Introduction

Lorsque l’on cherche la définition de datavisualisation sur wikipédia, le site nous donne la suivante : « La visualisation des données ou représentation graphique des données est un ensemble de méthodes permettant de résumer de manière graphique des données statistiques qualitatives ou quantitatives ou les deux à la fois afin de montrer les liens entre ces ensembles de données. »1. La représentation graphique de données telle qu’on l’entend aujourd’hui est apparue à la fin du XVIIIe siècle avec le Tableau poléométrique (1782)Tableau Poléométrique, Charles-René de Fourcroy, 1782. de Charles-René de Fourcroy et The Commercial and Political Atlas (1786)Exemple de graphique publié dans The Commercial and Political Atlas, William Playfair, 1786. de William Playfair. Au XIXe siècle sont ensuite inventées les cartes de données dont les travaux de Charles Joseph Minard sont un exemple parlant. C’est cependant durant la seconde moitié du XXe siècle que la visualisation de données prend un nouvel essor, sous l’impulsion notamment de John Tukey puis d’Edward Tufte, tous deux d’importants statisticiens. Enfin, l’avènement du numérique accélérera encore plus son développement. Aujourd’hui, on retrouve son utilisation dans les sciences, le journalisme et la statistique publique. Cette page Wikipédia, dont sont tirées les lignes précédentes, semble omettre ici que la datavisualisation est aussi massivement utilisée par les artistes. En effet, nombre de collectifs, d’artistes contemporains ou de designers auteurs sont spécialistes de la question ou du moins questionnent ce médium en s’éloignant ou non du sérieux scientifique qui entoure la pratique. Comme dans toute forme de création visuelle, certains praticiens décident d’y apporter une touche d’humour, qu’elle soit appropriée spécialement à ce médium ou dans la continuité de leur direction artistique. Une question s’impose alors, comment se manifeste l’humour dans la datavisualisation et quels sont ses objectifs ? Pour tenter d’y répondre, nous aborderons d’abord les formes de graphisme de données subtilement ironiques au service d’un sujet sérieux, puis dans un second temps les visualisations à la forme évidemment humoristique mais qui traitent quand même d’une véritable information et enfin les représentations graphiques de données sérieuses qui adoptent un décalage pour montrer spécifiquement la violence.


Forme sérieuse… ou pas

Les débuts de la représentation graphique des données sont incontestablement liés aux notions de cartes, de voyages, de temps et de quantités, autant d’éléments qui se situent dans des contextes géographiques et temporels précis. En cela, notre premier exemple, pourtant bien plus récent que les premiers diagrammes de Playfair, reste dans la continuité des balbutiements de la datavisualisation tout en jouissant de la précision contemporaine du graphisme de données. Dans Ultimate AtlasUltimate Atlas, Theo Deutinger, Lars Müller Publishers, 2019., Theo Deutinger nous propose effectivement un ensemble de chiffres, de données qui traitent d’un espace défini géographiquement et dans le temps. Ce livre, paru en 2019, tente d’illustrer les données de base de la Terre et de ses habitants pour créer un portrait global de la planète. Ici, l’architecte, designer et auteur d’un autre célèbre livre dont nous parlerons plus tard, se demande comment suivre tout ce qui se passe sur notre planète et comment partager ces informations avec ses habitants, malgré leurs différences de langue et de culture. Il s’appuie alors sur les visions de Richard Buckminster Fuller et Stewart Brand pour essayer de répondre à cette grande question, en nivelant radicalement les données graphiques. Le livre décompose la Terre en douze sections : surface, population, pays dans l’histoire, nature, alimentation, énergie, infrastructure, richesse, internet, armée, corps humain et espace (cosmologie). Chaque double-page est consacrée aux informations relatives à des sujets tels que les groupes ethniques, les religions, les ogives nucléaires et le nombre de véhicules motorisés par pays. Pour parler de ces notions, une bande blanche traversant horizontalement la double-page en prenant la majeure partie de sa hauteur, est découpée par des lignes noires verticales qui créent des subdivisions en pourcentages décroissants de gauche à droite. Ces colonnes blanches dont la taille varie en fonction du pourcentage d’un élément créent une représentation précise du sujet dont elles traitent.

Les douzes chapitres du livre.

Le livre ne comporte pas de numérotation de page mais chaque double-page, traitant d’un sujet particulier, est associée à un nombre qui fait référence à une sous-partie d’une section. Prenons l’exemple de la section « surface » dans laquelle la sous-partie numéro 10 correspond à « land use ». On apprend là grâce à la taille proéminente de la première colonne blanche de gauche que ce sont les forêts qui recouvrent le plus de kilomètres carrés de sol sur la Terre. On a ensuite, dans des tailles de plus en plus petites, la colonne suivante représentant les arbustes, la suivante montrant la proportion de prairies … Bien que les tailles soient comparables seulement visuellement, le pourcentage correspondant à ces colonnes n’étant pas écrit, la visualisation est précise et il est notifié que les données datent de 2015 et que la surface globale sur laquelle est basée l’infographie représente 148 138 000 km2.

Double-page de la dixième sous-partie « Land use » (section « Surface »).

Ce livre a donc pour vocation de cartographier la planète avec une clarté et une facilité impressionnantes, de représenter la Terre entière dans le livre. Deutinger propose en fait non sans ironie de restreindre un sujet aussi vaste à quelques données qui sont censées le définir. Subtilement, l’humour s’installe dans la forme que prend la datavisualisation sans pour autant s’imposer grossièrement et être aussi évidente qu’une blague lancée à voix haute. Il semble assez difficile de résumer la Terre entière dans un livre, surtout sur la base de chiffres. La proportion de plantations de riz par pays nous renseigne-t-elle vraiment totalement sur la vie sur Terre ? Le titre Ultimate Atlas donne dès le départ cette idée d’exhaustivité « ultime » permettant de comprendre à cent pour cent notre planète, ce qui paraît pourtant être une tâche ardue. L’auteur, qui joue donc de manière humoristique sur sa faculté à définir le lieu de vie de sept milliards d’habitants tous différents réussit quand même à transmettre des informations sous-jacentes comme s’il existait une deuxième lecture à ce travail de prime abord ubuesque. Dans la section consacrée à l’armée, il classe dans la visualisation no 58 les cent compagnies productrices d’armes qui en ont vendu le plus en 2017. La représentation graphique de ces données n’est pas laissée seule sur la page, elle est accompagnée d’un petit texte où Theo Deutinger explique que seuls cinq de ces sociétés ne sont pas occidentales, ce qu’il trouve hypocrite car l’occident qui prône la paix et la démocratie est en fait l’usine de la guerre dans le monde. D’autres double-pages vont dans ce sens comme celle qui indique le nombre de prisonniers détenus par pays ou celle de journalistes tués par pays.

Double-page de la cinquante-huitième sous-partie « Arms sales by the top one hundred arms-producting companies » (section « Military »).
Double-page de la soixante-deuxième sous-partie « Killed journalsts » (section « Military »).

Les textes qui accompagnent les datavisualisations proposent à chaque fois une critique de l’information donnée, parfois avec ironie et souvent avec cynisme. Ultimate Atlas laisse penser qu’il y a un cheminement de la pensée et une évolution de la réflexion à faire durant la lecture de ses pages. Alors qu’on pense d’abord qu’il peut s’agir d’une liste naïve et amusante de pourcentages et de grandes généralités censée définir la Terre, Deutinger se permet grâce à son concept de présenter des sujets de fond intéressants et révélateurs de la nature humaine. L’atlas ultime ne révèle pas seulement la composition de la terre où le nombre de volcans par pays, il traite aussi de l’impact humain sur cette planète en abordant le domaine social et l’écologie, en passant par Ikea et les pommes.

Le deuxième exemple dont je voudrai parler est le projet de James Bridle, Iraq War Wikihistoriography réalisé en 2010The Iraq War, a historiography of Wikipedia changelogs, 2004–09, James Bridle, encyclopédie en douze volumes, auto-édition, 2010.. Le contexte est placé, en l’occurrence un sujet très sérieux puisqu’il s’agit d’une guerre, qui plus est très controversée. Ce travail se présente sous la forme de douze volumes type encyclopédie intitulés The Iraq War, a historiography of Wikipedia changelogs, 2004–09. Ce titre sans équivoque nous indique tout de suite de quoi il s’agit. Cette série encyclopédique retrace l’historique des modifications de la page wikipédia de la guerre en Irak. Le nombre de volumes de cette suite permet de couvrir cinq années de changements appliqués à l’article Wikipédia sur ce conflit, de décembre 2004 à novembre 2009, soit un total de douze mille changements et pratiquement sept mille pages. Concrètement on lit dans ces livres ce qui a été changé sur la page Wikipédia à la date donnée. Cela donne ainsi, sur la page du livre, une partie pour chaque modification avec sa date, la ligne modifiée et son contenu. Il est donc difficilement imaginable d’arriver à lire les douze volumes comme un livre avec une trame narrative classique.

Exemples de pages du livre.
Démonstration du système de présentation du changement de la page Wikipédia.

Cet enchaînement d’écrits intempestifs et décousus pose la question de l’impression de ceux ci. La forme sacrée d’un livre, et même plus d’une encyclopédie, sert ici à renseigner des informations pourtant très facilement accessibles en quelques clics, en allant sur la page Wikipédia et en lisant ce qui est disponible dans l’onglet historique. Le nombre de volumes pour cette édition fait d’ailleurs référence aux réelles encyclopédies souvent déclinées en douze tomes. La forme est donc sérieuse et traite d’un sujet grave mais pourtant il existe un décalage assez drôle. C’est que la forme n’est en fait sérieuse qu’à première vue lorsqu’on regarde la tranche des ces douze encyclopédies et le titre qui traite de la guerre, avant qu’on ne découvre que les livres ne parlent pas de la guerre en elle même mais de ce qu’en disent les gens sur un site participatif en ligne. Celui qui publie ces livres ne tente pas de résumer cette guerre complexe ni d’enseigner un cours d’histoire, il essaye plutôt de parler d’historiographie, ce qui est d’ailleurs explicite dans le titre. L’historiographie est l’étude de l’histoire, de son traitement et de son écriture ou l’activité de celui qui écrit l’histoire. La nuance est très importante avec la notion d’histoire dans le sens éducatif, on n’enseigne pas ici l’histoire mais on étudie la manière de l’écrire et ceux qui l’écrivent. En imprimant l’historique des modifications d’une page en ligne et consultable gratuitement, ce qui est un non-sens évident, James Bridle propose avec ironie d’étudier l’histoire sous l’angle de celui qui l’écrit, selon les clivages des différents camps idéologiques. L’auteur dira lui-même : « C’est cela l’historiographie. C’est à cela que ressemble réellement la culture : un processus d’argumentation, d’opinions divergentes et croissantes, de codification progressive et pas toujours correcte. Et pour la première fois dans l’histoire, nous construisons un système qui, peut-être seulement pour un bref instant, mais certainement pour le moment, est capable d’enregistrer chacune de ces informations infiniment précieuses. Tout devrait avoir un bouton historique. Nous devons parler d’historiographie, pour faire émerger ce processus, pour remettre en question les récits absolutistes du passé, et donc ceux du présent et de notre avenir. »2. On peut par conséquent apprendre des notions intéressantes avec ce travail, bien qu’on tienne entre nos mains un gros livre dans lequel sont écrites la date et la ligne où a été rajouté un simple point ou quand est ce qu’un utilisateur a effacé toute la page pour affirmer que « Saddam Hussein was a dickhead  »3.

Ces deux exemples illustrent une vision particulière de la représentation de données. En utilisant des données concrètes et très précises, mises en formes avec un médium sérieux qui est ici le livre et traitant de sujets importants, les auteurs de ces projets créent pourtant un drôle de décalage. Malgré une application rigoureuse et scientifique de la datavisualisation pour traiter de ces questions sérieuses, le choix de le faire de la sorte est absurde et volontairement ironique. De cette manière, cet aspect humoristique ne fait que renforcer leur propos.

Drôle mais pas que

La datavisualisation permet aussi plus de légèreté, en faisant sourire dès le premier coup d’oeil. On peut citer un travail en particulier du collectif d’art contemporain Disnovation, qui utilise régulièrement les données et leurs représentations dans leur pratique. Bien que le duo ait réalisé en 2016 une encyclopédie en treize tomes à la manière de l’exemple précédent, BlacklistsBlacklist, Disnovation, encyclopédie en treize volumes, auto-édition, 2016., une série portée sur les listes de sites internet bloqués pour les entreprises, c’est maintenant un autre projet qui nous intéresse. En 2019, il publie Online Culture War, un political compass des memes que l’on retrouve sur internet. En écumant des réseaux sociaux tels que Twitter, Facebook, Instagram, Reddit, Gab ou 4chan, ils réunissent ici plus de deux cent cinquante memes politisés, personnalités publiques et symboles politiquesZoom sur des memes et illustrations dans le political compass..

Online Culture War, Disnovation.

Le meme internet, cet élément ou phénomène repris et décliné en masse sur internet prête souvent à rire. Lorsqu’on arrive sur cette image, imprimée au format A0 ou en plus grand sur des murs lors d’expositions à Linz, Utrecht, San Francisco ou Dortmund, on rigole déjà en apercevant Pepe the frog4 un peu partoutExemples de Pepe the Frog détournées par des internautes aux idéologies fluctuantes, présentes sur le political compass.. Ensuite on rit jaune devant tout un tas de visages de politiques auxquels nous sommes bien habitués et on redécouvre des symboles ou références qu’on avait oubliés, à condition bien sûr d’avoir traîné sur un ou plusieurs réseaux sociaux. Certaines images sur le graphique sont drôles en elles-mêmes, la représentation du bodybuilder ou la simple présence d’Eric Cartman par exemple alors que pour d’autres ce sont leur place sur l’échiquier. La boussole politique est un modèle à deux axes utilisé pour étiqueter ou organiser la pensée politique, généralement entre libertaire ou autoritaire et économique-gauche ou économique-droite. Bien que le political compass soit basé sur une méthodologie approximative (est-il vraiment possible de classer une personne existante ou fictive dans un spectre politique grâce à un modèle à seulement deux axes ?) et pourtant d’un caractère assez sérieux, elle reste un modèle politique populaire qui a inspiré tout un lot de parodies. Ce que Disnovation propose à travers ce drôle de visuel, en se moquant au passage du spectre politique, c’est de montrer la surpolitisation actuelle des sujets, de produits, de pratiques et d’éléments culturels apparemment banals qui provoque une guerre culturelle sur internet. Ces dernières années, les cultures en ligne ont été soumises à une polarisation, une politisation et une radicalisation croissantes, influencées par de nombreux acteurs et amplifiées par les caractéristiques mêmes des réseaux sociaux omniprésents. Cette cartographie, drôle dans un premier temps offre une représentation des frictions idéologiques et politiques en ligne en reprenant des memes, dont le political compass qui peut aussi être considéré comme un meme au vu de ses multiples parodies. Le collectif apporte grâce à cela un regard critique sur les nouveaux types de pratiques, de nouvelles formes d’expression et de nouveaux moyens d’organisation collective de protestation et de discorde rendus possibles par la présence étouffante des réseaux sociaux. Il pointe ainsi du doigt avec ce visuel amusant la manipulation de l’opinion en ligne, le détournement d’images à des fins politiques et le clivage qui se fait de plus en plus fort dans la société.

Mais parlons maintenant d’un sujet qui divise encore plus, d’un conflit qui fait rage dans l’ombre, je fais évidemment allusion au débat sur les races de chien. À ce propos, David McCandless réalise en 2014 lui aussi un political compass, d’une nature cependant très différente. En effet, sa visualisation n’a en fait aucun rapport avec la politique (à moins de chercher très profondément ce qui ne me paraît pas impossible 5) si ce n’est qu’elle risque de semer la discorde entre les fans de chiens. Publiée sur son site internet, Information Is Beautiful puis dans son livre Datavision², cette représentation de données réutilise l’échiquier en deux axes du political compass classique mais l’abscisse et l’ordonnée ne guident pas cette fois vers une philosophie de marché ou un degré d’autorité. L’axe vertical renseigne ici sur la côte de popularité de la race de chien, plus le chien est placé haut dans le graphique plus il est apprécié par les gens. Puis à l’aide de données très précises extraites d’une étude de l’American Kennel Club, McCandless définit un datascore pour chaque race de chien et les place sur l’axe horizontal. Le datascore analyse l’intelligence de la race de chien, son coût, sa durée de vie, sa propreté, son alimentation et son appétit. L’axe horizontal sert donc à rendre compte du chien le plus efficient, plus il est situé à droite, plus il a de la valeur selon ce datascore. D’autres paramètres de représentation entrent alors en jeu comme la couleur, la taille ou le sens dans lequel regarde l’animal. S’il se tourne vers la droite c’est qu’il est intelligent et donc l’inverse s’il regarde vers la gauche et sa fonction de base est indiqué par une couleur : orange pour le chien de berger, violet pour le chien de chasse, rouge pour le sportif, vert pour le non-sportif, jaune pour les Terrier, rose pour les très petits chiens et turquoise pour les chiens de travail. Le Bulldog qui se situe tout en haut à gauche de la boussole et est tourné vers l’arrière est donc le chien le plus proche du point « Inexplicably Overrated » tandis que le Border Collie, qui a le meilleur datascore, est indiqué comme intelligent et est placé tout à droite est à mi chemin verticalement entre « Overlooked Treasure » et « Hot Dog! ». Le lévrier Barzoi est quant à lui dans la case « Rightly Ignored ».

Best in Show, David McCandless, 2014.

Ce travail peut être considéré comme une manière humoristique de reprendre les codes d’un système de représentation graphique et d’ainsi allonger la liste des parodies du political compass. Cela fait suite à nombres de travaux de McCandless qui propose des représentations graphiques de données dont la forme prime parfois sur l’importance de l’information partagée, en restant cependant pertinent. Le but ici semble être de s’amuser à créer de la datavisualisation en laissant le message être interprété selon le bon vouloir du lecteur. Le sujet pourrait si l’on y réfléchit bien être une critique de l’hypertype et de la sélection des chiens en fonction de leur caractères physiques au détriment de leur santé ou même du taux d’abandon selon la race. L’information sert surtout à créer le visuel mais est quand même sourcé, bien exécutée, drôle et très efficace. Elle l’aurait moins été sans le chat discrètement glissé dans une case à son avantage sur la boussole.

On voit donc qu’utiliser la datavisualisation dans un projet artistique peut servir à instaurer une note d’humour dans celui-ci. Que ce soit dans le simple but de faire rire ou de proposer derrière une réflexion sur un phénomène sociétal, beaucoup d’artistes et designers réussissent à combiner comique et datavisualisation. De plus ce domaine se prête beaucoup à la parodie, en réutilisant des concepts pré-existants souvent plus sérieux voire scientifiques à l’origine.


Humour / Violence

L’emploi de la datavisualisation ou d’une forme d’humour ou bien les deux à la fois peut aussi avoir vocation à créer un décalage au service d’un sujet plus grave. Ruben Pater propose en 2013 avec son Drone Survival Guide un exemple très parlant de cette idée. Il s’agit d’un dépliant qui montre les différents drones utilisés par les armées du monde entier et qui s’inscrit dans la continuité de l’engagement du designer hollandais. L’humour intervient au premier coup d’œil puisque Pater décide de représenter sa liste de drones de la même manière que des rapaces dont on étudie l’envergure dans un guide ornithologique.Observation de rapaces, Cornell Ornithology Lab. Les drones sont dessinés de manière simple, ailes dépliées, en aplats noirs tels des ombres sur le fond neutre. Ils sont tous traités en deux dimensions, couchés sur la feuille et respectent une échelle, leur taille est même comparée à celle d’un homme et d’un arbre. Sont inscrits leur nom, leur fonction et les drapeaux des pays qui s’en servent.

Drone Survival Guide, Ruben Pater, 2013.

Cette référence aux guides d’oiseaux bien plus pacifiques permet de rappeler l’importance de la connaissance de son environnement. Il se pourrait que dans un futur proche, le ciel soit constamment occupé par des drones commerciaux ou gouvernementaux. Ce guide des oiseaux du XXIe siècle nous rappelle donc dans un premier temps l’utilité d’observer et reconnaître ce qui nous entoure comme l’ont fait nos ancêtres avec de vrais animaux, l’environnement naturel étant remplacé par la technologie. Cette micro édition met en évidence la surveillance permanente par les drones et leur dangerosité qu’il soient hors de contrôles ou non. En retournant le poster où sont représentés les drones, on accède au verso qui contient du texte et des illustrations. À l’origine, le dépliant est traduit en anglais et en pachto, une langue parlée par 45 millions de personnes principalement en Afghanistan et au Pakistan.

Verso du dépliant original (traduit en anglais/pachto).

Grâce à ce guide de survie aux drones, on apprend d’abord d’un côté de la feuille à reconnaître les drones qui nous surveillent puis de l’autre comment s’en protéger. Les illustrations simplifiées semblables à celles d’un mode d’emploi de meuble renseignent sur les zones survolées par ces véhicules aériens, sur les manières de disparaître à leurs yeux, grâce à des couvertures de survie ou en les éblouissant par exemple, ou même sur la façon de les pirater et les détourner. L’édition officielle est imprimée sur un papier réfléchissant à l’allure métalliqueExemples de dépliants imprimés sur papier réflechissant. et peut servir en théorie à éblouir un drone avec les rayons du soleil tel qu’il est notifié dans le mode d’emploi. Au format A3, il est imprimable par n’importe qui puisque le PDF contenant le recto-verso est disponible sur le site dronesurvivalguide.org et est traduit en 35 langues. Ce dernier point est d’autant plus intéressant plus de 10 ans après la publication du dépliant original puisque les invasions menées par la Russie ou Israël par exemple ne se font évidemment pas sans l’aide des drones. Ce guide se veut disponible pour tous, afin d’aider les potentielles victimes d’une guerre asymétrique, des populations visées à l’aide d’outils technologiquement plus avancés que ceux permettant de se défendre. L’humour, voire le sarcasme ou l’ironie servent ici à impacter davantage le lecteur sur un enjeu important mais sous-estimé qui pourrait le concerner directement, et se manifeste par un contraste entre des illustrations présentées comme dans des ouvrages pacifiques et un texte qui permet d’apprendre à survivre à l’ère des drones de guerre. La parodie du guide ornithologique est drôle dans un premier temps mais on se rappelle vite qu’il montre des machines meurtrières. On peut même penser que le fait que la première édition soit initialement traduite en pachto soit une manière presque sarcastique d’alerter sur la dangerosité de ces engins et la situation précaire de victimes collatérales de drones américains au moment de sa parution.

Le dernier exemple est un célèbre livre écrit par Theo Deutinger et publié aux éditions Lars Müller Publishers en 2018, intitulé Handbook of TyrannyHandbook of Tyranny, Theo Deutinger, Lars Müller Publishers, 2018.. Ce livre dépeint les cruautés routinières du XXIe siècle à travers une série d’illustrations détaillées. Aucune de ces cruautés ne représente une violence extraordinaire, elles reflètent la mise en œuvre quotidienne des lois et réglementations dans le monde entier. Chaque page du livre interroge notre monde actuel de murs et de clôtures, de tactiques policières et de cellules de prison, de contrôle des foules et de camps de réfugiés. Pour cela, le texte de l’ouvrage est accompagnés de dessins et de visualisations de données très précis en noir ou rouge sur blanc. Ils représentent par exemple le nombre d’animaux tués chaque secondes dans un abattoir, à l’échelle, ou bien les différents outils et techniques utilisés contre les manifestants.

Exemple de pages du livre, chapitre 7.
Exemple de pages du livre, chapitre 11.

Le niveau de détail décrit dans les illustrations du livre reflète les efforts répressifs déployés par les autorités du monde entier. La datavisualisation permet ainsi de créer un décalage en représentant parfois des concepts. Le style sec et factuel de la narration à travers des dessins techniques est l’équivalent graphique de la rigidité bureaucratique née des lois et des règlements. Le XXIe siècle montre une aspiration générale à une société toujours plus régulée et protectrice. Pourtant, l’ampleur des interventions autoritaires et leur conception furtive ajoutent à la difficulté croissante de relier la cause à l’effet. Handbook of Tyranny donne un aperçu profond de la relation entre le pouvoir politique, la territorialité et les cruautés systématiques. L’architecte et designer s’attarde aussi sur la conception architecturale mise en place pour permettre ces violences quotidiennes. Ses plans de coupes et autres dessins tridimensionnels ne servent pas seulement à montrer la structure d’un bâtiment mais d’expliquer avec sarcasme en détournant la fonction première de ce genre de dessins comment son élaboration permet une brutalité parfois masquée. De la première à la dernière page, sarcasme et ironie sont présents pour appuyer le propos de l’auteur bien que le sujet soit assez grave. La couverture du livre plante le décor en montrant une cible rouge superposée à l’Homme de Vitruve 6 en contours noirs. Le titre que l’ont pourrait traduire par « Manuel de la tyrannie » présente avec cynisme ce que le lecteur s’apprête à lire. Bien que le titre, la manière d’écrire et les illustrations soient emprunts d’un humour grinçant, cela n’enlève rien à la véracité et la pertinence du sujet traité par Deutinger qui est en fait renforcé par ce décalage.

La datavisualisation permet donc en respectant les codes scientifiques de représentation ou en s’en écartant parfois de représenter et d’émettre une critique de la violence. L’humour, en l’occurrence plutôt l’ironie et le sarcasme, accentue cette mise en perspective de la brutalité humaine et permet au lecteur d’ouvrir les yeux sur des concepts et des réalités par un biais comique. En s’écartant légèrement de notre sujet et en délaissant l’aspect humoristique, rappelons que le lien entre violence et datavisualisation se fait depuis l’apparition de la pratique telle qu’on l’entend aujourd’hui. En effet, si la visualisation de données naît au XVIIIe avec des travaux tels que ceux de Charles-René de Fourcroy, notons que celui-ci était maréchal du camps et armée du Roi et l’on peut supposer que son intérêt pour les cartes était dû ou en tout cas fut renforcé par celles qu’ils étudiait sur les champs de bataille notamment durant les campagnes en Allemagne au milieu du siècle.


Conclusion

En définitive, nous constatons qu’il existe plusieurs façons de mêler humour et datavisualisation et cela pour plusieurs raisons. Les créateurs de visualisation de données, que ce soit dans une démarche purement artistique ou professionnelle font parfois le choix d’apporter une touche de second degrés, d’ironie voire parfois même de sarcasme. Ces formes comiques, très explicites ou au contraire un peu cachées ont pour vocation de transmettre un message et de faciliter la compréhension de ce dernier. L’humour peut apparaître tout de suite ou au détour de quelques pages d’un livre lorsqu’on réalise l’absurdité de l’objet que l’on a entre les mains, ce qui peut aussi correspondre au moment où l’on prend conscience de l’idée sous-jacente. L’utilisation détournée d’une forme sérieuse qui s’associe pourtant bien avec un sujet sérieux crée un décalage puissant dans ce cas là. Il existe aussi énormément d’exemples de datavisualisations qui ont comme fonction principale de faire rire. Bien que l’humour soit évident dans ce cas et nous apparaisse au premier coup d’œil, il n’est pourtant pas impossible qu’une information pertinente soit à l’origine de la visualisation. Le graphisme de données, parce qu’il traite d’informations factuelles et de chiffres, peut facilement prêter à s’amuser si l’on sélectionne un sujet et des données qui le permettent. La forme humoristique sert aussi quelquefois d’amplificateur pour un sujet bien moins rieur. La violence, qui est un thème parmi d’autres est un exemple de cette idée grave et sérieuse mais qui est renforcée par une touche d’ironie ou de sarcasme qui tend à marquer le lecteur et lui ouvrir les yeux. Le second degrés est une notion importante et il permet au public du projet de ne pas seulement acquiescer ou réfuter l’information qu’il contient mais de l’accompagner dans sa réflexion quant à ce qu’il a sous les yeux. Ce concept pousse l’auditoire du projet à ne pas seulement l’accepter ou le rejeter mais à comprendre les subtilités qu’il soulève et ainsi se faire sa propre idée sur le sujet à partir des éléments proposés. Il arrive souvent que l’humour intervienne sur un terrain plus grave et permette ainsi de ne pas tomber dans la conformité avec seulement des manières sérieuses ou raisonnables pour parler d’idées sérieuses ce qui pourrait à terme devenir redondant et ennuyant, en desservant le fond pourtant important. Garder une part de comique permet d’aller plus loin dans le sujet et de garder ce côté impactant auprès de celui qui reçoit l’information, cela s’applique aux artistes et créateurs de datavisualisation mais ils ne sont évidemment pas les seuls concernés.

Annexes

Maxime Gisson
Annexes

Ultimate Atlas

Le fonctionnement des visualisations du livre.
Double-page de la dix-huitième sous-partie « Prisoners » (section « Population »).
Double-page de la trente-troisième sous-partie « Rice » (section « Food »).

Iraq War Wikihistoriography

Exemples de page du livre.
Note de l’auteur.

Online Culture Wars

Vues de l’exposition « The Alt-Right Complex. On Right-Wing Populism Online » à Dortmund, 22 Septembre 2019.
Maxime Gisson
Références

Références

Bibliographie

DEUTINGER, Theo. The Ultimate Atlas. Lars Müller Publishers, 2019.

BRIDLE, James. The Iraq War, a historiography of Wikipedia changelogs, 2004–09. Auto-édition, 2010.

DISNOVATION. Blacklists. Auto-édition, 2017.

MCCANDLESS, David. Datavision². Robert Laffont, 2014.

DEUTINGER, Theo. Handbook of Tyranny. Lars Müller Publishers, 2018.

Articles

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BATTLES, Matthew. « Time-Pedia », dans Hilobrow (consulté le 14/11/2024) https://www.hilobrow.com/2010/09/07/time‑pedia/

KIRKPATRICK, Marshall. « Archiving Iraq: One Wikipedia Entry’s Edit Wars, Printed in 12 Volumes », dans Readwrite (consulté le 14/11/2024) https://readwrite.com/man_turns_single_wikipedia_page_into_beautiful_12/

SORBIER, Marie et DAFAURE Maxime. « Pepe the Frog : comment une grenouille est devenue un symbole de l’extrême droite ? », dans Radio France – France Culture (consulté le 13/01/2025) https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le‑point‑culture/pepe‑the‑frog‑comment‑une‑grenouille‑est‑devenue‑un‑symbole‑de‑l‑extreme‑droite‑9532359

Sitographie

Page Wikipédia sur la datavisualisation (consulté le 16/12/2024) https://fr.wikipedia.org/wiki/Visualisation_de_données

Page Wikipédia sur Charles-René de Fourcroy de Ramecourt (consulté le 16/12/2024) https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles‑René_de_Fourcroy_de_Ramecourt

Page Wikipédia sur William Playfair (consulté le 16/12/2024) https://fr.wikipedia.org/wiki/William_Playfair

Site des éditions Lars Müller Publishers, présentation du livre The Ultimate Atlas, 2019 (consulté le 15/11/2024) https://www.lars‑mueller‑publishers.com/ultimate‑atlas?srsltid=AfmBOore4HwCXh3NtM‑qxYJfZ7TPUlTT13LGhFrmuDc‑xttyzTA1x6wO

Site de James Bridle, section Works – Iraq War Historiography (consulté le 14/11/2024) https://jamesbridle.com/works/iraq‑war‑wikihistoriography

Disnovation, section /artworks – Online Culture Wars (consulté le 13/11/2024) https://disnovation.org/ocw.php

Page wikipédia sur Pepe the Frog (consulté le 13/01/2025) https://fr.wikipedia.org/wiki/Pepe_the_Frog

Luc Vinogradoff, Le créateur de Pepe The Frog tue sa grenouille, contaminée par l’extrême droite, dans Le Monde (consulté le 13/01/2025) https://www.lemonde.fr/big‑browser/article/2017/05/08/le‑createur‑de‑pepe‑the‑frog‑tue‑sa‑grenouille‑contaminee‑par‑l‑extreme‑droite_5124342_4832693.html

Site de David McCandless, Information is beautiful – Best in Show: The Ultimate Data Dog (consulté en 2021) https://informationisbeautiful.net/visualizations/best‑in‑show‑whats‑the‑top‑data‑dog/

Classeur Google Drive contenant les données utilisées par David McCandless pour Best in Show: The Ultimate Data Dog, 2014 (consulté le 30/10/2024) https://docs.google.com/spreadsheets/d/1hqXoBtGJpxF75NeEjciZWvV4JrvJk3Znk‑Hw5734NVg/edit?gid=1390782131#gid=1390782131

Site de Ruben Pater, Untold Stories – Drone Survival Guide (consulté le 13/11/2024) https://www.untold‑stories.net/?p=Drone‑Survival‑Guide

Ruben Pater, site dédié à Drone Survival Guide, 2013 (consulté le 13/11/2024) http://www.dronesurvivalguide.org/

Site des éditions Lars Müller Publishers, présentation du livre Handbook of Tyranny, 2018 (consulté le 14/11/2024) https://www.lars‑mueller‑publishers.com/handbook‑tyranny‑0?srsltid=AfmBOorIWICeg‑25rtMY_LYkHXMi8pOnf_oXE2vdUs_jSo5sLBoeNgh2

Site de la Librairie Volume, présentation du livre Handbook of Tyranny, 2018 (consulté le 15/11/2024) https://www.librairievolume.fr/product/handbook‑of‑tyranny‑theo‑deutinger

Maxime Gisson
Remerciements

Remerciements

Je souhaite remercier Corentin Brulé pour ses conseils et ses nombreuses références et Alexandra Aïn pour ses relectures.


  1. Page Wikipédia à propos de la datavisualisation ↩︎

  2. Prononcé dans son discours « The Value of ruins » lors de la conférence dConstruct à Brighton en 2010. ↩︎

  3. Lire The Iraq War, a historiography of Wikipedia changelogs, James Bridle, auto-édition. ↩︎

  4. Pepe the Frog est un personnage de fiction représentant une grenouille verte, créé par Matt Furie dans le comics Boy’s Club paru en 2005. À partir de 2008, il devient un meme Internet. ↩︎

  5. Le berger allemand et le malinois sont par exemple des races de chiens qui ont pu être associées dans l’histoire à des maîtres aux convictions politiques plutôt sulfureuses (euphémisme). Ils seraient alors placés tout en haut à droite s’il s’agissait d’un political compass classique. ↩︎

  6. L’Homme de Vitruve (ou le proporzioni del corpo umano secondo Vitruvio en italien) est un célèbre dessin annoté, réalisé vers 1490 par Léonard de Vinci (1452–1519), d’après une étude de l’important traité d’architecture antique De architectura rédigé vers -25 par l’architecte ingénieur romain Vitruve (v-90-v-15), et dédié à l’empereur romain Auguste. ↩︎