THIS IS FINE

PERMACOMPUTING PRINCIPLES

TOUT LE MONDE DIT QUE JE SUIS MÉCHANT

POUR UN FÉMINISME DES DONNÉES

L’OUTIL ET LA CRISE

Permacomputing principles

These design principles have been modeled after those of permaculture.

These are primarily design/practice principles and not philosophical ones, so feel free to disagree with them, refactor them, and (re-)interpret them freely. Permacomputing is not prescriptive, but favours instead situatedness and awareness of the diversity of context. Said differently, its design principles can be as much helpful as a way to guide practice in a specific situation, as it can be used as a device to help surface systemic issues in the relationship between computer technology and ecology.

Also, this is a big work-in-progress :)

Care for life

This is the ethical basis that permacomputing builds on. It refers to the permacultural principles of "care for the earth" and "care for people", but can be thought of as the basic axiom for all choices.

Create low-power systems that strengthens the biosphere and use the wide-area network sparingly. Minimize the use of artificial energy, fossil fuels and mineral resources. Don't create systems that obfuscate waste.

Care for the chips

Production of new computing hardware consumes a lot of energy and resources. Therefore, we need to maximize the lifespans of hardware components – especially microchips, because of their low material ?recyclability.

Keep it small

Small systems are more likely to have small hardware and energy requirements, as well as high understandability. They are easier to understand, manage, ?refactor and ?repurpose.

Hope for the best, prepare for the worst

It is a good practice to keep everything as resilient and collapse-tolerant as possible even if you don't believe in these scenarios.

Keep it flexible

Flexibility means that a system can be used in a vast array of purposes, including ones it was not primarily designed for. Flexibility complements smallness and simplicity. In an ideal and elegant system, the three factors (smallness, simplicity and flexibility) support each other.

If it is possible to imagine all the possible use cases when designing a system, the design may very well be too simple and/or too inflexible. Smallness, simplicity and flexibility are also part of the "small, sharp tools" ideal of the Unix command line. Here the key to flexibility is the ability to creatively combine small tools that do small, individual things.

Build on a solid ground

It is good to experiment with new ideas, concepts and languages, but depending on them is usually a bad idea. Appreciate mature technologies, clear ideas and well-understood theories when building something that is intended to last.

Amplify awareness

Computers were invented to assist people in their cognitive processes. "Intelligence amplification" was a good goal, but intelligence may also be used narrowly and blindly. It may therefore be a better idea to amplify awareness.

Expose everything

As an extension of "amplify awareness": Don't hide information!

Respond to changes

Computing systems should adapt to the changes in their operating environments (especially in relation to energy and heat). 24/7 availability of all parts of the system should not be required, and neither should a constant operating performance (e.g. networking speed).

Everything has a place

Be part of your local energy/matter circulations, ecosystems and cultures. Cherish locality, avoid centralization. Strengthen the local roots of the technology you use and create.

While operating locally and at present, be aware of the entire world-wide context your work takes place in. This includes the historical context several decades to the past and the future. Understanding the past(s) is the key for envisioning the possible futures.

Tout le monde dit que je suis méchant

Ettore Sottsass Jr.

Texte paru en 1973 dans le Casabella n°376 sous le titre original Mi diconno che sono cattivo

Aujourd’hui, tout le monde me dit que je suis très méchant. Tous disent que je suis vraiment méchant parce que je suis designer. On me dit que je ne devrais pas exercer ce métier – et que sais-je encore ? On me dit que cette profession appartient au domaine du rêve (et ce n’est pas un mal d’ailleurs). On me dit qu’un designer a « pour unique et réel objectif d’entretenir le cycle production/consommation », qu’il ne pense pas à la lutte des classes, qu’il ne sert pas la cause et même qu’au contraire il travaille pour le système. On me dit que tout ce que fait un designer est avalé, digéré par le système qui ne s’en porte que mieux et s’engraisse. On me dit qu’on ne peut rien y faire, c’est comme un horrible péché originel : quand quelqu’un en est marqué, c’est pour l’éternité. On veut me faire croire que je suis entièrement responsable de tout ce qui ne va pas et, peut-être puisque je suis designer va-t-on aussi me faire porter la responsabilité de la guerre du Vietnam puisque, par définition, je travaille pour l’industrie, et que l’industrie c’est le Capital et c’est le Capital qui mène les guerres, etc., on connaît la suite. De même, il faut croire que je suis aussi responsable du nombre de morts sur les routes puisque c’est le Capital qui fabrique les voitures. Ce doit être aussi de ma faute si les citadins se suicident, si les histoires d’amour finissent mal ou ne naissent pas, si des enfants sont malades, si les famines, les maladies et, plus généralement, le malheur existent. Il semble vraiment que je sois responsable de tout car je travaille pour l’industrie et qu’ainsi, je suis un technocrate. Je sais des choses que je suis seul à connaître et que je ne devrais pas. On me dit que je devrais, au contraire, savoir comment détruire le Capital. Mais comment fait-on pour détruire le Capital ? Si on m’explique comment faire, si quelqu’un me montre qu’il est vraiment en train de détruire le Capital, alors, peut-être, oui, j’en suis. J’en suis, surtout si, par la suite, on me démontre qu’on ne remplace pas le Capital par des armées de boy-scouts entonnant des chansons débiles sur le chemin du travail, des chansons censées éduquer. J’en suis, si on me démontre qu’on ne remplace pas le Capital par un puissant capital d’État quiprétende en donner une part à chacun, ce qui serait bien, sans aucun doute, si cela n’ouvrait pas la porte aux souffrances que sont l’aliénation, la solitude, la peur, la fatigue, des souffrances en réalité plus noires et plus cruelles que sur le papier. J’en suis, mais uniquement si on remplace le Capital par une jeunesse suffisamment détachée, impertinente, fantaisiste, impétueuse et dotée d’assez de sens du ridicule pour être capable de se moquer d’elle-même et de ce qu’elle fait à mesure qu’elle le fait. C’est à dire une jeunesse qui n’en n’arrive pas à acheter des avions à des industriels américains aux visages pétrifiés et qui ne fasse pas d’affaires avec le Capital sous prétexte de réalisme politique, même sice n’est pas le coeur du problème. Mais comment un designer peut-il détruire le Capital ?

Et puis comment concevoir une industrie sans design ? Toutes les industries fabriquent, plus ou moins bien, des produits, qu’on ait l’impression de faire du design ou non : on en fait toujours. Et même s’il ne semble pas qu’on en fasse, à un moment ou à un autre, il faut bien que quelqu’un s’assoie face à une feuille de papier, c’est à dire devant une table à dessin, avec une lampe dessus, un crayon, une gomme et une règle. C’est pourquoi, design ou pas, il y a toujours un designer. Le problème n’est alors ni celui de l’horrible péché originel, ni de savoir si on est méchant ou pas quand on est designer, mais plutôt de voir ce que chacun réussit à faire par soi-même, de son rôle de designer et de ses objets. Dès lors il se peut que ceux qui me grondent aient raison, mais je voudrais mieux comprendre. Ce qu’on me dit ne me suffit pas. Ainsi je n’accepte pas davantage qu’on me manipule avec un tel charabia, qu’on me conditionne avec des flots de mots, encore et toujours des mots. Même s’ils servent à faire la politique des partis (pour autant qu’ils suffisent à faire de la politique), ces mots n’ont pas assez de sens pour faire la politique du design. Je voudrais que mes détracteurs viennent voir d’un peu plus près ce qui se passe ici, près de cette table et découvrent ce qu’est mon métier, cette nécessité, cette habitude, cette espérance. Je voudrais qu’ils s’approchent et me parlent de choses que je comprendrais, que je pourrais comprendre étant donné que je suis un designer, qu’ils me parlent de choses possibles et justes à faire, avec des mots qui sonnent bien, qui m’évoquent des images, qui provoquent des gestes, qui me permettent d’agir dans le champ de ce que je peux faire, de ce que je sais faire et que je ne peux pas me passer de faire, puisque dessiner n’est pas un métier que j’ai choisi mais un destin dont je ne parviens pas à me soustraire. Je voudrais qu’ils me parlent avec des mots, proches de ceux que je prononce tous les jours pour donner un sens à ce que je suis en train de faire, et non à ce que je pourrais faire et ne sais pas faire, de la même façon que les mots des syndicalistes sont proches, ou tendent à l’être, du langage de tous les jours des ouvriers. Sinon, ils font de moi un dilettante de plus dans l’armée des dilettantes politiques et révolutionnaires, un producteur de mots, de mots et toujours de mots, jusqu’à épuisement total des forces : il y a des mers, des foules, des assemblées, des congrès, des colloques, des paquets, des conteneurs pleins de dilettantes qui savent tout ce qu’ils doivent dire pour être ou paraître révolutionnaires, pour rester là, du côté des « sans péchés » en quelque sorte et qui, ainsi, tranforment la révolution (s’il est question de révolution) en chimère et ne lui permettent pas de se nourrir d’elle-même.
Je ne sais pas si je m’explique bien. Je ne sais pas non plus si j’ai raison. Je ne sais pas s’il existe des termes politiques assez puissants pour déterminer le sens de tous les gestes de la vie ou si c’est l’inverse, à savoir que pour chaque décision prise, chaque geste exécuté, chaque mot prononcé dans le temps et l’espace, on trouve, on enregistre et on confirme un sens politique allant au-delà du discours ou de l’ethnologie des partis. Naturellement, il me semble que cette seconde idée est meilleure si on veut que la révolution ait lieu. Sinon, il y a répression ou, pire encore, tout cela n’est qu’un gigantesque alibi rhétorique, en réalité fragile, aux mains de la réaction, à la merci du système et, plus encore, d’un métier comme celui de designer. Je veux dire que si quelqu’un doit être designer, ses choix libératoires, il doit les faire en étant designer et non en étant, comme on dit, un politique – c’est à dire en devenant quelqu’un qui utilise le langage et des méthodes qui se disent politiques, en devenant quelqu’un qui ne fait que parler, parler, parler. Pendant que j’écris cette histoire, je ne fais pas de design, j’écris cette histoire qui tout compte fait est celle d’un dilettante. Pourtant si par hasard je suis bon à quelque chose, c’est comme designer et c’est tout, le design, c’est mon métier et, de la politique, de la vraie, j’en fais en l’exerçant.

Si j’écris cette histoire c’est parce que je suis fatigué de m’entendre dire que je suis méchant, que c’est un péché originel, et que personne ne m’explique réellement pourquoi. C’était la même chose pendant la guerre quand j’étais chasseur alpin : les engagés, comme on les appelle, me disaient que je devais être chasseur alpin. Il ajoutaient que j’étais un mauvais chasseur alpin, parce que je n’étais qu’un réserviste, je me tenais mal au garde à vous, je ne bombais pas suffisamment le torse, je ne prenais pas d’initiatives militaires et je ne comprenais rien à la guerre selon eux. Ils me disaient aussi que je n’avais pas ce qu’ils appelaient « l’esprit de corps », et tout ce qui s’ensuit. Il paraît que j’étais un désastre du point de vue de la guerre et des engagés parce qu’eux seuls connaissaient le sens du mot guerre, eux seuls savaient comment la faire et surtout, comment la faire faire aux autres. Moi je n’étais qu’un réserviste, un appelé, etc. Ils le disaient aux autres officiers de réserve, aux autres chasseurs alpins, et ils hurlaient, hurlaient, hurlaient et hurlaient sans cesse que nous étions tous méchants.
Eux, ils restaient dans les bureaux de la compagnie. Mais, à la fin, bon sang, de qui se sont remplis les camps de concentration et les cimetières pour l’avoir faite, cette guerre ?

Pour un féminisme des données

Hubert Guillaud

source: https://danslesalgorithmes.net/2024/07/09/pour-un-feminisme-des-donnees/

Media: Dans les algorithmes

Le féminisme des données de Catherine D’Ignazio et Lauren Klein est l’un des ouvrages les plus stimulants qui soit pour faire une lecture politique des transformations numériques. Le livre propose rien de moins que de réinventer la sciences des données et l’ouverture des données… en remettant le consentement au coeur de l’échange de données et en construisant une science des données qui émancipent les utilisateurs plutôt que de les exploiter. Nous vous proposons une synthèse détaillée du livre en anglais, pour vous aider à changer d’avis sur la façon dont on considère les données !

Hubert Guillaud Article originellement publié sur InternetActu.net le 27 septembre 2021.

Extraits rapides :

Le féminisme des données est à la fois un mouvement et un mode de pensée qui s’oppose à la manière dont le monde des datasciences considère les données, comme un matériel à exploiter. Il propose à la science des données et au mouvement pour l’ouverture des données qui le structure de se réinventer, de prendre en considération d’autres valeurs pour partager et exploiter les données. Le féminisme des données n’est pas qu’une critique, il est d’abord et avant tout un programme pour remettre le consentement au cœur de l’échange de données et construire une science des données qui émancipent les utilisateurs plutôt qu’elle ne les exploite. Retour sur un concept novateur et peu connu, une notion politique et manifeste qui propose rien de moins que d’inverser la façon dont on considère les données.

[…]

Le féminisme des données repose sur 7 principes qui dirige son action :

  • Examiner le pouvoir : le féminisme des données commence par l’analyse du fonctionnement du pouvoir.
  • Défier le pouvoir : Le data féminisme s’engage à remettre en question les structures de pouvoir inégales et à œuvrer pour la justice.
  • Valoriser l’émotion et l’incarnation. Le féminisme des données nous apprend à valoriser de multiples formes de connaissances, y compris celles qui proviennent des personnes en tant que corps vivants et sensibles dans le monde.
  • Repenser le binarisme et les hiérarchies. Le féminisme des données nous oblige à remettre en question le binaire du genre, ainsi que d’autres systèmes de comptage et de classification qui perpétuent l’oppression.
  • Adopter le pluralisme. Le féminisme des données insiste sur le fait que la connaissance la plus complète provient de la synthèse de perspectives multiples, la priorité étant donnée aux modes de connaissance locaux, autochtones et expérientiels.
  • Tenir compte du contexte. Le féminisme des données affirme que les données ne sont pas neutres ou objectives. Elles sont le produit de relations sociales inégales, et ce contexte est essentiel pour mener une analyse précise et éthique.
  • Rendre le travail visible. Le travail de la science des données, comme tout travail dans le monde, est le travail de nombreuses mains. Le féminisme des données rend ce travail visible afin qu’il soit reconnu et valorisé.

Data Feminism n’est pas seulement un propos sur les femmes ou le genre. C’est une réflexion sur l’émancipation par la science des données. La force du livre de Klein et D’Ignazio est de bâtir une réflexion politique sur les données et les calculs… de politiser la science des données sans la réduire à une injonction à l’ouverture ou à l’amélioration sans fin des données. Ce n’est pas un petit pas de côté !

https://danslesalgorithmes.net/2024/07/09/pour-un-feminisme-des-donnees/
https://data-feminism.mitpress.mit.edu/

L’outil et la crise

Ivan Illich

Les symptômes d’une crise planétaire qui va s’accélérant sont manifestes. On en a de tous côtés cherché le pourquoi. J’avance pour ma part l’explication suivante : la crise s’enracine dans l’échec de l’entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l’homme. Le grand projet s’est métamorphosé en un implacable procès d’asservissement du producteur et d’intoxication du consommateur.

La relation de l’homme à l’outil est devenue une relation de l’outil à l’homme. Ici il faut savoir reconnaître l’échec. Cela fait une centaine d’années que nous essayons de faire travailler la machine pour l’homme et d’éduquer l’homme à servir la machine. On s’aperçoit maintenant que la machine ne « marche » pas, que l’homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur l’hypothèse suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or il est manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave. La dictature du prolétariat et la civilisation des loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion. L’échec de cette grande aventure fait conclure à la fausseté de l’hypothèse.

La solution de la crise exige une radicale volte-face : ce n’est qu’en renversant la structure profonde qui règle le rapport de l’homme à l’outil que nous pourrons nous donner des outils justes. L’outil juste répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d’action personnel. L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme.

Je crois qu’il faut inverser radicalement les institutions industrielles, reconstruire la société de fond en comble. Pour être efficient et rencontrer les besoins humains qu’il détermine aussi, un nouveau système de production doit retrouver la dimension personnelle et communautaire. La personne, la cellule de base conjuguent de façon optimale l’efficacité et l’autonomie : c’est seulement à leur échelle que se déterminera le besoin humain dont la production sociale est réalisable.

Qu’il se déplace ou qu’il demeure, l’homme a besoin d’outils. Il en a besoin pour communiquer avec autrui comme pour se soigner. L’homme qui chemine et prend des simples n’est pas l’homme qui fait du cent sur l’autoroute et prend des antibiotiques. Mais chacun ne peut tout faire par soi et dépend de ce que lui fournit son milieu naturel et culturel. L’outil et donc la fourniture d’objets et de services varient d’une civilisation à l’autre.

L’homme ne se nourrit pas seulement de biens et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l’entourent, de leur donner forme à son goût, de s’en servir avec et pour les autres. Dans les pays riches, les prisonniers disposent souvent de plus de biens et de services que leur propre famille, mais ils n’ont pas voix au chapitre sur la façon dont les choses sont faites, ni droit de regard sur ce qu’on en fait. Dégradés au rang de consommateurs-usagers à l’état pur, ils sont privés de convivialité.

J’entends par convivialité l’inverse de la productivité industrielle. Chacun de nous se définit par relation à autrui et au milieu et par la structure profonde des outils qu’il utilise. Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l’outil dominant et l’outil convivial. Le passage de la productivité à la convivialité est le passage de la répétition du manque à la spontanéité du don. La relation industrielle est réflexe conditionné, réponse stéréotypée de l’individu aux messages émis par un autre usager, qu’il ne connaîtra jamais, ou par un milieu artificiel, qu’il ne comprendra jamais. La relation conviviale, toujours neuve, est le fait de personnes qui participent à la création de la vie sociale. Passer de la productivité à la convivialité, c’est substituer à une valeur technique une valeur éthique, à une valeur matérialisée une valeur réalisée. La convivialité est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d’une société dotée d’outils efficaces. Lorsqu’une société, n’importe laquelle, refoule la convivialité en deçà d’un certain niveau, elle devient la proie du manque ; car aucune hypertrophie de la productivité ne parviendra jamais à satisfaire les besoins créés et multipliés à l’envi.

Ivan Illich, « L’outil et la crise », La convivialité, chapitre 2, Ed. du Seuil, 2003

→ Ivan Illich continue ici sa critique de la société industrielle. En même temps il l’amplifie et la radicalise. Il ne vise plus une institution particulière (l’école, la santé, les transports), mais l’organisation globale. Il dénonce la servitude née du mode industriel de production, le gigantisme des outils, le culte de la croissance indéfinie. Il s’agit de savoir si l’homme des pays riches (image d’un bonheur fictif sur lequel s’aligne l’espérance des pays pauvres) entend accepter sans murmure l’existence confortable, contrôlée, artificielle, sans responsabilité et sans surprise que lui offre l’institution. Ou bien, va-t-il sortir de son sommeil, réclamer son droit, reprendre la parole et en même temps le pouvoir de décider. Imposer des limites à cette glu de produits et de biens qui le submerge, rouvrir un espace social de rencontres et d’échanges, se souvenir qu’il a un passé, des voisins, des égaux. Car la convivialité ne se sépare pas de l’équité. Ivan Illich considère ce livre comme un document de travail, un outil avec lequel poursuivre l’analyse, affiner la réflexion. Il veut qu’on tienne ce texte pour inachevé, modifiable par l’expérience à venir. Car la prise de conscience sociale, le réveil politique, l’inversion des institutions ne seront pas l’oeuvre d’un homme seul, ni d’une poignée d’agitateurs. Il faut des hommes lucides qui en prennent le risque, il faut des dormeurs qui s’éveillent et qui parlent.