de lire, regarder et/ou participer. Dans le grand listing de ce que le designer pense pour l’espace public, nous retrouvons d’autres types de projets qui tendraient même davantage vers du design de produit ou encore du design industriel… Mais qui pour moi font sens dans cette recherche. Je parlerai ainsi (très) brièvement du design du mobilier urbain. En effet, les différents type de mobiliers que l’on retrouve dans l’espace ont eux aussi été pensé pour des raisons bien particulières, optimiser l’espace au profit de l’humain – en théorie – Je dis en théorie, car nous partageons des bancs, mais pensés pour que le contact soit le moins présent possible (bancs quinconce) on pense aussi des arrêts de bus et des assises, mais qui sont parfois des dispositifs conçus pour limiter l’accès à certaines catégories d’individus. Donc quand j’emploie la phrase précédente : « Au profit de l’humain - en théorie » je mesure mes propos. Si l’on prend le petit texte de vente de Manutan collectives 6, voilà ce qu’on pourrait annoncer du rôle du mobilier urbain : « Pour aménager l’espace extérieur de votre collectivité (jardin public, parc…), le mobilier urbain est incontournable. En effet, il permet de mettre en valeur l’espace public et vise à le rendre plus attractif et plus convivial, mais surtout plus fonctionnel. De ce fait, il doit répondre à des réglementations en matière de sécurité, résistance et durabilité. Il doit également être conforme à des codes d’esthétique, de design et de confort. Bancs publics, bancs et tables de pique-nique, mobilier pour enfants, abris à vélos ou abribus… font partie d’un ensemble qui reflète les politiques engagées par une collectivité/ville et le respect des attentes de ses habitants. » Un peu superficiel certes, mais on comprend l’idée. Néanmoins, si on reprenait ce même paragraphe en prenant en considération l’humain, dans un premier temps, et en repensant les créations de mobilier urbain. Nous pourrions donc penser des formes qui seraient des propositions de réponses face à des problématiques sociales actuelles. Ici, je ne suis pas en train de réellement dialoguer à propos de design industriel et d’urbanisation, mais plutôt de design graphique, mais il est vrai que parfois celui-ci peut/doit s’associer au design d’espace dans un dessein de complémentarité et d’efficacité. Lorsque l’on pense une exposition, on pense nécessairement à la scénographie qui vient avec – dans l’espace public, il en est de même. Différentes manières de nous faire interagir de façon tangible et ludique avec notre espace ont été pensé ces dernières années. Parmi certaines formes ou outils pensées dans ce sens nous retrouvons le Nudge. Inspiré des sciences comportementales, cette méthode permet l’adoption de bonnes pratiques. Le plus souvent, elle est utilisée pour des luttes environnementales comme avec les cendriers sondages ou les poubelles ludiques. Mais elle permet également de rappeler des « règles de vie » qui peuvent se perdre dans l’océan d’individualisme des humains, comme avec des dispositifs permettant de patienter respectueusement sur les quais de métro par exemple. On en retrouve aussi qui encouragent l’exercice physique dans les lieux public. Si le nudge incite, il n’oblige pas. Cette méthode d’influence est qualifiée de « paternalisme libertarien », car elle permet aux individus de faire leurs choix sans coercition. Elle a été mise en lumière, en 2008, par Richard Thaler7 et Cass Sunstein8 dans leur livre Nudge : améliorer les décisions concernant la santé, la richesse et le bonheur.
Si cet outil est utilisé et efficace sur des petits objets du quotidien, qu’en est-il de penser cette manière à plus grande échelle ? Une maison, un immeuble, une rue puis une ville, jusqu’où cette proposition et cette façon de penser peuvent-elles aller ? Sont-elles de réelles propositions de solutions pour un monde meilleur ou est-ce un simple pansement sur une plaie béante ? Le design, peut-il améliorer à lui seul ce que le manque d’éducation, les Histoires de vie ou encore un déficit de la culture ont engendré chez les populations qui se sont progressivement tous auto-centrés ? Au lendemain d’une pandémie internationale qui nous a tous·tes confinées nous poussant ainsi, inconsciemment, à ne penser qu’à nous, le design est-il une solution pour rappeler à tous·tes les bienfaits de bouger, échanger, partager, communiquer ? Mais les designers restent des humains. Ils utilisent eux aussi, certains des outils dont nous interrogeons les usages depuis le début de cette réflexion. On attendrait d’eux, qu’ils soient la solution et la réponse à toutes les questions que l’on se pose mais ils ne sont ni omnipotents ni des surhommes et le facteur humain est toujours à prendre en compte… En 2023, l’agence Les juliets, une agence spécialisée dans la stratégie de communication, la stratégie digitale et la direction artistique à Lyon, s’est vue être sollicitée pour proposer un projet qui inciterait les individus à prendre les escaliers plutôt que l’ascenseur dans un immeuble appelé ÉMERGENCE. Un challenge sous la thématique du nudge qui a su motiver leur intérêt et leur créativité. Cet immeuble s’inscrit dans un nouveau projet multi-fonctionnel, il accueille, du haut de ses 17 étages, des appartements et des bureaux. Ainsi, comment ont-ils pensé les espaces inter-étages afin de leur apporter l’intérêt nécessaire pour donner envie aux individus de les emprunter ? L’agence a su proposer 3 différents projets possédant néanmoins tous les mêmes partis-pris…
La première proposition portait sur la thématique du voyage proposant de grandes photos de paysages en noir et blanc agrémenté de pictogrammes de couleurs (une couleur par étage) reprenant des informations insolites ou des anecdotes sur chaque lieu exposé. La seconde proposition mettait en avant un défi sportif, calculant le nombre de calories brûlées à chaque groupe de marches. La troisième proposition portait la thématique de l’art et des musées, proposant la découverte d’un courant ou d’une technique artistique différentes à chaque étage. C’est la proposition autour du voyage qui fut retenue par le commanditaire.
Au travers de cette étude concrète, nous constatons différentes manières d’utiliser le nudge pour un même espace. Nous observons que des designers ont su se montrer efficaces au profit notamment de causes culturelles, physiques, environnementales ou encore sociales. Par des questions et actions simples, le citoyen lambda agit pour son propre intérêt ou encore celui de ses espaces de vie, et ce, sans s’en rendre réellement compte, davantage occupé par la lucidité de son action. De la poubelle aux cendriers en passant par la promotion de l’usage des escaliers, le nudge est une technique qui encourage par le jeu, de respecter ce (ux) qui nous entoure (nt). Penser un espace ou plutôt un dispositif pour un espace reviendrait davantage à la combinaison entre design graphique, pour la conception des visuels, et de design d’espace pour les formes, la scénographie ou encore les usages des créations. On constate donc que cette alliance de pratiques engendre à bien des égards un début de solution à notre problématique de départ. Le nudge passe par de petits objets ludiques du quotidiens mais tend également à la mise en place et l’appropriation d’espaces entiers, et qui vont nous permettre d’engendrer des changements. Mais qu’en est-il de design numérique… Quel rôle peut-il jouer dans tout ça ? Ce dernier représente dans son omniprésence, un outil capable d’intriguer, d’intéresser les petits comme les grands. Qu’en est-il donc de sa place dans le design graphique ? Les médiums numériques, sont-ils nécessairement l’avenir de notre pratique ? Quels sont les réels intérêts de les utiliser dans les projets contemporains et enfin leur usage aurait-il un impact plus important ?
Conclusion
Il y a un réel développement de ce genre de projets dans de plus en plus d’endroits. Alors est-ce un souhait de réellement changer les choses ? Les effets escomptés en début du processus de création sont-ils réels ? Ou les studios qui s’y apprêtent suivent-ils des tendances en répondant aux appels des mairies qui cherchent à dépenser les subventions qui leur sont octroyées ? On ne sait pas vraiment, n’est-ce pas ? Mais je décide de penser que l’impact peut être réel. Qu’il l’est. Ou du moins qu’il le sera. Comme graphiste, je vise à faire la différence, à proposer des projets avec les valeurs humaines qui me portent en tant qu’individu. Peut-être que oui, je ne révolutionnerai pas le monde, je ne prétends pas que le monde sera nécessairement meilleur grâce aux graphistes, mais je dis simplement qu’il faut essayer. Et si nos projets engendrent ne serait-ce qu’une infime différence dans le quotidien de quelques individus, alors ça sera le début d’une belle victoire. Finalement, l’humain n’est, par nature, pas fait pour être seul. Néanmoins, cela ne signifie pas nécessairement qu’il affectionne le partage. L’éducation, la culture et le politiquement correct nous pousse à faire des compromis. Le designer graphique a bien senti, compris le déficit humain qui nous touche actuellement – que nous avons toujours plus au moins connu – mais aujourd’hui, nous en souffrons et nous sommes conscients que l’humain peut/doit faire les choses autrement. Le designer graphique sait qu’il peut/doit utiliser sa voix, sa place, ses moyens de communication à des fins plus grands que de la communication publicitaire et commerciale. Il peut éclairer des consciences, éveiller les esprits, mettre en lumière des causes justes et révéler aux yeux de tous, les plus grands troubles qui touchent notre décennie. Par conséquent, il peut sensibiliser l’Autre dans l’espoir de voir un changement réel des mentalités, des pensées, mais surtout des actes. L’espace public est le seul espace commun à tous sans exception. Qu’importe, l’âge, la classe sociale, le style de vie, les professions ou les hobbies, nous passons et évoluons tous.tes par cet espace qui devient donc l’ENDROIT pluri-culturel/cosmopolite par excellence. C’est l’ENDROIT pour opérer et se frotter à des tentatives d’évolutions sociales.
Si nous combinons le travail éclairé aux ambitions engagées du design conscient, un design ludique à l’apparence d’un jeu grandeur nature, aux enjeux et possibilités que proposent l’espace public, on obtient alors le cocktail idéal pour provoquer des changements sociaux au travers de dispositifs, certes éphémères, mais ludiques. Impactes sociologiques, économiques ou encore écologiques, les projets interactifs et ludiques dans l’espace public sont/font de belles promesses et peuvent réellement avoir un impact sur la vie des individus qui évoluent et gravitent autour tout comme sur les espaces qui les accueillent.
Annexes
Glossaire
- Nudge
- Anglicisme qui désigne un outil conçu pour modifier nos comportements au quotidien, sous la forme d’une incitation discrète. Il se traduit littéralement par « coup de coude » – ou plutôt « coup de pouce » – en français.
- Paternalisme libertarien
- Le paternalisme libertarien est une approche qui combine deux concepts souvent opposés : Libertarisme : l’idée que les individus doivent être libres de faire leurs propres choix sans intervention de l’État ou d’autres autorités. Paternalisme : l’idée que les autorités peuvent parfois intervenir pour protéger les individus de leurs propres choix, en prenant des décisions à leur place « pour leur bien ».
Références
Bibliographie
BRUINSMA, Max. Le design est-il social. Graphisme en France N°27, CNAP, 2021.
BAUR, Ruedi. MÉNINE, Karelle. BAUR, Vera. Voyages entre les langues. Édition Alternatives, 2018.
PHILIZOT, Vivien. Qu’est-ce qu’une image dans l’espace public ?. Éditions 205, 2022.
COZZOLINO, Francesca. (Essaie) Vers un design des situations ethnographies d’un projet de design dans l’espace public. 2015.
MUGNIER, Patrice. KUEI, Yu Ho. Design interactif. Éditions Eyrolles, 2012.
BOSQUÉ, Camille. Design pour un monde fini. Éditions Premier Parallèle, 2024.
SARTRE, Jean-Paul. L’Être et le Néant. Éditions Gallimard, 1943.
VIAL, Stéphane. L’Être et l’écran: Comment le numérique change la perception. Presses Universitaires de France, 2013.
Sitographie
Quelle est la nécessité d’un design sociétal ? par Silvia Doré [en ligne]. Disponible sur :https://
Agora, ancient Greek meeting place par Tracy Grant et les éditeurs de l’encyclopédie britanique [en ligne]. Disponible sur : https://
Le design interactif par Benoît Drouillat [en ligne]. Disponible sur : https://
Des projets innovants pour redessiner l’espace public parisien par Elsa Launay [en ligne]. Disponible sur : https://
Installations interactives dans l’espace public par L’effet Québec [en ligne]. Disponible sur : https://
Le « nudging » ou comment inciter les individus à adopter des comportements écoresponsables par Carla Butting [en ligne]. Disponible sur :https://
Design social [en ligne]. Disponible sur : https://
Être humain [en ligne]. Disponible sur : https://
Théorie du nudge [en ligne]. Disponible sur :https://
La fabrique de quartier Manon Poujade [en ligne]. Disponible sur : https://
La concepterie [en ligne]. Disponible sur : https://
Le studio les Juliets [en ligne]. Disponible sur : https://
Le studio Daily tous les jours [en ligne]. Disponible sur :https://
Le studio La camaraderie [en ligne]. Disponible sur : https://
Le studio Le bruit du frigo [en ligne]. Disponible sur :https://
Le studio Chevalvert [en ligne]. Disponible sur : https://
Lisa Milhavet [en ligne]. Disponible sur : https://
Plateforme social design [en ligne]. Disponible sur : https://
Festival Acces)s( [en ligne]. Disponible sur :https://
FAIRE [en ligne]. Disponible sur :https://
Remerciements
Je tiens à remercier Corinne Melin et Julien Bidoret pour m’avoir accompagné pendant toute la durée de l’écriture de ce mémoire. Je remercie également Nicolas Delbourg pour ses riches références et conseils sur les notions de scénographie et d’espace. Merci également aux membres la Camaraderie, Alexandre Renzo, Albane Guy, Benjamin Cotten, Nolwenn Yves et Lisa Milhavet pour le stage réalisé à vos côtés qui m’a permis d’avoir une vision concrète du métier et de l’intérêt du design dans l’espace urbain. Merci et aux stagiaires Mareva, Coralie, Wendy et Nina car leurs expériences et leurs différents parcours ont également su nourrir mes références, mes réflexions et ma pratique du design graphique. Merci à Lisa d’avoir accepté de m’accorder un entretien par la suite. Et je finirai en remerciant Marjorie Biauné pour sa patience, son soutien sans faille et son accompagnement quoitiden dans mon évolution et mes réflexions et ce, depuis quatre belles années.
L’Etre et le Néant, publié en 1943, cherche à répondre à la question « qu’est-ce que l’être ? ». Cela amène Sartre à s’intéresser à la conscience, au néant, à autrui, mais aussi à des comportements comme la mauvaise foi ou la honte. Sartre utilise pour ce faire une approche phénoménologique qui se nourrit de ses lectures de Heidegger. ↩︎
L’agora (du grec ancien ἀγορά / agorá) a d’abord désigné, dans la Grèce antique, une réunion de citoyens, ainsi que l’espace public où celle-ci a lieu. Cet espace public accueille plus généralement les activités sociales, politiques, commerciales, judiciaires ou encore religieuses de la cité. Le forum est l’équivalent romain de l’agora. À l’époque contemporaine, le terme est aussi utilisé dans l’architecture et l’urbanisme des villes modernes, ou encore sur Internet pour désigner des lieux de discussion. ↩︎
La Plateforme Socialdesign est un projet qui rassemble des designers, architectes, acteurs culturels et associatifs dans un réseau interdisciplinaire. Elle répertorie, met en avant et cherche à rapprocher les pratiques de ces créateurs d’innovations culturelles, sociales et écologiques. ↩︎
Jules Chéret, né le 1er juin 1836 à Paris et mort le 23 septembre 1932 à Nice, est un peintre, lithographe et affichiste français. Maître populaire de l’art de l’affiche, il est le frère aîné du sculpteur Joseph Chéret. ↩︎
Ray Faraday Nelson, né le 3 octobre 1931 à Schenectady dans l’État de New York et mort le 30 novembre 2022, est un auteur de science-fiction et dessinateur américain. ↩︎
Manutan est une entreprise française spécialisée dans la distribution BtoB (Business to business). Elle propose notamment une offre d’équipements et fournitures aux entreprises. Manutan est détenue à 100 % par la holding du groupe Manutan, Manutan Holding. Le Groupe compte actuellement qui compte 25 filiales en Europe. ↩︎
Richard H. Thaler, né le 12 septembre 1945 à East Orange (New Jersey), est un économiste américain, connu surtout comme théoricien de la finance comportementale. Ses recherches et publications concernent divers biais cognitifs et leurs effets économiques sous forme d’anomalies de marché. Avec Cass Sunstein, il a coécrit le livre Nudge qui a popularisé la théorie du paternalisme libertarien. Il a collaboré notamment avec Daniel Kahneman et Robert Shiller. En 2017, il est lauréat du prix dit Nobel d’économie pour sa contribution à l’économie comportementale. ↩︎
9 Cass R. Sunstein, né le 21 septembre 1954 à Concord dans le Massachusetts, est un juriste et philosophe américain, spécialisé en droit constitutionnel, en droit administratif, en droit de l’environnement et en économie. Il a été administrateur de l’OIRA (Office of Information and Regulatory Affairs) du gouvernement Obama de 2009 à 2012. Il a enseigné pendant de nombreuses années à l’université de Chicago dont il est toujours professeur invité. Sunstein est actuellement professeur de droit à l’université Harvard. ↩︎
Notion inventée dans le cadre de la science-fiction par William Gibson dans le roman Neuromancien en 1995. ↩︎
Neville Brody est un des designers et directeurs artistiques les plus reconnus de sa génération. Figure emblématique de la culture graphique, inventeur de la typographie moderne, il a considérablement bousculé les conventions et développé de nouveaux systèmes de communication. ↩︎
Exposition du 2 octobre au 23 novembre 2024, Bel ordinaire à Billère en France. On y retrouve le travail de Caroline Delieutraz, Rafaéla Lopez Delavega, Maria Mavropoulou, Weston Bell-Geddes, Sheehan AhmedUS, Natalia Godoy, Jeroen Van Loon, Paul Vivien et Dasha Ilina, ↩︎
FAIRE, premier accélérateur de projets architecturaux et urbains innovants, est destiné aux architectes, designers, urbanistes, paysagistes et plus largement à tous les acteurs de la ville engagés dans la recherche, émergents ou confirmés, ainsi qu’aux étudiants des écoles d’architecture et de design. ↩︎
La Camaraderie est un studio de design basé à Montréal qui crée des expériences et espaces narratifs, participatifs et interactifs. ↩︎
Daily tous les jours est un studio d’art et de design montréalais connu pour la conception d’expériences collectives en espace public. ↩︎