media: Dans les algorithmes

Pour un féminisme des données

Le féminisme des données de Catherine D’Ignazio et Lauren Klein est l’un des ouvrages les plus stimulants qui soit pour faire une lecture politique des transformations numériques. Le livre propose rien de moins que de réinventer la sciences des données et l’ouverture des données… en remettant le consentement au coeur de l’échange de données et en construisant une science des données qui émancipent les utilisateurs plutôt que de les exploiter. Nous vous proposons une synthèse détaillée du livre en anglais, pour vous aider à changer d’avis sur la façon dont on considère les données !

Hubert Guillaud Article originellement publié sur InternetActu.net le 27 septembre 2021.

Extraits rapides :

Le féminisme des données est à la fois un mouvement et un mode de pensée qui s’oppose à la manière dont le monde des datasciences considère les données, comme un matériel à exploiter. Il propose à la science des données et au mouvement pour l’ouverture des données qui le structure de se réinventer, de prendre en considération d’autres valeurs pour partager et exploiter les données. Le féminisme des données n’est pas qu’une critique, il est d’abord et avant tout un programme pour remettre le consentement au cœur de l’échange de données et construire une science des données qui émancipent les utilisateurs plutôt qu’elle ne les exploite. Retour sur un concept novateur et peu connu, une notion politique et manifeste qui propose rien de moins que d’inverser la façon dont on considère les données.

[…]

Le féminisme des données repose sur 7 principes qui dirige son action :

Data Feminism n’est pas seulement un propos sur les femmes ou le genre. C’est une réflexion sur l’émancipation par la science des données. La force du livre de Klein et D’Ignazio est de bâtir une réflexion politique sur les données et les calculs… de politiser la science des données sans la réduire à une injonction à l’ouverture ou à l’amélioration sans fin des données. Ce n’est pas un petit pas de côté !


media: Arrêt sur images

Aux apatrides du web merdique

author: Thibault Prévost

Quinze ans après sa naissance, le Web 2.0, celui des réseaux sociaux, des applis et de la disruption, est en train d'agoniser, sans qu'on sache encore réellement ce qui lui succédera. En cause : l'emmerdification, ou la lente dégradation du capitalisme de plateforme.


Ça y est, c'est la fin. Le web ferme boutique. Enfin, pas n'importe quel web, certes – le web social, celui qui domine l'écosystème de l'information depuis 2010. Vous n'êtes pas au courant ? Pourtant, les épitaphes se multiplient dans la presse tech (nocritique) depuis quelques mois, autant aux États-Unis que sur nos terres hexagonales. Petit florilège. Le 30 décembre, Wired décrivait 2023 comme "l'année où l'Internet millennial est mort". En octobre, le New Yorker nous expliquait, en se rappelant du bon vieux temps, pourquoi "Internet a cessé d'être fun" (spoiler alert : l'article décrit essentiellement le destin des réseaux sociaux, ce qui n'a pas grand chose à voir avec "Internet"). En avril, Ellis Hamburger promettait, après sept ans passés chez Snapchat, que "les réseaux sociaux sont destinés à mourir". Même son de cloche chez l'éditorialiste Ed Zitron, qui affirmait en février que "les réseaux sociaux sont en train de mourir", tandis que la LA Times balançait la même prophétie en août. Gradation finale dans l'oracle, certains médias, comme Business Insider ou Vice, affirment au présent que les "réseaux sociaux sont morts", et qu'ils auraient entraîné avec eux leur cohorte maudite d'influenceurs, de marketeux et de monétiseurs d'attention. (Cherchez "social media is dead" sur Google, et vous comprendrez l'ampleur de l'angoisse qui étreint la classe disruptrice des années 2010.) Même le réputé technocritique Ian Bogost se muait en prophète dans The Atlantic dès 2022 : "L'ère des réseaux sociaux touche à sa fin – et elle n'aurait jamais dû commencer."

Pourquoi Internet a cessé d'être fun

Pourquoi Internet a cessé d'être fun

The New Yorker, 9 octobre 2023

Il faut se rendre compte de l'énormité du virage idéologique pris par une partie de la presse spécialisée. Pendant plus d'une décennie, la croissance et la consolidation des oligopoles du Web a semblé si inexorable, si effroyable, si totale, qu'envisager les scénarios de leur chute relevait du blasphématoire ou du délirant. Une pandémie plus tard, des journalistes tech dansent joyeusement sur les cadavres des titans supranationaux de la décennie 2010, comme si c'était la chose la plus inéluctable qui soit. Est-ce réellement le cas, ou assiste-t-on simplement à la vague de nostalgie d'une génération d'ex-jeunes journalistes nés dans le web des blogs, venus au métier avec le web social et devenus progressivement des trentenaires déconcertés par les usages numériques de la génération suivante ? Y aurait-il un peu des deux? Si le web millennial est mort, penchons-nous au moins sur le cadavre pour une petite séance d'autopsie.

Ce sentiment de déliquescence part d'un constat simple : plus le temps passe, plus le web social, né autour de l'an de grâce 2005, devient merdique. J'écris "merdique" à dessein : l'emmerdification (enshittification) du Web est un concept, formulé en version beta fin 2022 par l'infatigable technocritique Cory Doctorow, qui n'a depuis cessé de le polir. Dans sa version la plus concise, datée de janvier 2023, le principe d'emmerdification postule que "premièrement, [les plateformes] séduisent leurs utilisateurs ; ensuite, elles les exploitent au profit de leurs clients ; pour finir, elles exploitent leurs clients pour récupérer toute la valeur produite. Enfin, elles meurent." La puissance de l'analyse de Doctorow réside dans l'idée que la détérioration des services offerts par le capitalisme de plateforme n'est pas circonstancielle mais structurelle, inhérente au modèle lui-même, qui n'a jamais été conçu pour durer mais pour capter un maximum de valeur en un minimum de temps quitte à tout détruire sur son passage – "Move fast and break things".

L'emmerdification de Tiktok (et du web social)

L'emmerdification de Tiktok (et du web social)

Wired, 23 janvier 2023

Pour détrôner MySpace, Facebook a d'abord cherché à nous montrer ce qui nous plaisait, tout en facilitant au maximum le transfert d'utilisateurs vers sa plateforme. L'effet de réseau, selon lequel un système gagne en valeur à mesure que son nombre d'utilisateurs augmente, a joué à fond. Les gens rejoignaient Facebook parce que leurs proches étaient sur Facebook, ce qui encourageait d'autres gens à rejoindre Facebook. Une fois une masse critique atteinte et sa position dominante assurée, la plateforme s'est transformée en un jardin emmuré, emprisonnant ses utilisateurs dans un enclos panoptique où chacun de leurs posts était surveillé, analysé et exploité au profit des annonceurs. Petit à petit, le site est devenu hostile, ennuyeux et globalement invivable. La même chose se produit sur les autres plateformes. Les disrupteurs frénétiques de 2005, pleins de fonctionnalités et d'usages inédits, sont devenus les monopoles ronronnants de 2020, où nous tournons sans but dans des aquariums informationnels saumâtres.

Et pourtant, nous restons, parce que le coût de transfert (switching cost) social, technique et psychologique vers une autre plateforme était trop important – combien d'entre vous ont laissé leur compte Facebook en friche mais utilisent toujours Messenger pour communiquer avec leurs amis, par simple habitude ? Cette notion est absolument centrale dans la stratégie de croissance des plateformes, car qui dit coût de transfert élevé dit monopole, et dit captation maximale des profits. Facebook et les autres plateformes, explique ce même Cory Doctorow, font donc tout leur possible pour garder ce coût aussi élevé que possible, car "l'effet de réseau permet de gagner des utilisateurs, et le coût de transfert les prend en otage." C'est pour cette raison que les produits Apple sont irréparables, et qu'aucune des plateformes ne facilite l'inter-opérabilité. C'est pour cette raison qu'en 2024, le web n'est pas un outil de libération et de partage mais d'emprisonnement et de captation. Et le cancer du modèle des plateformes – surveillance, extraction, emprisonnement – s'étend doucement au moindre objet disposant d'un circuit électronique.

L'emmerdification du capitalisme de plateforme n'est pas un accident, encore moins une évolution naturelle de l'écosystème numérique : elle est le résultat d'une idéologie mortifère et d'une série de choix stratégiques délibérés, effectués en toute connaissance des enjeux, et contre les intérêts du plus grand nombre. Comme j'ai pu le lire au détour d'une newsletter, "le principe de base du capitalisme est l'emmerdification généralisée du monde". Puisque nous vivons désormais sous le régime du merdique éphémère, rien d'étonnant à ce que les infrastructures numériques contemporaines reflètent cette hégémonie politique.

Aujourd'hui, où en sommes-nous de l'emmerdification générale ? Au stade terminal. Facebook, toute honte bue, vous propose de payer dix balles par mois pour respecter votre droit fondamental à la vie privée, après vous avoir consciencieusement transformé en matière première. Chez Twitter c'est 8 euros, sur Spotify c'est 10, sur Youtube c'est 13 et chez Netflix, inflation oblige, c'est passé à 13,50. Sortez les CB, l'ère de la gratuité est terminée. La télé câblée est de retour. Zuckerberg, encore lui, vient de passer deux ans à nous persuader, sans succès, qu'enfiler pendant des heures des casques de VR qui foutent la gerbe pour s'incarner en avatars sans jambes dans des déserts pixellisés était la prochaine étape de la transcendance humaine. Sa dernière trouvaille : répondre à la fuite des utilisateurs humains – car, enfin, nous n'avons plus assez eu à perdre – en peuplant ses plateformes de PNJ foireux dopés à l'IA.

Twitter, devenu X depuis qu'il est dirigé par un adulescent d'extrême-droite, a tellement salopé l'information que le concept de réalité consensuelle nous semble désormais utopique. L'outil anti-censure du citizen journalism, des Printemps arabes et de Black Lives Matter, est devenu un bouillon de culture radioactif où batifolent cryptobots, actrices de soft porn et propagandistes fafoïdes venues de tout l'Occident suprémaciste et masculiniste. Dans le supermarché du dropshipping qu'est devenu Instagram, des automates influenceurs vendent sans relâche des produits contrefaits à des armées de bots. Google News est plein d'articles générés par IA, et ce ne serait que le début du processus de generative inbreeding les logiciels d'IA entraînés sur du contenu générés par d'autres IA –, qui devrait aboutir à la destruction totale de la culture humaine. Même un truc aussi fondamental que le moteur de recherche Google s'est dégradé, irrémédiablement infecté par du contenu publicitaire, avertissait récemment 404 Media.

En 2024, le web social tout entier n'est qu'un satellite de TikTok, ce trou noir supermassif au centre de la galaxie du réel. Le text-based Internet est devenu l'empire du sludge content, des vidéos de pure stimulation audiovisuelle conçues sur-mesure pour le business de l'attention. La chambre d'écho algorithmique, cette machine à radicaliser qui devait détruire les démocraties circa 2015, a laissé place à une algorithmie de tous les possibles, qui isole chaque individu dans son infini individuel. La viralité, cette machine à célébrité numérique instantanée capable de construire et de démolir des vies humaines, s'est arrêtée. Le web n'a jamais été aussi riche, aussi peuplé et aussi inaccessible. Vous n'avez jamais vu les vidéos les plus visionnées de TikTok. Vous ne connaissez pas la série la plus vue de Netflix. Le web s'évapore oui, le vapor web est déjà un concept journalistique déposé – comme une bibliothèque infinie de Borges, sans index pour s'y repérer.

Ne nous resteraient alors que deux choix : doomscroller sur les plateformes traditionnelles pour revoir passer les mêmes vidéos recyclées de TikTok jusqu'à l'effondrement total de notre autonomie cognitive, ou se planquer dans les interstices conversationnels du dark social (Whatsapp, Telegram, Discord, etc), où chaque petit groupe pourra tranquillement construire sa propre réalité synthétique sur-mesure, étanche et balkanisée, au chaud derrière des murs capitonnés. Safe. Il y a un concept pour ça : le web de la forêt noire (dark forest web), où chaque communauté fait tout pour rester dans son entre-soi, invisible aux autres. La migration vers ce private networking a déjà commencé : nous, les gens normaux, ni influenceureuses, ni créateurices, ni robots, postons déjà moins de contenu que l'année passée.

L'Internet de la forêt noire : pour scroller heureux, scrollons cachés

L'Internet de la forêt noire : pour scroller heureux, scrollons cachés

Yancey Strickler, Medium, 20 mai 2019

L'emmerdification ne se limite évidemment pas aux réseaux sociaux ; elle s'étend à toute l'économie des plateformes. Pas étonnant que le concept ait été élu "mot de l'année 2023" par la maison d'édition indépendante Verso Books, tant il incarne le zeitgeist tech des 12 mois écoulés. Voire de toute la décennie passée. Nous vivons indéniablement la fin d'une époque. La fin d'un mirage économique débuté en 2008, au sortir de la crise mondiale des subprimes, et qui connaît donc son crépuscule dans un contexte de "polycrise" – un concept inventé par Edgar Morin en 1999 qui tente de saisir l'intersection des crises géopolitiques, économiques, politiques et climatiques. Une décennie marquée, post-_subprime_s, par une politique de taux d'intérêts historiquement bas (de 2008 à 2015, le taux d'emprunt de la Fed étasunienne avait été réduit à... zéro), qui voyait l’État étasunien subventionner les investisseurs afin de relancer l'activité.

En 2024, Edgar Morin défend plus que jamais la "polycrise"

En 2024, Edgar Morin défend plus que jamais la "polycrise"

Le Monde, 22 janvier 2024

L'économie politique du blitzscaling, des Uber et des Airbnb quasi-gratuits, des palaces de la débauche WeWork loués pour trois fois rien, des cimetières de vélos en free floating, des trottinettes électriques à 1 euro le trajet, des licornes surévaluées, des livraisons de bouffe en 15 minutes et des arnaques à la Juicero (l'extracteur de jus connecté qui ne servait à rien, mais levait 120 millions de dollars en 2014) restera probablement dans l'histoire des sociétés comme un court épisode de délire collectif symptomatique du capitalisme tardif. Mais les conséquences de la bulle web 2.0, qui a quand même réussi à marcher pendant 15 ans au mépris des lois élémentaires de l'économie de marché, sont profondes. Cette bouffée délirante a défini le quotidien de toute une génération – la mienne, celle des millennials, simultanément paupérisée par la violence néolibérale post-2008 et subventionnée au quotidien par une génération de start-ups étasunienne brûlant des montagnes de dollars en pleine épiphanie messianique (pour vous donner une idée de l'ambiance, jetez un oeil à la mini-série WeCrashed). Une culture sociotechnique tout entière s'est développée sur des conditions macroéconomiques aberrantes et des oracles financiers dignes d'une secte millénariste.

Ce qui nous a échappé, en apesanteur dans nos AirSpace minimalistes à ampoules Edison et fausses briques apparentes, c'est que notre millennial lifestyle de jeune adulte posait simultanément les bases du nouveau contrat social néolibéral : partout où ce serait possible, une start-up à but lucratif remplacerait un service public, puisque ça fonctionnait si bien. On appellerait ça l'ubérisation. Le succès d'Uber, écrivent les auteurs de Disrupting D.C.: The Rise of Uber and the Fall of the City, a ainsi converti toute une génération au dogme néolibéral : poser la privatisation comme axiome, et considérer la puissance publique comme une relique du vieux monde.

Comment la crise de 2008 a influencé toute l'esthétique "Airspace" de la décennie 2010

Comment la crise de 2008 a influencé toute l'esthétique "Airspace" de la décennie 2010

Vox, 27 décembre 2018

Aujourd'hui, la bamboche est terminée. Depuis la pandémie, écrit Wired, les mêmes banques centrales dont les choix politiques de 2008 ont accouché du web 2.0 sont tout simplement en train de nous en sortir brutalement. Le taux d'emprunt étasunien est actuellement à 5 %, au plus haut depuis 2006. L'argent a cessé d'être gratuit. Conséquence immédiate : en 2022, les Gafam perdaient de 30 à 60 % de leur capitalisation boursière. Depuis deux ans, l'industrie de la tech étasunienne a licencié près de 450 000 personnes. Ce n'est pas que "l'Internet des trentenaires" décrit par David-Julien Rahmil pour l'ADN qui est en train de crever : le millennial lifestyle, son équivalent physique, meurt en même temps que ses plateformes, nous prévenaient The Atlantic et le New York Times l'année passée. Le quotidien s'emmerdifie à son tour. L'addition réelle est enfin arrivée, et ça pique. Un Uber coûte aussi cher qu'un taxi, un Airbnb coûte plus cher qu'un hôtel (142 euros par nuit en moyenne, augmentation de 36% entre 2019 et 2022). Cerise sur le gâteau : dix ans après, aucune des deux entreprises n'arrive à dégager un profit stable, même en tordant leurs bilans financiers autant que possible. Bullshit un jour, bullshit toujours.

Adieu, quotidien millennial subventionné

Adieu, quotidien millennial subventionné

The New York Times, 8 juin 2021

Ce qui reste, en revanche, c'est l'inféodation des politiques publiques aux priorités de l'oligarchie actionnariale, l'accélération de la casse du salariat et la création ex nihilo, en quelques années à peine, d'une nouvelle classe mondiale de prolétaires. Ce sont ces légions de chauffeurs Uber, travailleurs du clic, employés de dark kitchens, micro-tâcherons d'Amazon Turk, modérateurs d'IA au Kenya, au Mexique, au Nigeria ou aux Philippines, livreurs à vélo, préparateurs de commandes Amazon et gig workers, sans protection sociale (et de plus en plus souvent sans titre de séjour), précarisés jusqu'à l'os, soumis quotidiennement à l'inhumanité d'un management algorithmique et dont le travail ne coûte virtuellement rien à des entreprises qui se paient simultanément le luxe d'ignorer les impôts locaux. La disruption, c'est ça et rien d'autre.

Il est grand temps de dire les termes : la gig economy des années 2010 est un net négatif pour le bien commun, une arnaque à échelle mondiale. Partout où elle passe, le service public ne repousse plus. Le véritable talent de la techno-élite, cette classe de rentiers parasites dont Elon Musk est le plus répugnant exemple, c'est d'avoir su constamment réécrire une histoire d'exploitation, de fraude et d'opportunisme financier en une grande épopée entrepreneuriale portée par des idéaux humanistes et révolutionnaires, et d'adapter constamment le récit de sa domination aux crises qui la menacent. En 2024, nous vivons désormais sous un régime économique plus proche du féodalisme que de l'économie de marché libérale, mais il y a encore des serfs (et certains ont même la carte de presse) pour défendre avec entrain ce braquage planétaire des ressources au nom du futur libertarien, suprémaciste et colonial de nos seigneurs, une keynote après l'autre.

Dernière victime de l'emmerdification généralisée du web millennial : l'information. À ce titre, 2023 est peut-être bien le chant du cygne pour une génération de journalistes web, celle venue au métier avec les pure players de la fin des années 2000 –notamment un certain Arrêt sur Images, lancé en 2007. En 2010, la Croix décrivait cette effervescence comme _"un fait majeur"_ de la reconfiguration de l'information. Quinze ans plus tard, que – ou plutôt qui – reste-t-il ? Plus grand monde. Konbini a frôlé le dépôt de bilan en 2020. BuzzFeed et Vice ont fermé en 2018 et 2023, tout comme Brain, vitrine de l'intellol hipster des années 2010. Pour l'information gratuite aussi, le mirage économique des années 2010 a fini par se dissiper. (Je ne vous apprends rien, chèr·es abonné·es : un journaliste travaille mieux quand il est payé et indépendant des soubresauts de Facebook).

Le pure player, parangon de la modernité journalistique de 2010

Le pure player, parangon de la modernité journalistique de 2010

La Croix, 28 décembre 2012

Pour ne rien arranger, rappelle le techno-critique Hubert Guillaud dans une excellente synthèse, Facebook, Twitter et les autres ont tout simplement arrêté d'essayer de diffuser de l'information – trop compliqué, trop coûteux, trop risqué. Résultat : depuis la pandémie, l'actualité a en partie été effacée des flux de contenu, constate le New York Times. En juillet, lorsque Facebook a décidé d'abandonner l'information au profit des tabloïds, Business Insider ou BuzzFeed ont perdu 70 à 80 % de leur trafic. La tendance est générale. Le Pew Research Center affirmait en octobre 2023 qu'il n'y a jamais eu aussi peu d'Américains consommateurs réguliers d'information (38 % contre 52 % en 2018). Le trafic généré par les agrégateurs de news stagne, voire ralentit. Et puis il reste Twitter, dont l'emmerdification homérique a tout emporté sur son passage : le factuel, la réalité consensuelle, l'information, la confiance, l'actualité, le pluralisme d'idées. Notre génération a commis l'erreur de confondre multinationale et espace public, dirait Olivier Ertzscheid. Voilà ce qui arrive lorsqu'on confie des responsabilités à l'homme le plus riche du monde.

Comment Twitter a brisé l'information

Comment Twitter a brisé l'information

The Verge, 12 décembre 2023

Dans un écosystème informationnel emmerdifié au-delà du secourable, le public semble avoir atteint un point de saturation, et troqué la connaissance de l'actualité contre la sauvegarde de la santé mentale. Sur les réseaux sociaux, tout le monde se fout d'être informé. Et c'est peut-être alors de là que vient ce sentiment diffus de fin des temps qui semble toucher une partie de mes collègues, qui se demandent peut-être à quoi ils servent dans ce web-là. L'emmerdification généralisée a fait de nous des apatrides, écrit Wired. Nous voilà désorientés, obligés de désapprendre tous les réflexes, tous les usages que nous avons contribué à bâtir, sans savoir vraiment par quoi les remplacer. Sans savoir où aller. "Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et entre les deux surgissent les monstres", disait Gramsci. Ces monstres, ce sont les millennials paumés, errant comme des âmes damnées dans un espace numérique dont ils ne parlent plus la langue. Le futur du web ne nous appartient plus.

Les précurseurs du web social n'ont nulle part où aller

Les précurseurs du web social n'ont nulle part où aller

Wired, 6 novembre 2023

Learn more — compost.
party

author_url: https://arnes.space/

What is this?

The page you are looking at is served by a Xiaomi Poco F1, logged in to a wifi network that was already there, getting more than enough energy because it found a nice and sunny spot.

The brand and model of the phone are not important, it's just to say: It's a regular and once very common phone, mid- to high range when it came out in 2018. It was widely hailed for its price and performance, and sold more than half a million times in the first few of months after its release. Most likely many of these phones are discarded by now — millions of CPU cores and petabytes of RAM.

compost.party is the result of a decision to not discard it though, to run a full Linux distribution on it instead. And so while the atoms stay the same, if you look attentively you can see this as a site of ongoing reconstruction.

postmarketOS brings organisms doing the busy work prodding at the individual parts, probing them, documenting them, writing drivers, telling others about it, munching away. Producing a soil that is rich enough for phone-like tasks: sending messages, making appointments, and getting your life together.

compost.party takes some bits of that and feeds them to the critters and bacteria around it, its inhabitants and users. Not the dialer user interfaces and calendar apps, but a server to show static websites (including the one you're reading right now), crontabs to starts tasks at regular intervals, code to recycle old posts from the fediverse… a truly universal machine metabolizing and reconfiguring bytes, to be reshaped just as we please.

Photo of a terminal screen showing compost.party's login greeting. it shows some ASCII art reading "compost", and a text blow: "the setup of this server is currently in progress. you can put some static files into your html folder, or run a service that you think is cool. just remember that you share this server with other people and have fun!"

Call for participation

If you have an idea for something that you'd like to run on compost.party, please write us at yeah@compost.party. No matter your previous experience, we'd love to hear from you and gladly help you set things up.

L’outil et la crise

author: Ivan Illich

Les symptômes d’une crise planétaire qui va s’accélérant sont manifestes. On en a de tous côtés cherché le pourquoi. J’avance pour ma part l’explication suivante : la crise s’enracine dans l’échec de l’entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l’homme. Le grand projet s’est métamorphosé en un implacable procès d’asservissement du producteur et d’intoxication du consommateur.

La relation de l’homme à l’outil est devenue une relation de l’outil à l’homme. Ici il faut savoir reconnaître l’échec. Cela fait une centaine d’années que nous essayons de faire travailler la machine pour l’homme et d’éduquer l’homme à servir la machine. On s’aperçoit maintenant que la machine ne « marche » pas, que l’homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur l’hypothèse suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or il est manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave. La dictature du prolétariat et la civilisation des loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion. L’échec de cette grande aventure fait conclure à la fausseté de l’hypothèse.

La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n’est qu’en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l’homme à l’outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L’outil juste répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme.

Je crois qu’il faut inverser radicalement les institutions industrielles, reconstruire la société de fond en comble. Pour être efficient et rencontrer les besoins humains qu’il détermine aussi, un nouveau système de production doit retrouver la dimension personnelle et communautaire. La personne, la cellule de base conjuguent de façon optimale l’efficacité et l’autonomie : c’est seulement à leur échelle que se déterminera le besoin humain dont la production sociale est réalisable.

Qu’il se déplace ou qu’il demeure, l’homme a besoin d’outils. Il en a besoin pour communiquer avec autrui comme pour se soigner. L’homme qui chemine et prend des simples n’est pas l’homme qui fait du cent sur l’autoroute et prend des antibiotiques. Mais chacun ne peut tout faire par soi et dépend de ce que lui fournit son milieu naturel et culturel. L’outil et donc la fourniture d’objets et de services varient d’une civilisation à l’autre.

L’homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l’entourent, de leur donner forme à son goût, de s’en servir avec et pour les autres. Dans les pays riches, les prisonniers disposent souvent de plus de biens et de services que leur propre famille, mais ils n’ont pas voix au chapitre sur la façon dont les choses sont faites, ni droit de regard sur ce qu’on en fait. Dégradés au rang de consommateurs-usagers à l’état pur, ils sont privés de convivialité.

J’entends par convivialité l’inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu’il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l’outil dominant et l’outil convivial. Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l’individu aux messages émis par un autre usager, qu’il ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu’il ne comprendra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c’est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée. La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d’une société dotée d’outils efficaces. Lorsqu’une société, n’importe laquelle, refoule la convivialité en deçà d’un certain niveau, elle devient la proie du manque ; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l’envi.

Ivan Illich, « L’outil et la crise », La convivialité, chapitre 2, Ed. du Seuil, 2003

→ Ivan Illich continue ici sa critique de la société industrielle. En même temps il l’amplifie et la radicalise. Il ne vise plus une institution particulière (l’école, la santé, les transports), mais l’organisation globale. Il dénonce la servitude née du mode industriel de production, le gigantisme des outils, le culte de la croissance indéfinie. Il s’agit de savoir si l’homme des pays riches (image d’un bonheur fictif sur lequel s’aligne l’espérance des pays pauvres) entend accepter sans murmure l’existence confortable, contrôlée, artificielle, sans responsabilité et sans surprise que lui offre l’institution. Ou bien, va-t-il sortir de son sommeil, réclamer son droit, reprendre la parole et en même temps le pouvoir de décider. Imposer des limites à cette glu de produits et de biens qui le submerge, rouvrir un espace social de rencontres et d’échanges, se souvenir qu’il a un passé, des voisins, des égaux. Car la convivialité ne se sépare pas de l’équité. Ivan Illich considère ce livre comme un document de travail, un outil avec lequel poursuivre l’analyse, affiner la réflexion. Il veut qu’on tienne ce texte pour inachevé, modifiable par l’expérience à venir. Car la prise de conscience sociale, le réveil politique, l’inversion des institutions ne seront pas l’oeuvre d’un homme seul, ni d’une poignée d’agitateurs. Il faut des hommes lucides qui en prennent le risque, il faut des dormeurs qui s’éveillent et qui parlent.

Ethical web principles

author: w3c

The web should be a platform that helps people and provides a positive social benefit. As we continue to evolve the web platform, we must therefore consider the consequences of our work. The following document sets out ethical principles that will drive the W3C's continuing work in this direction.

      Principles
      2.1 There is one web
      2.2 The web does not cause harm to society
      2.3 The web supports healthy community and debate
      2.4 The web is for all people
      2.5 The web is secure, and respects peoples' privacy
      2.6 The web enables freedom of expression
      2.7 The web makes it possible to verify information
      2.8 The web enhances individuals' control and power
      2.9 The web is an environmentally sustainable platform
      2.10 The web is transparent
      2.11 The web is multi-browser, multi-OS and multi-device
      2.12 The web can be consumed in any way that people choose

Je suis très méchant

author: Ettore Sottsass Jr. translation: Alexandra Midal

A présent tout le monde dit que je suis très méchant, tous disent que je suis vraiment méchant parce que je suis designer, tous disent que je ne devrais pas exercer ce métier – que je suis mauvais –, tous disent que si quelqu’un exerce ce métier, c’est au mieux onirique. Tous disent que le designer a « comme seul et unique objectif de s’inscrire dans le cycle de production/consommation ». Tous disent que le designer ne réfléchit pas à ce qu’est la lutte des classes, qu’il ne sert pas la cause des gens, et qu’il travaille au contraire pour le système […] et que le système le mange, le digère et ne s’en porte que mieux. Il engraisse même. Tous disent qu’il n’y a rien à faire, qu’être designer serait comme un horrible péché originel et qu’une fois qu’on l’a commis, il est en nous pour toujours. Ils me désignent comme le coupable de tout ce qui ne va pas. Parce que je suis un designer et étant donné que par définition je travaille pour l’industrie, que l’industrie est l’équivalent du Capital et que ce dernier fait la guerre, etc., ils me rendent donc responsable de la guerre du Vietnam. Ils m’accusent aussi d’être responsable des morts de la route car c’est le Capital qui produit les voitures ; et pour ces mêmes raisons, je devrais aussi assumer la culpabilité des suicides dans les villes. […] Je suis très méchant parce que je suis un technocrate. Je suis seul à connaître des choses et selon eux, je ne le devrais pas. Tous disent que je devrais en connaître d’autres afin de détruire le Capital. Mais comment peut-on détruire le Capital ? […] Comment faire une industrie sans design ? […] Le problème n’étant pas de savoir si on est méchant ou pas parce qu’on est un designer, mais plutôt de savoir ce qu’on est capable de faire avec ça quand on est un designer. […] Je voudrais que ceux qui m’accusent viennent près de moi, ici, autour de cette table à dessin où je travaille et essaient de comprendre ce qu’est mon métier, la nécessité, l’habitude ou parfois l’espoir qui m’habite. […] Je ne sais pas s’il est vrai que des idées politiques sont à même de déterminer la signification de tous les gestes de la vie ou bien si c’est le contraire et que chaque décision, chaque geste, chaque mot qui prend place dans le temps et l’espace trouve, enregistre et défend une signification politique. […] Ce que j’essaie d’exprimer ici c’est que si quelqu’un décidait de devenir designer, son choix devrait être motivé parce qu’il se pense en tant que tel et non pas comme un homme politique dont il aurait emprunté le jargon et les méthodes et qui parle, et parle et parle. En effet pendant que j’écris cette histoire, je ne fais pas de design. Que j’écrive une histoire est en ce qui me concerne un travail d’amateur étant donné que mon objectif est d’être un bon designer et c’est tout, c’est cela mon travail. Quant à la politique – la vraie – je l’exprime dans mon design. Si j’écris cette histoire c’est que j’en ai ras le bol que tous me disent que je suis méchant comme si j’avais contracté un péché originel, ce qui est à peu près ce qu’ils disent. J’ai le sentiment de revivre la situation que j’ai connue pendant la guerre quand j’étais dans les chasseurs alpins. Les officiers me répétaient que je devais être chasseur alpin puis ils n’ont eu de cesse de me dire que j’étais un mauvais chasseur alpin parce que j’étais de réserve. Ils me reprochaient de ne pas être suffisamment sur mes gardes, de ne pas bomber assez le torse, de ne pas avoir l’esprit d’initiative des militaires et de ne rien comprendre à la guerre. Ils me disaient aussi que je n’avais pas l’esprit sportif, c’est ainsi qu’ils l’appelaient, et l’ensemble de leurs reproches semblait faire de moi un cas désespéré de leur point de vue. […] Ils émettaient ces critiques envers tous les officiers de réserve, mais aussi à tous les chasseurs alpins, et ils hurlaient, ils hurlaient, ils hurlaient que nous étions tous mauvais. Eux, ils restaient dans leurs bureaux, mais finalement, malédiction ! De quels corps sont remplis les camps de concentration et les cimetières si ce n’est de ceux qui ont combattu ?

Texte traduit par Alexandra Midal Ettore Sottsass Jr., « Mi dicono che sono cattivo » (1973), in Scritti 1946-2001, Editore Vicenza, Neri Pozza, 2002, pp. 242-245.

Tout le monde dit que je suis méchant

Texte paru en 1973 dans le Casabella n°376 sous le titre original Mi diconno che sono cattivo

Aujourd’hui, tout le monde me dit que je suis très méchant. Tous disent que je suis vraiment méchant parce que je suis designer. On me dit que je ne devrais pas exercer ce métier – et que sais-je encore ? On me dit que cette profession appartient au domaine du rêve (et ce n’est pas un mal d’ailleurs). On me dit qu’un designer a « pour unique et réel objectif d’entretenir le cycle production/consommation », qu’il ne pense pas à la lutte des classes, qu’il ne sert pas la cause et même qu’au contraire il travaille pour le système. On me dit que tout ce que fait un designer est avalé, digéré par le système qui ne s’en porte que mieux et s’engraisse. On me dit qu’on ne peut rien y faire, c’est comme un horrible péché originel : quand quelqu’un en est marqué, c’est pour l’éternité. On veut me faire croire que je suis entièrement responsable de tout ce qui ne va pas et, peut-être puisque je suis designer va-t-on aussi me faire porter la responsabilité de la guerre du Vietnam puisque, par définition, je travaille pour l’industrie, et que l’industrie c’est le Capital et c’est le Capital qui mène les guerres, etc., on connaît la suite. De même, il faut croire que je suis aussi responsable du nombre de morts sur les routes puisque c’est le Capital qui fabrique les voitures. Ce doit être aussi de ma faute si les citadins se suicident, si les histoires d’amour finissent mal ou ne naissent pas, si des enfants sont malades, si les famines, les maladies et, plus généralement, le malheur existent. Il semble vraiment que je sois responsable de tout car je travaille pour l’industrie et qu’ainsi, je suis un technocrate. Je sais des choses que je suis seul à connaître et que je ne devrais pas. On me dit que je devrais, au contraire, savoir comment détruire le Capital. Mais comment fait-on pour détruire le Capital ? Si on m’explique comment faire, si quelqu’un me montre qu’il est vraiment en train de détruire le Capital, alors, peut-être, oui, j’en suis. J’en suis, surtout si, par la suite, on me démontre qu’on ne remplace pas le Capital par des armées de boy-scouts entonnant des chansons débiles sur le chemin du travail, des chansons censées éduquer. J’en suis, si on me démontre qu’on ne remplace pas le Capital par un puissant capital d’État quiprétende en donner une part à chacun, ce qui serait bien, sans aucun doute, si cela n’ouvrait pas la porte aux souffrances que sont l’aliénation, la solitude, la peur, la fatigue, des souffrances en réalité plus noires et plus cruelles que sur le papier. J’en suis, mais uniquement si on remplace le Capital par une jeunesse suffisamment détachée, impertinente, fantaisiste, impétueuse et dotée d’assez de sens du ridicule pour être capable de se moquer d’elle-même et de ce qu’elle fait à mesure qu’elle le fait. C’est à dire une jeunesse qui n’en n’arrive pas à acheter des avions à des industriels américains aux visages pétrifiés et qui ne fasse pas d’affaires avec le Capital sous prétexte de réalisme politique, même sice n’est pas le coeur du problème. Mais comment un designer peut-il détruire le Capital ?

reflexion

Et puis comment concevoir une industrie sans design ? Toutes les industries fabriquent, plus ou moins bien, des produits, qu’on ait l’impression de faire du design ou non : on en fait toujours. Et même s’il ne semble pas qu’on en fasse, à un moment ou à un autre, il faut bien que quelqu’un s’assoie face à une feuille de papier, c’est à dire devant une table à dessin, avec une lampe dessus, un crayon, une gomme et une règle. C’est pourquoi, design ou pas, il y a toujours un designer. Le problème n’est alors ni celui de l’horrible péché originel, ni de savoir si on est méchant ou pas quand on est designer, mais plutôt de voir ce que chacun réussit à faire par soi-même, de son rôle de designer et de ses objets. Dès lors il se peut que ceux qui me grondent aient raison, mais je voudrais mieux comprendre. Ce qu’on me dit ne me suffit pas. Ainsi je n’accepte pas davantage qu’on me manipule avec un tel charabia, qu’on me conditionne avec des flots de mots, encore et toujours des mots. Même s’ils servent à faire la politique des partis (pour autant qu’ils suffisent à faire de la politique), ces mots n’ont pas assez de sens pour faire la politique du design. Je voudrais que mes détracteurs viennent voir d’un peu plus près ce qui se passe ici, près de cette table et découvrent ce qu’est mon métier, cette nécessité, cette habitude, cette espérance. Je voudrais qu’ils s’approchent et me parlent de choses que je comprendrais, que je pourrais comprendre étant donné que je suis un designer, qu’ils me parlent de choses possibles et justes à faire, avec des mots qui sonnent bien, qui m’évoquent des images, qui provoquent des gestes, qui me permettent d’agir dans le champ de ce que je peux faire, de ce que je sais faire et que je ne peux pas me passer de faire, puisque dessiner n’est pas un métier que j’ai choisi mais un destin dont je ne parviens pas à me soustraire. Je voudrais qu’ils me parlent avec des mots, proches de ceux que je prononce tous les jours pour donner un sens à ce que je suis en train de faire, et non à ce que je pourrais faire et ne sais pas faire, de la même façon que les mots des syndicalistes sont proches, ou tendent à l’être, du langage de tous les jours des ouvriers. Sinon, ils font de moi un dilettante de plus dans l’armée des dilettantes politiques et révolutionnaires, un producteur de mots, de mots et toujours de mots, jusqu’à épuisement total des forces : il y a des mers, des foules, des assemblées, des congrès, des colloques, des paquets, des conteneurs pleins de dilettantes qui savent tout ce qu’ils doivent dire pour être ou paraître révolutionnaires, pour rester là, du côté des « sans péchés » en quelque sorte et qui, ainsi, tranforment la révolution (s’il est question de révolution) en chimère et ne lui permettent pas de se nourrir d’elle-même.
Je ne sais pas si je m’explique bien. Je ne sais pas non plus si j’ai raison. Je ne sais pas s’il existe des termes politiques assez puissants pour déterminer le sens de tous les gestes de la vie ou si c’est l’inverse, à savoir que pour chaque décision prise, chaque geste exécuté, chaque mot prononcé dans le temps et l’espace, on trouve, on enregistre et on confirme un sens politique allant au-delà du discours ou de l’ethnologie des partis. Naturellement, il me semble que cette seconde idée est meilleure si on veut que la révolution ait lieu. Sinon, il y a répression ou, pire encore, tout cela n’est qu’un gigantesque alibi rhétorique, en réalité fragile, aux mains de la réaction, à la merci du système et, plus encore, d’un métier comme celui de designer. Je veux dire que si quelqu’un doit être designer, ses choix libératoires, il doit les faire en étant designer et non en étant, comme on dit, un politique – c’est à dire en devenant quelqu’un qui utilise le langage et des méthodes qui se disent politiques, en devenant quelqu’un qui ne fait que parler, parler, parler. Pendant que j’écris cette histoire, je ne fais pas de design, j’écris cette histoire qui tout compte fait est celle d’un dilettante. Pourtant si par hasard je suis bon à quelque chose, c’est comme designer et c’est tout, le design, c’est mon métier et, de la politique, de la vraie, j’en fais en l’exerçant.

Si j’écris cette histoire c’est parce que je suis fatigué de m’entendre dire que je suis méchant, que c’est un péché originel, et que personne ne m’explique réellement pourquoi. C’était la même chose pendant la guerre quand j’étais chasseur alpin : les engagés, comme on les appelle, me disaient que je devais être chasseur alpin. Il ajoutaient que j’étais un mauvais chasseur alpin, parce que je n’étais qu’un réserviste, je me tenais mal au garde à vous, je ne bombais pas suffisamment le torse, je ne prenais pas d’initiatives militaires et je ne comprenais rien à la guerre selon eux. Ils me disaient aussi que je n’avais pas ce qu’ils appelaient « l’esprit de corps », et tout ce qui s’ensuit. Il paraît que j’étais un désastre du point de vue de la guerre et des engagés parce qu’eux seuls connaissaient le sens du mot guerre, eux seuls savaient comment la faire et surtout, comment la faire faire aux autres. Moi je n’étais qu’un réserviste, un appelé, etc. Ils le disaient aux autres officiers de réserve, aux autres chasseurs alpins, et ils hurlaient, hurlaient, hurlaient et hurlaient sans cesse que nous étions tous méchants.
Eux, ils restaient dans les bureaux de la compagnie. Mais, à la fin, bon sang, de qui se sont remplis les camps de concentration et les cimetières pour l’avoir faite, cette guerre ?

L'An 01

author: Gébé / date: 1970

Bande dessinée de Gébé publiée à partir de 1970 sous forme de série dans Politique Hebdo, puis dans Charlie Mensuel. Elle a été créée par Gébé, et a été enrichie par les propositions des lecteurs. Elle a ensuite donné un film, réalisé par Jacques Doillon et sorti en 1973.

La bande dessinée a été rééditée en 2000 à l'Association, dans la collection Eperluette ; nous ne saurions trop vous recommander de vous la procurer. En effet, l'An 01 est une petite merveille foutraque, vivante et rigolote ; voilà un ouvrage qui devrait avoir sa place dans toute bibliothèque.

L'art de la barricade

zad . notre-dame-des-landes . avril 2018

media: Arrêt sur images

Monopoly

author: Thibault Prévost

Alors que les signes de l'éclatement de la bulle financière de l'IA s'amoncellent, le marché continue de dépenser comme jamais. Le signe d'un régime politique et économique délirant, dans lequel une poignée de monopoles s'exonère de la rationalité.


La vérité, a un jour écrit l'immense Philip K. Dick, c'est ce qui perdure lorsque l'on cesse d'y croire. Ce sont les faits, têtus et inexpugnables, qui s'installent lorsque la psychose reflue et que l'hallucination se dissipe. Parfois, le retour au réel se fait en douceur. Parfois, seul un choc violent avec le réel peut desserrer l'emprise de l'illusion. Depuis le début de l'été, l'industrie de l'intelligence artificielle et le techno-capitalisme dans son ensemble vivent enfin un début de crise de foi. Après dix-huit mois à empiler les superlatifs jusqu'à l'absurde pour nous convaincre (et s'auto-convaincre) que des générateurs de texte améliorés étaient l'inévitable futur des sociétés, les voilà obligés d'admettre une possibilité encore impensable il y a six mois : l'IA censée révolutionner le monde ne sert en réalité à rien, et la bulle financière qui la soutient s'apprête à éclater. Les indices s'amoncellent, pour peu qu'on se force à regarder au-delà du brouillard médiatique hallucinogène qui entoure la technique depuis les premiers balbutiements de ChatGPT.

Petit tour d'horizon. En 2023, le fonds d'investissement Sequoia Capital, pas exactement connu pour son agit-prop altermondialiste, écrivait que les "Sept Magnifiques", le surnom énamouré des sept plus grosses valeurs boursières de la tech (Alphabet, Amazon, Apple, Meta, Microsoft, Nvidia, Tesla) devaient répondre à "une question à 200 milliards de dollars". Une question toute simple : comment comptent-ils gagner de l'argent à court ou moyen terme avec l'IA lorsqu'elle nécessite des investissements gigantesques dans l'infrastructure - data centers, cartes graphiques et désormais centrales nucléaires pour alimenter le tout - tout en ne rapportant absolument rien? La seule réponse que l'industrie daigne fournir, par la voix de ses PDG prophètes : gardez la foi et laissez-nous faire. Mark Zuckerberg, un patron qui a un jour dépensé 36 milliards de dollars en 18 mois dans un métavers totalement inutile sans être une seconde inquiété par son conseil d'administration, explique par exemple que son prochain modèle d'IA nécessitera "10 fois plus" de puissance de calcul que l'actuel et affirme qu'il faudra "des années" avant que la technique ne soit rentable. Une foi aveugle partagée par Satya Nadella, Sundar Pichai et les autres, patrons de conglomérats devenus techno-prophètes aux poches sans fond, totalement détachés des impératifs de base de l'économie de marché - notamment celui de vendre un produit plus cher que ce qu'il coûte à produire, afin d'en tirer un bénéfice.

La question (à 200 milliards) qui fâche

La question (à 200 milliards) qui fâche

Sequoia Capital, 20 septembre 2023

Alors, en l'espace d'un an, la question à 200 milliards est devenue... une question à 600 milliards, estimait ce même Sequoia Capital en juin. À ce rythme infernal, l'industrie aura bientôt une question à 1000 milliards de dollars sur les bras, "sans résultats probants" pour y répondre, hallucinait pour sa part un autre faiseur de pluie du capitalisme, Goldman Sachs, dans un rapport de juin. Au seul second trimestre 2024, les dépenses en capital ("capex", en jargon de téléspectateur de BFM Business) d' Alphabet, Apple, Amazon, Meta et Microsoft ont atteint 59 milliards de dollars, et plus de 106 milliards au premier semestre 2024. Du délire. Selon le média The Information, OpenAI, "leader" du marché (inexistant) de l'IA générative, pourrait perdre 5 milliards de dollars en 2024 - dix fois plus qu'en 2022. Réaction de son PDG Sam Altman, interrogé en mai sur l'inanité de son business model : "Cramer 500 millions ou 5 milliards de dollars par an, je m'en fous - vraiment, je m'en fous." Altman le dit et le répète, il est au-dessus des basses motivations pécuniaires. Son truc à lui, c'est d'atteindre la "singularité technologique" et de l'offrir à toute l'humanité. Le fait que sa philanthropie ait fait de lui un milliardaire en avril dernier relève de la coïncidence.

Conséquence logique d'une caste de patrons qui a visiblement décidé de laisser le bon sens économique au vestiaire, un seul réel gagnant se détache de cette hallucination collective : Nvidia, qui fabrique et vend les cartes graphiques sur lesquelles fonctionnent les machines à désinformation vendues par la clique de camelots californiens. Mais là encore, quelque chose cloche. L'entreprise vaut désormais 3000 milliards de dollars en Bourse - soit 500 millions de dollars de plus que l'intégralité du CAC 40 - et talonne Apple pour la position d'entreprise la plus chère du monde. Pendant la ruée vers l'or, il fait bon être vendeur de pioches.

IA générative : trop de dépenses, pas assez de bénéfices?

IA générative : trop de dépenses, pas assez de bénéfices?

Goldman Sachs, 27 juin 2024

Les chiffres donnent le tournis. L'IA générative est le vaporware le plus cher, le plus inutile et le plus polluant de l'histoire des gadgets inutiles. Ce n'est pas moi qui le dis. Même chez les gardiens du temple sociopathes du capitalisme spéculatif, pourtant habitués à s'enrichir en prédateur sur des conditions macroéconomiques absurdes, l'industrie de l'IA générative passe pour une secte millénariste. Dans un courrier supposément confidentiel envoyé à ses clients début août, le fonds spéculatif Elliott Management conseille à ses clients de prendre ses distances avec les entreprises de l'IA, qu'il décrit comme une technique "surévaluée dont la plupart des applications ne sont pas prêtes", qui ne sera "jamais économique, ne fonctionnera jamais correctement, consommera trop d'énergie et restera perpétuellement faillible". Ippon. Chez Goldman Sachs, le ton se fait presque menaçant : "Plus le temps passe sans usages significatifs, plus le récit de l'intelligence artificielle deviendra difficile à tenir. Si aucun cas d'usage important n'apparaît dans les 12 à 18 prochains mois, l'enthousiasme des investisseurs va peut-être se dissiper." Même le cabinet McKinsey, qui promettait en juin 2023 que ChatGPT et les autres allaient bientôt produire l'équivalent du PIB annuel du Royaume-Uni (il faut se rendre compte du degré d'insanité) a cessé les bouffées délirantes, et suggère désormais de "regarder au-delà de la hype". En plissant les yeux et en priant pour qu'un modèle économique rentable se matérialise à l'horizon ? Raté. Parce qu'au-delà de la hype, il n'y a rien.

Même Bloomberg commence doucement à comprendre

Même Bloomberg commence doucement à comprendre

Bloomberg, 2 août 2024

Dans la presse aussi, le discours a changé. Oubliés le messianisme et les prophéties techno-apocalyptiques de l'été dernier, quand grands patrons de la Silicon Valley, "parrains de l'IA" et experts autoproclamés promettaient alternativement transcendance et extinction de l'humanité à des journalistes en état de sidération. Depuis un an, la nullité constante de l'IA générative dans toutes les industries où elle a été implémentée a fracassé un à un les discours publicitaires contre le mur du réel. Dernier fiasco en date, celui d'une campagne présidentielle étasunienne "alimentée par IA", nous informe le New York Times. Dans le monde réel, personne n'a envie de parler politique avec un chatbot, qu'il bosse pour le camp démocrate ou républicain.

Alors, depuis le décrochage boursier du Nasdaq fin juillet, conséquence de la publication des (mauvais) résultats des conglomérats de la tech, on s'autorise enfin à poser la question de la bulle financière. Les comparaisons se multiplient avec la bulle dot-com de l'an 2 000, qui a vu le Nasdaq perdre 70% de sa valeur après des années de survalorisation de jeunes entreprises du Web. Sur Google, les recherches du terme "bulle de l'IA" n'ont jamais été aussi nombreuses, reflet d'un zeitgeist médiatique et économique qui voit enfin l'industrie de la tech dans sa glorieuse absurdité. Car pendant que Zuckerberg, Nadella, Pichai, Altman et les autres brûlent des dizaines de milliards de dollars en riant, le nombre de faillites de start-ups a augmenté de 60% aux Etats-Unis l'année dernière. Ce n'est plus de la concentration de capital, c'est un siphonnage en règle. Tout le capital-risque disponible va directement dans la fournaise de l'IA générative.

Evolution des recherches "AI bubble" depuis cinq ans

Evolution des recherches "AI bubble" depuis cinq ans

Google Trends, 22 août 2024

Il ne faut pas avoir un doctorat en économie pour comprendre que ce que nous vivons est absurde. Une entreprise fonctionnelle et saine n'investit pas des dizaines de milliards en pure perte dans un produit qui ne sert à rien et dont personne ne veut. Certes, dans la Silicon Valley, le profit a depuis longtemps cessé d'être un indicateur de succès - rappelez-vous d'Amazon, qui a mis 14 ans à générer du profit, ou d'Uber, qui a mis 15 ans à y parvenir (et encore, en manipulant ses chiffres). Certes, le capitalisme de start-up des quinze dernières années n'était rien d'autre qu'un programme de subventions généralisé, permis par des fonds d'investissements de Wall Street aux poches sans fond et une politique monétaire de taux d'intérêts nuls, qui a plus ou moins pris fin en 2022 lorsque la réserve fédérale étasunienne a décidé la fin de la gratuité de l'argent. Certes, nous vivons un moment d'emmerdification généralisée de la tech, où le profit laisse progressivement place à la rente et la qualité des produits commercialisés n'entre plus en ligne de compte. On le sait, mais ce qui se joue autour de l'IA générative est autrement plus grave. Car non seulement la bulle n'a pas encore explosé, mais le Nasdaq et Nvidia sont repartis à la hausse ces derniers jours, toujours plus loin dans l'aberrant. Des dizaines de milliards de dollars partent en fumée chaque mois et les investisseurs, comme sous emprise sectaire, continuent de mettre la main au portefeuille contre la promesse de l'au-delà technologique.

Pour reprendre l'excellent technocritique Edward Zitron, effaré par cet étalage d'insensé et probablement dans un état de frustration terrible, ce que raconte cette bulle, c'est l'histoire d'une poignée d'entreprises - Meta, Amazon, Microsoft, Alphabet et Apple, dans une moindre mesure - en train de pourrir de l'intérieur, en pénurie d'idées, désespérément en quête d'un marché à hypercroissance à dominer et maintenant pris au piège des coûts irrécupérables -en économie comportementale, le biais cognitif qui nous pousse à nous entêter dans un comportement irrationnel au nom de l'investissement déjà consenti. L'IA générative n'est ni le prochain iPhone, ni le prochain réseau social, ni le prochain changement de paradigme sociotechnique. Elle est la manifestation de l'imaginaire frelaté d'une poignée de charlatans démiurges, déconnectés du corps social aussi bien idéologiquement que géographiquement, qui tentent de nous vendre des machines à brasser du vide après avoir échoué à écouler des casques de VR pourris, une "monnaie" virtuelle qui n'achète rien et des fichiers JPEG de singes, en affirmant à chaque tentative que leur camelote annonçait une nouvelle étape de la civilisation. Il n'y a pas de grand plan, de surprise du chef, d'arme secrète développée dans des labos de R&D d'OpenAI et consorts qui s'apprête à révolutionner le monde - il n'y a même pas de GPT-5 à l'horizon ! Ce qui se joue en ce moment n'est pas une partie d'échecs en 5D jouée par des entrepreneurs de génie pour prendre le contrôle du futur. Comme la bulle crypto de 2022, c'est une partie de Monopoly entre monopoles, qui se foutent complètement de ce qui adviendra au-delà du plateau de jeu, improvisent au jour le jour et se justifient ensuite.

Ce que nous raconte enfin ce moment économique absurde, c'est la culmination d'un processus de féodalisation économique enclenché par cinq ou six multinationales pour vassaliser le reste de l'économie. Le technocapitalisme, parodie de libre-échange, pourrit aux mains d'un cartel protégé aussi bien de la concurrence que de la régulation, libre de fixer les règles qui déterminent son propre enrichissement. Son objectif n'est donc plus de produire, mais de devenir l'infrastructure qui soutient le monde. Quitte à massacrer le vivant au passage et à maquiller sa toxicité à coups d'achat de crédits carbone au prix de gros. Mais tout le greenwashing du monde ne suffira pas à dissimuler l'intolérable évidence : l'IA générative est non seulement un écocide, mais un écocide pour rien. Dans une mise à jour inédite du capitalocène, les géants de la tech sont en train d'échanger le vivant contre une machine à générer des lettres de motivation, des dépenses... et aucun profit. De l'extraction et de la destruction pure, qui ne s'embarrasse même plus des apparences de l'utilité commune. Un trou noir environnemental qui grossit et grossit, dont la croissance devrait être stoppée par tous les moyens adéquats et les architectes traduits devant la justice.

Comment Big Tech redéfinit la neutralité carbone à son avantage

Comment Big Tech redéfinit la neutralité carbone à son avantage

Financial Times, 14 août 2024

Cette partie de Monopoly entre multimilliardaires pyromanes doit donc cesser, et il n'y a pas trente-six solutions : il faut les briser, comme la loi a brisé les "barons voleurs" du capitalisme industriel des années 20, alors aussi obscènes qu'un Elon Musk ou un Mark Zuckerberg, nouveaux visages de cette "société de provocation" ultrariche décrite par la sociologue Dahlia Namlian. L'espoir est infime, mais il existe. Le 7 août, le Département de la Justice étasunien a condamné Google pour pratique anticoncurrentielle sur son moteur de recherche, ce qui referme une période de 25 ans d'impunité pour le secteur étasunien de la tech. La procédure doit ouvrir la voie à des poursuites similaires contre Meta, Amazon et Apple. Tous sont champions de ce que Zitron appelle "l'économie du pourrissement", cette idéologie de l'expansion à tout prix qui ne s'embarrasse plus de concevoir des produits et services vaguement utiles au corps social et se contente de se rendre incontournable pour mieux gouverner en cartel. La Silicon Valley pourrit sur place, idéologiquement et stratégiquement, sous un feu d'artifice de dollars. Plus ses services sont mauvais, moins on peut y échapper.

Ainsi va Big Tech, en monopole ou duopole. Le cloud, c'est Microsoft et Amazon. La publicité en ligne, c'est Google et Meta. La recherche, c'est Google. Le commerce en ligne, Amazon. Le PC, Microsoft. Les applis mobiles : Apple, qui extorque une taxe exorbitante de 30% à tous les développeurs... excepté quelques privilégiés. Et le petit nouveau, Nvidia, déjà scruté par le Département de la Justice, truste le marché de la carte graphique. Et ainsi de suite, dans ce que Cory Doctorow baptise le "capitalisme d'étranglement" (chokepoint capitalism), devenu le système d'exploitation préférentiel d'une économie illibérale. Le seul avantage de cette hyper-concentration du capital, c'est qu'elle réduit le nombre d'ennemis à abattre et la diversité des tactiques à utiliser. Peu importe son secteur, un monopole est un monopole. On ne négocie pas avec, on le brise. Sans offensive de régulation, le devenir de la bulle financière de l'IA importe peu. Peu importe le scénario, les souverains arnaqueurs de la tech survivront à l'éclatement de leur délire, trébucheront sur les cadavres des victimes et reprendront leur lente marche de zombie vers la singularité capitaliste. Pour Amazon, Meta, Alphabet et Microsoft, ce sera une semaine comme une autre, quelques centaines de millions de dollars perdus jusqu'à la prochaine révolution bullshit. Pourquoi ? Car hype après hype, bulle après bulle, milliards après milliards, le cartel de la tech nous confisque la possibilité de penser l'avenir. Elle est là, la conséquence la plus terrifiante du monopole - un monde sans alternative à leur nullité.

Dans la "bulle de l'économie du pourrissement"

Dans la "bulle de l'économie du pourrissement"

Edward Zitron, 3 juin 2024