Le corpus de textes suivant offre un regard féministe sur la technologie et l'écologie.
Aujourd'hui plus que jamais, il est nécessaire de lier ces 3 thématiques pour remettre en question nos modes de consommation.
Mise en page par Serdane Micas à l'aide de la bibliothèque de Paged.js
Les titres sont composés avec la ARK-ES d'Eddie Stuart et le corps de texte avec la Saira d'Hecto Gatti.
Sommaire
Casser leur machines, fabriquer les nôtres
Placer des obstacles sur la voie
Le féminisme des données
Casser leurs machines, fabriquer les notres
Entretien avec Amel Sabbah, Naiké Desquesnes et Mathieu Brier réalisé par Léna Silberzahn et Pierre de Jouvancourt.
Pour une critique féministe de l’industrialisation du monde
Pouvez-vous présenter ce festival, qui a eu lieu au printemps 2024 à l’espace autogéré des Tanneries à Dijon ?
Pourquoi avez-vous décidé d’organiser un festival sur « la critique des technologies et l’industrialisation du monde » ?
C’était la septième édition du Festival du livre et des cultures libres de l’espace autogéré des Tanneries, désormais nommé
le Livrosaurus Rex. Chaque année on s’empare d’un thème pour dérouler des moments de conférences, projections, spectacles, discussions
pendant un week-end. Parmi l’équipe d’organisation, on est plusieur·es à se sentir appartenir à la fois au mouvement féministe
(ou à ses alliés) et au mouvement de critique des technologies. Ce sont des courants de pensée qui ont structuré politiquement nos
luttes et nos vies, que ce soit parce que certain·es ont co-animé plusieurs années la revue Z, parce que d’autres lisent et invitent
Isabelle Stengers, François Jarrige ou Donna Harraway, ou encore s’organisent en mixité choisie, refusent le smartphone et résistent
au nucléaire et aux nano-puces.
Féminisme et techno-critique sont souvent présentés comme incompatibles, voire adversaires. Pour nous qui nous revendiquons des deux,
c’était le moment d’affirmer publiquement : « oui, être anti-tech woke, c’est possible ! ». Ainsi on se réapproprie une pensée qui nous
tient a cœur, la critique radicale de la techno-industrie, et on retourne le stigmate qu’est devenu le mot woke en France : on veut
absolument être « woke » s’il s’agit de prendre en compte les pensées féministes, décoloniales, et d’œuvrer pour une justice sociale.
Féminisme et techno-critique sont souvent présentés comme incompatibles… au contraire, nous affirmons :
être anti-tech woke, c’est possible !
Vous avez des exemples ?
Le mouvement pour un internet libre, incarné par Riseup, Framasoft ou la Quadrature du net, dit clairement que se lier les mains aux GAFAM
pour la moindre de nos communications est une mauvaise idée, pour ne pas dire plus. L’Atelier paysan met en actes une progression de
l’autonomie paysanne face au cycle infernal endettement-équipement-agrandissement. Les gens qui sabotent clandestinement des antennes
5G montrent comment on peut commencer à démanteler un système nocif avant qu’il ne devienne indispensable. Les ateliers féministes de
réparation de vélo qui surgissent un peu partout aident à penser une émancipation de la bagnole qui pourrait ne pas ignorer les besoins
des mères seules pour faire leurs courses, par exemple.
Penser ensemble d’une part la lutte contre le nucléaire et les méga-projets éoliens, d’autre part les conditions de production de
l’électricité dans une coopérative comme Enercoop, est un moyen de trouver une prise sur un secteur majeur où l’État et l’industrie
fixent d’habitude les règles du jeu. La lutte continue depuis maintenant plus de dix ans contre les « grands projets », qui se
renouvelle sans cesse et garde un haut niveau de conflictualité, maintient la question du démantèlement industriel à l’ordre
du jour du débat public.
À Grenoble, le petit mouvement naissant pour la réintroduction des cabines téléphoniques nous semble aussi très enthousiasmant. Il a un
côté symbolique, mais pas seulement : la possibilité de passer un coup de fil depuis l’espace public a disparu alors qu’elle est précieuse,
lorsqu’on n’a pas de crédit ou parce qu’on a des raisons d’avoir laissé son téléphone perso chez soi (qu’on pense que la police nous
surveille, ou qu’on soit victime de violence conjugale et que la personne avec qui on vit contrôle notre téléphone). Les luttes qui vont
se multiplier autour des destructions d’emplois liées au déploiement de l’intelligence artificielle seront aussi autant de lieux de discussion
autour du type de vie ensemble nous défendons et de ce que devraient être de bons emplois, ou encore de bons services publics.
Il faut réussir à résister à l’alternative infernale qui se pose dès que la question se résume au choix entre utiliser un
service numérique ou être dans la merde. Car bien souvent, les technologies sont utilisées parce qu’elles rendent de réels services.
Mais elles rendent souvent d’autant plus service qu’elles comblent des failles sociales : les dispositifs d’alerte pour les personnes
âgées en sont un bon exemple. L’isolement des personnes rend dépendant à des technologies.
Beaucoup de techniques de procréation, d’appareillages très sophistiqués, de prises d’hormones viennent répondre a des injonctions
sociales : il faut prendre la pilule pour être une femme sans trop de pilosité, prendre des hormones pour correspondre à des stéréotypes
de genre dans une société binaire, avoir « ses » enfants dans un monde où les liens se tissent autour de la très respectée et très resserrée
« famille » et où tout autre type de liens n’est pas reconnu. Il faut se méfier du prisme de l’aliénation qui ne nous ferait voir que des
injonctions sociales là où il y a aussi des désirs et des choix, mais on ne peut pas pour autant faire comme si ces choix étaient faits dans
une société « neutre ».
D’autres technologies sont rendues indispensables par l’héritage industriel fait de contaminations : ainsi il est compliqué de penser
les soins du cancer sans équipement de pointe, et les cancers sont justement produits massivement par la société industrielle. On voit
bien qu’il n’y aura pas de possibilité collective et massive de se défaire de l’emprise de la techno-industrie sans de vastes mouvements
d’émancipation sociale. Autrement dit, pas d’anti-tech sans féminisme, et vice versa.
Placer des obstacles sur la voie
Corinne Morel-Darleux
À propos de Ursula K. Le Guin,
traduit de l’anglais (USA) par Hélène Collon, Préface de Patricia Farazzi, Paris, Éditions de l’Éclat, 2020.
Ce qui frappe d’emblée, dans ce recueil de textes composés entre 1976 et 1988, c’est que quand Ursula le Guin écrit, elle s’adresse à quelqu’un.
Plus précisément : à nous. L’autrice n’écrit pas pour les critiques, pour ses pairs ou pour les médias. Juste pour nous. Et nous, on lit
Ursula le Guin parler de féminisme, de peuples autochtones, de fiction et d’écriture comme on recevrait les conseils d’une aînée
bienveillante, les embrassades de réassurance d’une amie chère. D’autant plus amicale que l’écrivaine ne dissimule aucun de ses doutes,
de ses inimitiés ou sympathies. Il n’y a ni complaisance, ni raccourci ni effet de mode, ni certitudes assénées dans ses écrits. Ses essais,
conférences ou discours ne sont pas des thèses, mais plutôt des cheminements intellectuels dans lesquels l’écrivaine nous embarque sans nous
en cacher les recoins ni jamais nous perdre. Et quand elle-même s’est trompée de chemin, elle le dit : certains écrits ont été repris au fil
des années et des prises de conscience, sur le féminisme notamment, et elle nous en livre les modifications successives avec beaucoup de
sincérité et de modestie. Ça n’a l’air de rien, mais imagine-t-on aujourd’hui beaucoup des « grands » intellectuels en faire autant ? Ici,
nulle trace de la distance que mettent certains essayistes entre leur propre expérience de la vie, sa rugosité et ses joies, et leurs
réflexions. Ses réflexions sont situées mais aussi incarnées, frottées et polies à la vie. De ces femmes qui n’ont pas peur de s’exposer,
de parler à la première personne du singulier, de prôner le roman sans peur de se faire taxer de romantiques, de trouver féconds les
aller-retours entre réel et fiction, entre la politique et la vie. Comme elle le dira dans un discours en 1986 : « On entend, dans les
propos de Sojourner Truth [une ancienne esclave qui milita toute sa vie pour l’abolition de l’esclavage et pour la cause des femmes], le
rapprochement, le mariage de la parole publique et de l’expérience personnelle, privée, avec pour résultat une puissance, quelque chose
de très beau, le véritable discours de la raison ». Elle écrira aussi, la même année : « je veux parler, moi, du poème comme pain et non
comme pâtisserie, non comme chef d’œuvre, mais comme œuvre de vie ».
Ursula le Guin s’adresse donc directement à nous, lecteurs — et lectrices puisque dans ce volume beaucoup de textes s’adressent aux femmes,
aux écrivaines, aux mères, à celles qui vieillissent. Ainsi du premier texte de 1976, « La vieille dame et l’espace » où l’autrice de science-fiction,
pour évoquer la ménopause, s’amuse à imaginer quel serait le candidat idéal pour embarquer dans un vaisseau spatial et expliquer les ressorts de
l’humanité à des extra-terrestres : un cosmonaute ? De jeunes gens « courageux et méritants, brillants, instruits et en excellente forme physique »
? « Non, moi, j’irais au grand magasin du coin ou au marché du village, et je choisirais une vieille dame, en tout cas plus de soixante ans – celle
qui tient le stand de bijoux fantaisie ou de noix de bétel, par exemple » et de poursuivre : « elle n’aurait pas la fraîcheur de la rosée (…) elle
a donné la vie et affronté la mort plusieurs fois – en même temps », et de conclure : « Allez, hop, Mamie ! C’est toi qui monteras dans le vaisseau
spatial ! ». Car c’est une autre caractéristique d’Ursula le Guin : elle est drôle. Vraiment. Au milieu de ses essais, parfois tout à fait sérieux,
elle a l’art de glisser une pirouette, comme une petite embardée juste avant que ça ne devienne sérieux-ennuyeux. De multiplier les niveaux de
langage, d’avancer un trait d’ironie, un mot d’argot bien placé, un « Machoman » au milieu de considérations sur l’identité de genre, le planning
familial, l’utopie ou les procédés narratifs pour désamorcer tout effet de théorie critique barbante et précieuse. Ce n’est jamais pédant, jamais
hors sol. C’est à la fois intelligent et malicieux. Et ce combo fait un bien fou.
Féminisme des données
Hubert Guillaud Article originellement publié sur InternetActu.net le 27 septembre 2021
Pour un féminisme des données
Le féminisme des données de Catherine D’Ignazio et Lauren Klein est l’un des ouvrages les plus stimulants qui soit pour faire une lecture
politique des transformations numériques. Le livre propose rien de moins que de réinventer la sciences des données et l’ouverture des données…
en remettant le consentement au coeur de l’échange de données et en construisant une science des données qui émancipent les utilisateurs plutôt
que de les exploiter. Nous vous proposons une synthèse détaillée du livre en anglais, pour vous aider à changer d’avis sur la façon dont on considère
les données !
Le féminisme des données est à la fois un mouvement et un mode de pensée qui s’oppose à la manière dont le monde des datasciences considère les
données, comme un matériel à exploiter. Il propose à la science des données et au mouvement pour l’ouverture des données qui le structure de se
réinventer, de prendre en considération d’autres valeurs pour partager et exploiter les données. Le féminisme des données n’est pas qu’une critique,
il est d’abord et avant tout un programme pour remettre le consentement au cœur de l’échange de données et construire une science des données qui
émancipent les utilisateurs plutôt qu’elle ne les exploite. Retour sur un concept novateur et peu connu, une notion politique et manifeste qui propose
rien de moins que d’inverser la façon dont on considère les données.
Le féminisme des données repose sur 7 principes qui dirige son action :
Examiner le pouvoir : le féminisme des données commence par l’analyse du fonctionnement du pouvoir.
Défier le pouvoir : Le data féminisme s’engage à remettre en question les structures de pouvoir inégales et à œuvrer pour la justice.
Valoriser l’émotion et l’incarnation. Le féminisme des données nous apprend à valoriser de multiples formes de connaissances, y compris celles qui proviennent des personnes en tant que corps vivants et sensibles dans le monde.
Repenser le binarisme et les hiérarchies. Le féminisme des données nous oblige à remettre en question le binaire du genre, ainsi que d’autres systèmes de comptage et de classification qui perpétuent l’oppression.
Adopter le pluralisme. Le féminisme des données insiste sur le fait que la connaissance la plus complète provient de la synthèse de perspectives multiples, la priorité étant donnée aux modes de connaissance locaux, autochtones et expérientiels.
Tenir compte du contexte. Le féminisme des données affirme que les données ne sont pas neutres ou objectives. Elles sont le produit de relations sociales inégales, et ce contexte est essentiel pour mener une analyse précise et éthique.
Rendre le travail visible. Le travail de la science des données, comme tout travail dans le monde, est le travail de nombreuses mains. Le féminisme des données rend ce travail visible afin qu’il soit reconnu et valorisé.
Data Feminism n’est pas seulement un propos sur les femmes ou le genre. C’est une réflexion sur l’émancipation par la science des données. La force du livre de Klein et D’Ignazio est de bâtir une réflexion politique sur les données et les calculs… de politiser la science des données sans la réduire à une injonction à l’ouverture ou à l’amélioration sans fin des données. Ce n’est pas un petit pas de côté !