Tous disent que je suis vraiment méchant parce que je suis designer. On me dit que je ne devrais pas exercer ce métier – et que sais-je encore ? On me dit que cette profession appartient au domaine du rêve (et ce n’est pas un mal d’ailleurs). On me dit qu’un designer a « pour unique et réel objectif d’entretenir le cycle production/consommation », qu’il ne pense pas à la lutte des classes, qu’il ne sert pas la cause et même qu’au contraire il travaille pour le système. On me dit que tout ce que fait un designer est avalé, digéré par le système qui ne s’en porte que mieux et s’engraisse. On me dit qu’on ne peut rien y faire, c’est commeun horrible péché originel : quand quelqu’un en est marqué, c’est pour l’éternité.
Et puis comment concevoir une industrie sans design ?
Toutes les industries fabriquent, plus ou moins bien, des produits,
qu’on ait l’impression de faire du design ou non : on en fait toujours. Et même s’il ne semble pas qu’on en fasse,
à un moment ou à un autre, il faut bien que quelqu’un s’assoie face à une feuille de papier, c’est à dire devant une table
à dessin, avec une lampe dessus, un crayon, une gomme et une règle. C’est pourquoi, design ou pas, il y a toujours un
designer. Le problème n’est alors ni celui de l’horrible péché originel, ni de savoir si on est méchant ou pas quand on
est designer, mais plutôt de voir ce que chacun réussit à faire par soi-même, de son rôle de designer et de ses objets.
Dès lors il se peut que ceux qui me grondent aient raison, mais je voudrais mieux comprendre. Ce qu’on me dit ne me suffit
pas. Ainsi je n’accepte pas davantage qu’on me manipule avec un tel charabia, qu’on me conditionne avec des flots de mots,
encore et toujours des mots. Même s’ils servent à faire la politique des partis (pour autant qu’ils suffisent à faire de
la politique), ces mots n’ont pas assez de sens pour faire la politique du design. Je voudrais que mes détracteurs viennent
voir d’un peu plus près ce qui se passe ici, près de cette table et découvrent ce qu’est mon métier, cette nécessité, cette
habitude, cette espérance. Je voudrais qu’ils s’approchent et me parlent de choses que je comprendrais, que je pourrais
comprendre étant donné que je suis un designer, qu’ils me parlent de choses possibles et justes à faire, avec des mots qui
sonnent bien, qui m’évoquent des images, qui provoquent des gestes, qui me permettent d’agir dans le champ de ce que
je peux faire, de ce que je sais faire et que je ne peux pas me passer de faire, puisque dessiner n’est pas un métier
que j’ai choisi mais un destin dont je ne parviens pas à me soustraire. Je voudrais qu’ils me parlent avec des mots,
proches de ceux que je prononce tous les jours pour donner un sens à ce que je suis en train de faire, et non à ce que je
pourrais faire et ne sais pas faire, de la même façon que les mots des syndicalistes sont proches, ou tendent à l’être, du
langage de tous les jours des ouvriers. Sinon, ils font de moi un dilettante de plus dans l’armée des dilettantes
politiques et révolutionnaires, un producteur de mots, de mots et toujours de mots, jusqu’à épuisement total des forces :
il y a des mers, des foules, des assemblées, des congrès, des colloques, des paquets, des conteneurs pleins de dilettantes
qui savent tout ce qu’ils doivent dire pour être ou paraître révolutionnaires, pour rester là, du côté des « sans péchés »
en quelque sorte et qui, ainsi, tranforment la révolution (s’il est question de révolution) en chimère et ne lui permettent
pas de se nourrir d’elle-même.
Je ne sais pas si je m’explique bien. Je ne sais pas non plus si j’ai raison. Je ne sais
pas s’il existe des termes politiques assez puissants pour déterminer le sens de tous les gestes de la vie ou si c’est
l’inverse, à savoir que pour chaque décision prise, chaque geste exécuté, chaque mot prononcé dans le temps et l’espace,
on trouve, on enregistre et on confirme un sens politique allant au-delà du discours ou de l’ethnologie des partis.
Naturellement, il me semble que cette seconde idée est meilleure si on veut que la révolution ait lieu.
Sinon, il y a répression ou, pire encore, tout cela n’est qu’un gigantesque alibi rhétorique, en réalité fragile,
aux mains de la réaction, à la merci du système et, plus encore, d’un métier comme celui de designer.
Je veux dire que si quelqu’un doit être designer, ses choix libératoires, il doit les faire en étant designer et
non en étant, comme on dit, un politique – c’est à dire en devenant quelqu’un qui utilise le langage et des méthodes
qui se disent politiques, en devenant quelqu’un qui ne fait que parler, parler, parler. Pendant que j’écris cette
histoire, je ne fais pas de design, j’écris cette histoire qui tout compte fait est celle d’un dilettante.
Pourtant si par hasard je suis bon à quelque chose, c’est comme designer et c’est tout, le design, c’est mon métier
et, de la politique, de la vraie, j’en fais en l’exerçant.
Si j’écris cette histoire c’est parce que je suis fatigué de m’entendre dire que je suis méchant, que c’est un péché originel, et que personne ne m’explique réellement pourquoi. C’était la même chose pendant la guerre quand j’étais chasseur alpin : les engagés, comme on les appelle, me disaient que je devais être chasseur alpin. Il ajoutaient que j’étais un mauvais chasseur alpin, parce que je n’étais qu’un réserviste, je me tenais mal au garde à vous, je ne bombais pas suffisamment le torse, je ne prenais pas d’initiatives militaires et je ne comprenais rien à la guerre selon eux. Ils me disaient aussi que je n’avais pas ce qu’ils appelaient « l’esprit de corps », et tout ce qui s’ensuit. Il paraît que j’étais un désastre du point de vue de la guerre et des engagés parce qu’eux seuls connaissaient le sens du mot guerre, eux seuls savaient comment la faire et surtout, comment la faire faire aux autres. Moi je n’étais qu’un réserviste, un appelé, etc. Ils le disaient aux autres officiers de réserve, aux autres chasseurs alpins, et ils hurlaient, hurlaient, hurlaient et hurlaient sans cesse que nous étions tous méchants.
Eux, ils restaient dans les bureaux de la compagnie. Mais, à la fin, bon sang, de qui se sont remplis les camps de concentration et les cimetières pour l’avoir faite, cette guerre ?