Aux apatrides du web merdique

Thibault Prévost

Quinze ans après sa naissance, le Web 2.0, celui des réseaux sociaux, des applis et de la disruption, est en train d'agoniser, sans qu'on sache encore réellement ce qui lui succédera. En cause : l'emmerdification, ou la lente dégradation du capitalisme de plateforme.

Ça y est, c'est la fin. Le web ferme boutique. Enfin, pas n'importe quel web, certes – le web social, celui qui domine l'écosystème de l'information depuis 2010. Vous n'êtes pas au courant ? Pourtant, les épitaphes se multiplient dans la presse tech nocritique depuis quelques mois, autant aux États-Unis que sur nos terres hexagonales. Petit florilège. Le 30 décembre, Wired décrivait 2023 comme "l'année où l'Internet millennial est mort". En octobre, le New Yorker nous expliquait, en se rappelant du bon vieux temps, pourquoi "Internet a cessé d'être fun" (spoiler alert: l'article décrit essentiellement le destin des réseaux sociaux, ce qui n'a pas grand chose à voir avec "Internet"). En avril, Ellis Hamburger promettait, après sept ans passés chez Snapchat, que "les réseaux sociaux sont destinés à mourir". Même son de cloche chez l'éditorialiste Ed Zitron qui affirmait en février que "les réseaux sociaux sont en train de mourir", tandis que la LA Times balançait la même prophétie en août. Gradation finale dans l'oracle, certains médias, comme Business Insider ou Vice affirment au présent que les "réseaux sociaux sont morts", et qu'ils auraient entraîné avec eux leur cohorte maudite d'influenceurs, de marketeux et de monétiseurs d'attention. (Cherchez "social media is dead" sur Google, et vous comprendrez l'ampleur de l'angoisse qui étreint la classe disruptrice des années 2010.) Même le réputé technocritique Ian Bogost se muait en prophète dans The Atlantic dès 2022 : "L'ère des réseaux sociaux touche à sa fin – et elle n'aurait jamais dû commencer."

The New Yorker - Pourquoi Internet a cessé d'être fun

Il faut se rendre compte de l'énormité du virage idéologique pris par une partie de la presse spécialisée. Pendant plus d'une décennie, la croissance et la consolidation des oligopoles du Web a semblé si inexorable, si effroyable, si totale, qu'envisager les scénarios de leur chute relevait du blasphématoire ou du délirant. Une pandémie plus tard, des journalistes tech dansent joyeusement sur les cadavres des titans supranationaux de la décennie 2010, comme si c'était la chose la plus inéluctable qui soit. Est-ce réellement le cas, ou assiste-t-on simplement à la vague de nostalgie d'une génération d'ex-jeunes journalistes nés dans le web des blogs, venus au métier avec le web social et devenus progressivement des trentenaires déconcertés par les usages numériques de la génération suivante ? Y aurait-il un peu des deux? Si le web millennial est mort, penchons-nous au moins sur le cadavre pour une petite séance d'autopsie.

Ce sentiment de déliquescence part d'un constat simple : plus le temps passe, plus le web social, né autour de l'an de grâce 2005, devient merdique. J'écris "merdique" à dessein : l'emmerdification (enshittification) du Web est un concept, formulé en version beta fin 2022 par l'infatigable technocritique Cory Doctorow, qui n'a depuis cessé de le polir. Dans sa version la plus concise, datée de janvier 2023, le principe d'emmerdification postule que "premièrement, les plateformes séduisent leurs utilisateurs ; ensuite, elles les exploitent au profit de leurs clients ; pour finir, elles exploitent leurs clients pour récupérer toute la valeur produite. Enfin, elles meurent." La puissance de l'analyse de Doctorow réside dans l'idée que la détérioration des services offerts par le capitalisme de plateforme n'est pas circonstancielle mais structurelle, inhérente au modèle lui-même, qui n'a jamais été conçu pour durer mais pour capter un maximum de valeur en un minimum de temps quitte à tout détruire sur son passage – "Move fast and break things".

Wired - L'emmerdification de Tiktok (et du web social)

Pour détrôner MySpace, Facebook a d'abord cherché à nous montrer ce qui nous plaisait, tout en facilitant au maximum le transfert d'utilisateurs vers sa plateforme. L'effet de réseau, selon lequel un système gagne en valeur à mesure que son nombre d'utilisateurs augmente, a joué à fond. Les gens rejoignaient Facebook parce que leurs proches étaient sur Facebook, ce qui encourageait d'autres gens à rejoindre Facebook. Une fois une masse critique atteinte et sa position dominante assurée, la plateforme s'est transformée en un jardin emmuré, emprisonnant ses utilisateurs dans un enclos panoptique où chacun de leurs posts était surveillé, analysé et exploité au profit des annonceurs. Petit à petit, le site est devenu hostile, ennuyeux et globalement invivable. La même chose se produit sur les autres plateformes. Les disrupteurs frénétiques de 2005, pleins de fonctionnalités et d'usages inédits, sont devenus les monopoles ronronnants de 2020, où nous tournons sans but dans des aquariums informationnels saumâtres.