Introduction

Cet écrit aborde la manière dont Irma Boom a réinventé le livre-objet, en explorant son approche radicale du design et son impact sur la création contemporaine. Nous commencerons par définir le livre-objet, en retraçant sa genèse dans les milieux surréalistes et futuristes, où la forme du livre acquiert une valeur expressive inédite. Ensuite, nous présenterons un panorama de designers qui ont contribué à l’évolution du livre-objet, en explorant différentes approches : de l’expérimentation typographique à l’utilisation de matériaux non conventionnels. Enfin, nous analyserons en détail l’œuvre d’Irma Boom, en mettant en lumière les éléments qui singularisent ses créations et qui ont marqué l’histoire du design du livre.

I. Le livre-objet : qu’est-ce que c’est ?

Qu’est-ce qu’un livre-objet ?

Le terme « livre-objet » a été inventé par Georges Hugnet, poète, écrivain, dramaturge, graphiste et cinéaste français. Son œuvre est associée au mouvement surréaliste. Il fut le premier historien à étudier le mouvement dada. Son amour pour l’art le poussa à essayer toutes sortes de pratiques : il devint épisodiquement relieur, rue de Buci, où il produisit des reliures uniques, dont les livres étaient appelés par l’auteur « livre-objet ». Il fut également cofondateur d’une maison d’édition clandestine après la guerre, appelée les « Éditions de Minuit », maison d’édition française encore existante. Apparu dans une rue de Paris à Saint-Germain-des-Prés, entouré des surréalistes, le mot « livre-objet », à cette époque, n’était qu’une expression et non un terme théorique. Pour ses livres-objets, Georges Hugnet fit appel à des artistes surréalistes tels que Max Jacob, Marcoussis, Miró, Dalí, Duchamp, Tanguy, Bellmer, Arp, Picasso ou Beaudin, qui réalisèrent les illustrations de ses ouvrages.

Le lien avec le livre d’art

Dans l’histoire de l’art, le terme « livre-objet » a été théorisé par les artistes futuristes, comme Fortunato Depero, qui produisit un manifeste décrivant les différents aspects du mouvement futuriste, tout en promouvant l’idéologie de la modernité à travers l’industrialisation et la vitesse. L’ouvrage est relié avec deux écrous Livre Depero Futurista, livre-manifeste du mouvement futuriste : https://actualitte.com/article/28304/insolite/lire‑depero‑futurista‑livre‑manifeste‑du mouvement‑futuriste. Il est considéré comme le premier livre-objet identifié, car le fond et la forme y sont sur un pied d’égalité. On trouve également, comme autre exemple de livre-objet, le livre-machine de Filippo Tommaso Marinetti, réalisé en lithographiant le texte sur des plaques de fer-blanc en 1932 Filippo Tommaso Marinetti, Parole in libertà –https://fr.pixartprinting.be/blog/futurisme‑livres‑objet/. Reprenant le texte imprimé sur papier de Parole in libertà, on y retrouve la pensée futuriste à travers l’utilisation de plaques de fer-blanc, matériau représentant le futur par son usage dans l’aéronautique, par exemple. De nouvelles techniques d’impression sont ainsi créées ; l’innovation dans ce domaine s’inscrit dans la continuité de la pensée futuriste.

Mais quelle est la différence entre le livre-objet et le livre d’art ? On remarque qu’ils sont souvent associés. La frontière entre ces deux catégories, livre d’art et livre-objet, est très fine. En soi, la différence réside dans l’accent mis sur la relation entre la forme physique du livre et son contenu, caractéristique essentielle du livre-objet. Pour le livre d’art, cette dimension formelle n’est présente que dans certains cas ; il s’agit, dans la majorité des cas, d’un ouvrage qui présente un panorama d’œuvres sans lien physique ni conceptuel particulier dans sa conception.

Multiplicité des pratiques autour du livre-objet

En explorant le panorama des designers graphiques dans le livre-objet, certaines figures reviennent. Notamment celle de Karel Martens, designer graphique néerlandais. Nous remarquons, comme point commun avec Irma Boom, celui des origines, mais aussi la maîtrise du travail sous forme de livre, très présent dans la pratique des designers graphiques aux Pays-Bas. Karel Martens produit souvent, à partir de contraintes imposées, des motifs imprimés. Il s’exerce à des techniques d’impression expérimentales, présentes dans l’ensemble de sa pratique. La principale composante de son travail est l’impression de motifs, motifs que nous retrouvons dans ses livres-objets, composés d’un langage graphique bien à lui. Il travaille avec des formes sensibles en se détachant du sens subjectif et en ramenant la forme à son essence brute. Le livre qui retrace l’ensemble de sa production Printed matter / Drukwerk est sorti aux éditions Hyphen Press en 1996. Il a reçu le prix Heineken Prize jury report. (Le prix Heineken est décerné en signe d’appréciation pour des réalisations exceptionnelles en matière de recherche en sciences, mais aussi en art.) Il contient beaucoup d’impressions expérimentales avec des compositions complexes et des motifs radiaux. Il fut réédité en 2001 et en 2010. Karel Martens recherche sur le livre-objet a évolué. Il aborde différentes pratiques graphiques, comme dans Every day is a new day (Calendar 2024), dans lesquel son travail d’impression sur les dates est reconnaissable par la multiplicité des couleurs et des surimpressions. Autre acteur dans le domaine du livre-objet, l’artiste Philippe Millot est connu pour son approche inspirée ou influencée par les graphistes français des clubs de livres des années 1950–1970, ainsi que par l’étude approfondie des livres médiévaux. Il collabore avec les éditions Cent Pages depuis 2002 et a produit des livres de poche qui ont une portée sociale d’une part par le format, mais aussi par le travail sur la couverture, l’esthétique y est plus classique et discrèteLivre, Jean Rolin, L’albatros est un chasseur solitaire: https://shop.ichetkar.fr/58‑editions‑cent‑pages.

Il fait des choix dans sa taille, dans les choix des couleurs et des textures avec un travail typographique visible dès la couverture. Il se spécialise sur le format de poche, avec des textes classiques de la littérature avec lesquels il compose un écrin ou un dessin d’une grande justesse. L’objet se complète dans le lien que prend la forme par rapport au fond textuel. D’autres designers graphiques spécifiquement dans le design du livre, tel que David Pearson avec la série Great Ideas Penguin Great Ideas – Series 6 : https://www.wemadethis.co.uk/blog/2020/09/penguin‑great‑ideas‑series‑6/de la maison d’édition britannique Penguin Books, a su rendre iconiques les couvertures de la série. Chaque couverture a une identité visuelle qui fait un tout, malgré les différents sujets de chaque livre. Cette série a réussi à vendre quatre millions d’exemplaires grâce au travail typographique et graphique de David Pearson par ses couvertures.Ces séries de couvertures sont souvent liées par un choix colorimétrique appliqué à l’ensemble de la série. L’œuvre du livre-objet est abordée par des compositions à partir de motifs et d’expérimentations de techniques d’impressions. Mais aussi un contenu ou un style typographique unique et en continuité avec le contenu ou un concept. La diversité des pratiques autour du livre permet d’identifier les éléments qui apportent une nouvelle dimension au livre. Le travail d’Irma Boom a été reconnu comme une pratique engagée sur l’ensemble des éléments d’un livre. Et nous allons observer l’ensemble de son œuvre pour définir ce qui singularise ses livres en tant que designeuse graphique .

Le travail d’Irma Boom : une réinvention du livre-objet

L’approche d’Irma Boom : un design radical

L’approche d’Irma Boom s’applique au le livre comme un architecte à une bâtisse. Elle définit sa vision: « Le rôle du concepteur ne se limite pas à faire un livre qui a de l’allure. Le livre en tant que pièce à part entière est important pour moi : contenu, taille, poids, odeur. Petites pièces d’architecture, j’aime construire des livres. » Nous avons donc une vision d’ensemble de l’objet. Son travail fut reconnu dans un premier temps grâce au le projet SHV, un livre monumental, mais elle a aussi produit plus de 300 livres Livre SHV : https://www.huisvanhetboek.nl/en/collecties/irma‑boom‑shv‑1896–1996.

Nous allons nous concentrer sur l’analyse de quelques-uns de ses projets, pour introduire l’approche unique d’Irma Boom. Chacun de ses projets est unique et Boom les aborde sans prérequis. Le projet SHV montre son rapport avec le commanditaire et les différents secteurs présents dans le processus. Le livre Colour Based On Nature est publié en 2012 par les éditions Thomas Eyck. Thomas Eyck est un designer qui a créé son label en 2007. Il aborde le design non pas à partir d’un concept, mais à partir d’une pratique artisanale et l’intègre dans ses projets. Il mandate Irma Boom pour créer un livre explorant la relation entre couleur et patrimoine naturel. L’objectif initial est de « traduire des sites UNESCO en expérience chromatique », selon ses termes. Le choix d’Irma Boom pour produire une visualisation sensible des espaces naturels et classés au patrimoine de l’UNESCO en danger, a été de reproduire un diagramme colorimétrique autour des couleurs présentes dans chaque lieu. « Des informations détaillées sur les biens du patrimoine mondial, leurs critères de sélection, le nombre de sites inscrits par pays et les régions les plus menacées font de cet ouvrage un hommage important aux raisons d’être de ces lieux. » (1). La matérialisation de ses diagrammes fut possible grâce à sa collaboration avec l’industriel Knoll constructeur de mobilier au design, conçu pour une utilisation dans les lieux des bureaux. En continuité avec ce projet, elle réalisera des textiles utilisés par l’entreprise. Ce textile, qui reprend le diagramme chromatique d’un espace naturel protégé présenté dans le livre, transforme l’ouvrage en une véritable œuvre textile et en une représentation matérielle de l’iconographie des sites protégés de l’UNESCO.

Le second projet abordé est en continuité avec le premier, et le livre de Sheila Hicks : Weaving as Metaphor. C’est donc un livre d’art commandité par l’artiste elle-même. Sheila Hicks, artiste textile renommée, cherchait un designer capable de traduire son travail en un objet éditorial unique. C’est le photographe Josef Koudelka qui a recommandé Irma Boom après avoir découvert ses créations dans une librairie parisienne. Leur collaboration a permis de fusionner les visions artistiques des deux créatrices, donnant lieu à une monographie qui reflète autant l’univers textile de Hicks que l’innovation conceptuelle de Boom. Il fut publié en 2006 par Yale University Press. Le design est composé d’une couverture embossée en référence aux trames tissées de l’artiste. Les pages ont des bords irréguliers coupés à la scie qui imitent au toucher la texture des œuvres textiles de l’artiste. L’œuvre de Sheila Hicks aborde ses œuvres, comme Irma Boom avec ses livres. Les deux ne se laissent pas définir par les différentes caractéristiques qui composent leur pratique. Leurs projets sont des fusions entre artisanat, sculpture et design. Elles sont reconnues pour leurs audaces et leurs radicalités dans la conception de leurs projets. Comme cette tranche blanche qui est coupé à la scie. La mise en place de technique et de matériaux inhabituels dans leurs pratiques. La reconnaissance de leur collaboration a été clairement mise en avant avec le prix du plus beau livre au monde en 2006 à la foire du livre de Leipzig Livre Sheila Hick: https://dutchmuseumgiftshop.nl/wp‑content/uploads/2022/07/Sheila‑Hicks.‑Allard‑Pierson‑Book‑Manifest.jpg / https://slate.com/human‑interest/2013/10/irma‑boom‑the‑architecture‑of‑the‑book.html![[Sheila‑Hicks.‑Allard‑Pierson‑Book‑Manifest.jpg]].

Le livre d’art : une œuvre à part entière

L’importance dans le travail d’Irma Boom est de mettre l’accent sur la matérialité de ses livres et cela influe sur la pratique des nouvelles générations. Notons également l’importance des choix de collaborateurs avec lesquels elle a travaillé comme le designer Thomas Eyck avec qui elle a conçu Colour Based On Nature publié en 2012. Thomas Eyck a produit plusieurs objets avec lesquels l’enjeu du textile utilisé comme matériau apparait clairement dans les différentes collections de Thomas Eyck .
En repoussant sans cesse les limites de sa pratique et en cultivant un goût prononcé pour la collaboration avec des artisans, Irma Boom a développé une nouvelle approche de l’utilisation des matériaux, en cohérence avec le propos de ses livres. Elle a ainsi su inspirer les nouvelles générations, leur donnant l’envie d’expérimenter de nouvelles formes d’expression dans le design graphique.

Inspirés par l’approche immersive d’Irma Boom, les designers contemporains cherchent à créer des livres qui engagent activement le lecteur par leur interactivité physique ou visuelle. À travers des projets tels que Beauty Books, conçu par le duo de designers Stefan Sagmeister et Jessica Walsh et publié par la maison d’édition Phaidon, ils explorent les différentes facettes de la beauté, comme des concepts présents dans le design et l’architecture. Cette beauté, au sens conceptuel, est utilisée dans ce projet pour produire des formes qui influencent le comportement de chacun.

À partir de recherches sur des techniques innovantes et d’une approche sensible, Sagmeister et Walsh réalisent des créations de caractères en 3D et interrogent les différentes formes générées par ce que leur beauté renvoie. L’expérience de la beauté, son interaction avec l’esthétique, ainsi que la transformation visuelle qu’elle engendre sont autant de questions directement liées à la recherche constante de nouvelles techniques, visant à enrichir un projet. Ces recherches permettent d’impacter à la fois le fond et la forme, comme dans les différents livres conçus par Irma Boom.

D’autres designers graphiques, tels que Hansje van Halem, passionnée par la typographie, la conception de livres et l’impression sous toutes ses formes, dirige également leur propre studio. Depuis 2003 à Amsterdam, Hansje van Halem est reconnue pour ses travaux typographiques au style psychédélique et expérimental qu’elle réalise grâce au dessin ou à des outils numériques. Elle pratique aussi la conception numérique des formes géométriques et l’impression en risographie. Elle produit des éditions comparables à des monographies dans lesquelles elle présente ses créations achevées ou inachevées des quatre dernières années. Ces ouvrages mettent en avant différentes techniques d’impression et d’expérimentation, offrant un panorama riche de sa pratique artistique ainsi que celle de ses collaborateurs. Son livre imprimé illustre des expressions géométriques avec des tons directs, des dorures et des embossages.

Les évolutions et les critiques du livre selon Irma Boom

Le livre est porteur d’informations, mais la place faite à ce seul aspect au sein des rayons des librairies dérange la designer néerlandaise. Dans un article sorti en 2013, elle évoque la présence croissante des livres sur les plateformes numériques, mais précise que cela ne l’inquiète pas ; au contraire, cela l’incite « à explorer plus en avant et en profondeur les propriétés spécifiques de l’objet imprimé ». Si elle met en compétition les deux médiums, sa pratique se distingue par une volonté constante d’innover, tout en accordant une place centrale à la matérialité dans chacun de ses projets. Dans son processus créatif, Irma Boom insiste sur l’importance d’un dialogue avec les commanditaires. Elle souligne que la réalisation d’un livre nécessite souvent des maquettes pour clarifier ses intentions et aider les commanditaires à comprendre sa vision. Cela montre qu’elle est consciente des défis liés à la collaboration dans la conception de livres.

Conclusion

Le livre-objet est apparu à travers la pratique artistique des artistes surréalistes et futuristes. Leur apparition est due à une volonté de questionner le médium du livre et d’une recherche d’innovation matérielle et technique. La réalisation du design d’un livre est souvent liée au design graphique. On remarque que la conception est souvent différenciée par un élément visible tel que la couverture ou le titrage qui relève d’une pratique typographique et de dessin de caractères. Mais aussi par l’utilisation de différentes techniques d’impression, de recherches sur la colorimétrie, ou encore par l’exploitation poussée de certains procédés à travers des motifs récurrents. La carrière d’Irma Boom dans le monde du livre reste la plus aboutie. Avec une expérience de la collaboration et de l’innovation, qui met au même niveau le design d’un livre à celui d’un travail d’architecture. L’influence principale d’Irma Boom se fait ressentir géographiquement aux Pays-Bas. On retrouve des pratiques qui explorent différents milieux d’artisanat qui peuvent accompagner la confection d’un livre. On remarque l’importance de la collaboration dans la confection des différents projets. Et l’importance d’une recherche constante de nouvelles formes qui permet de poser un nouveau regard sur le propos choisi. De nouvelles formes de confection de matériaux tellles que le tissage ou de la découpe du livre. Différentes pratiques sont adaptées pour d’autres usages que ceux pour lesquels elles ont été créées. C’est pourquoi la mise en place de systèmes qui repoussent la confection des livres par les différents designers présents, entre en connexion avec la pratique d’Irma Boom qui est la plus reconnue.

Quentin Meunier
Références

Références

Bibliographie

Bil’ak, Peter. «  Irma Boom, book designer », BACK COVER #5, 2012–2013, p.44 [https://www.typotheque.com/articles/irma‑boom‑interview]

GUILLERMOU, Tiphaine. « Karel Mar : l’impression qui compte. » janvier 2025. https://www.grapheine.com/histoire‑du‑graphisme/karel‑martens‑graphiste

Pijnappel, Johan. « Irma Boom » janvier 2025. https://www.manhattanrarebooks.com/pages/books/2763/irma‑boom‑johan‑pijnappel/shv‑think‑book‑1996–1896?soldItem=true

Luchetta, Eugenia. « Futurisme et livres-objets : la révolution typographique » octobre 2024. https://fr.pixartprinting.be/blog/futurisme‑livres‑objet/

BREWER, Jenny Book designer David Pearson returns to Penguin’s bestselling series, Great Ideas. décembre 2025. https://www.itsnicethat.com/news/david‑pearson‑great‑ideas‑book‑covers‑graphic‑design‑publication‑230920

Irma Boom, l’architecture du livre | Parole au graphisme décembre 2024. https://www.dailymotion.com/video/x1z9ckf

Ghys, Clément novembre 2024. https://www.liberation.fr/culture/2013/11/08/boom‑quand‑les‑bouquins‑font‑boum_945681/

Open House Lecture: Irma Boom novembre 2024. https://www.youtube.com/watch?v=Ej_B0DFBEmY

Sitographie (date de consultation)