Placer des obstacles sur la voie

Corinne Morel-Darleux
À propos de Ursula K. Le Guin, traduit de l’anglais (USA) par Hélène Collon, Préface de Patricia Farazzi, Paris, Éditions de l’Éclat, 2020.

Ce qui frappe d’emblée, dans ce recueil de textes composés entre 1976 et 1988, c’est que quand Ursula le Guin écrit, elle s’adresse à quelqu’un. Plus précisément : à nous. L’autrice n’écrit pas pour les critiques, pour ses pairs ou pour les médias. Juste pour nous. Et nous, on lit Ursula le Guin parler de féminisme, de peuples autochtones, de fiction et d’écriture comme on recevrait les conseils d’une aînée bienveillante, les embrassades de réassurance d’une amie chère. D’autant plus amicale que l’écrivaine ne dissimule aucun de ses doutes, de ses inimitiés ou sympathies. Il n’y a ni complaisance, ni raccourci ni effet de mode, ni certitudes assénées dans ses écrits. Ses essais, conférences ou discours ne sont pas des thèses, mais plutôt des cheminements intellectuels dans lesquels l’écrivaine nous embarque sans nous en cacher les recoins ni jamais nous perdre. Et quand elle-même s’est trompée de chemin, elle le dit : certains écrits ont été repris au fil des années et des prises de conscience, sur le féminisme notamment, et elle nous en livre les modifications successives avec beaucoup de sincérité et de modestie. Ça n’a l’air de rien, mais imagine-t-on aujourd’hui beaucoup des « grands » intellectuels en faire autant ? Ici, nulle trace de la distance que mettent certains essayistes entre leur propre expérience de la vie, sa rugosité et ses joies, et leurs réflexions. Ses réflexions sont situées mais aussi incarnées, frottées et polies à la vie. De ces femmes qui n’ont pas peur de s’exposer, de parler à la première personne du singulier, de prôner le roman sans peur de se faire taxer de romantiques, de trouver féconds les aller-retours entre réel et fiction, entre la politique et la vie. Comme elle le dira dans un discours en 1986 : « On entend, dans les propos de Sojourner Truth [une ancienne esclave qui milita toute sa vie pour l’abolition de l’esclavage et pour la cause des femmes], le rapprochement, le mariage de la parole publique et de l’expérience personnelle, privée, avec pour résultat une puissance, quelque chose de très beau, le véritable discours de la raison ». Elle écrira aussi, la même année : « je veux parler, moi, du poème comme pain et non comme pâtisserie, non comme chef d’œuvre, mais comme œuvre de vie ».

Ursula le Guin s’adresse donc directement à nous, lecteurs — et lectrices puisque dans ce volume beaucoup de textes s’adressent aux femmes, aux écrivaines, aux mères, à celles qui vieillissent. Ainsi du premier texte de 1976, « La vieille dame et l’espace » où l’autrice de science-fiction, pour évoquer la ménopause, s’amuse à imaginer quel serait le candidat idéal pour embarquer dans un vaisseau spatial et expliquer les ressorts de l’humanité à des extra-terrestres : un cosmonaute ? De jeunes gens « courageux et méritants, brillants, instruits et en excellente forme physique » ? « Non, moi, j’irais au grand magasin du coin ou au marché du village, et je choisirais une vieille dame, en tout cas plus de soixante ans – celle qui tient le stand de bijoux fantaisie ou de noix de bétel, par exemple » et de poursuivre : « elle n’aurait pas la fraîcheur de la rosée (…) elle a donné la vie et affronté la mort plusieurs fois – en même temps », et de conclure : « Allez, hop, Mamie ! C’est toi qui monteras dans le vaisseau spatial ! ». Car c’est une autre caractéristique d’Ursula le Guin : elle est drôle. Vraiment. Au milieu de ses essais, parfois tout à fait sérieux, elle a l’art de glisser une pirouette, comme une petite embardée juste avant que ça ne devienne sérieux-ennuyeux. De multiplier les niveaux de langage, d’avancer un trait d’ironie, un mot d’argot bien placé, un « Machoman » au milieu de considérations sur l’identité de genre, le planning familial, l’utopie ou les procédés narratifs pour désamorcer tout effet de théorie critique barbante et précieuse. Ce n’est jamais pédant, jamais hors sol. C’est à la fois intelligent et malicieux. Et ce combo fait un bien fou.