This is Fine

This is fine. Voici une publication regroupant mes lectures récentes. J'ai un attrait tout particulier pour les cultures queer, numériques et populaires, le web vernaculaire, les petites maisons d'édition et la production à petite échelle. Des choses tout à fait "fine" donc ! Pas toujours dans les clous, mais de belles choses néanmoins. Comme vous avez pu le deviner, vous venez d'atterir chez un transdépé de gauche qui étudie aux Beaux Arts. :coeur Je vous souhaite de très belles lectures.

Sommaire

filouteries

Issu d'un zine de Romain Pereira

afficheprecatité

Quelques conseils pratiques issus de ma mince expérience de la micro-édition à destination des micro-éditeurices précaires, ces conseils peuvent parfois ne pas fonctionner mais ça a toujours ou presque été le cas pour moi après environ 3 ans d’utilisation

la poste

Filoutez sur le poids et les quantités : vos envois seront très rarements pesés par la Poste, ça peut être intéressant d’en profiter tant que cette fenêtre est ouverte. Personnellement j’ai toujours dans ma poche quand je fais mes envois une mini enveloppes remplies de papiers (préparée en amont et pesant le tarif moins chers que mon envoi) il m’est aussi arrivé de peser un stylo sur les machines à affranchir. Quand vous donnerez les envois à la personnes du service envois si vous avez beaucoup de choses, soyez cools : aidez lae à les mettre dans des sacs, vous l’allégerez de travail et éviterez le risque de vous faire tricard. Cette même logique s’applique sur les envois de groupes : quand des personnes vous prennent plusieurs choses en un envoi et que vous en postez plusieurs d’un coup, peser les moins lourds, imprimez-en plus qu’un et coller ses étiquettes sur les plus lourds.

Filoutez sur les formats : à part pour envois particulièrement lourd/fragile, privilégiez le tarif lettre : personnellement je le fais jusqu’au A3 avec des enveloppes à plat en carton, j’ai eu très peu d’affiches abîmées et elles l’aurait surement été aussi en tarif colis. Si votre envoi ne rentre pas dans la boîte un avis de passage y sera aussi laissé sauf cas de maltraitance de l’envoi. Pensez à inclure le prix des enveloppes dans le prix de vente, si vous faites de la remise en main-propre ça vous évitera d’avoir utilisé une enveloppe sans la rembourser, quand on sait qu’une enveloppe robuste peut presque atteindre 50 centimes ce n’est pas négligeable de ne pas perdre cet argent. Pensez à acheter les enveloppes en très grandes quantités sur des sites qui peuvent paraître louches, arriveront surement en retard mais coûteront infiniment moins chers que RAJA ou La Poste. La remise en main-propre peut être une bonne option pour les précaires d’un côté comme de l’autre mais peut aussi être source d’angoisse ou de galère (si vous n’habitez pas en ville par exemple le prix de transports peut être celui des frais de port). En faire peut être une bonne option, mais reste une option. Pensez aussi à rendre relativement étanche votre envoi : les enveloppes plastifiés sont chers. Vous pouvez utiliser vos vieilles pochettes plastiques du collège et y glisser vos envois, acheter des pochons plastiques alimentaires qui ne coutent rien en grande quantités et ont l’avantage comparé aux pochettes d’être souvent réutilisés. Vous pouvez imprimer les bordereaux colissimo à la Poste directement grâce au code reçu par mail, vous économiserez de l’encre et ils ont l’avantage d’être autocollant et waterproof. Aussi, gardez tous vos tickets, vous pourrez suivre vos livraisons mais surtout faire des réclamations appuyés en cas de perte (oui, ça arrive). Tamponnez une adresse de retour sur vos enveloppes pour ne pas perdre les envois non arrivés.

sérigraphie et risographie

Mutualisez les impressions et donc les coûts : un écran de sérigraphie est rarement d’un format traditionnel d’impression, si vous optez pour ses formats vous pouvez caler d’autres choses dans les espaces vides comme des cartes ou des petits prints. Dans le cas d’impression petit format vous pouvez vous mettre à plusieurs impressions sur un seul écran et vous mettre d’accord sur une encre et un papier pour économiser les coûts fixes. L’utilisation de papier de couleur est une très bonne option pour obtenir des bi/trichromies moins chers que plusieurs passages et donc écrans. Pour faire des économies il est aussi possible d’aider à leur impression : tirez, massicotez, pliez, reliez si c’est une option envisageable avec votre imprimeureuse, c’est aussi une bonne façon d’apprendre les processus d’impression. Si ce n’est pas possible et que vous êtes dans une logique d’économie, l’impression seule peut être une option, vous pourrez par exemple relier votre fanzine vous même, de la coupe à la reliure avec vos outils de production.

troc et xerox

Évidemment : imprimer en scred : dans votre (ancienne) école, votre (ancien) taff, chez vos (ancien.nes) potes… Utiliser les tons directs CMJN peut être une bonne façon d’obtenir une impression propre sans trop de mélanges de couches pas toujours esthétiques. Il est aussi possible de combiner les procédés d’impression : une couverture en risographie et un intérieur en numérique. Si vous aimez le travail de quelqu’unx et n’avez pas les moyens de vous offrir ses travaux vous pouvez proposer du troc si vos prix correspondent et avez une entente graphique mutuelle. Imprimez en plus grandes quantités que prévu si vos moyens vous le permettent : vous réduirez les coûts unitaires et aurez du stock, vous évitant de vous retrouver à poil sur des salons, sur internet, etc. Enfin, essayez de penser vos prix en fonction de leur diffusion et coûts. Il est parfaitement envisageable de créer des logiques de prix presque algorithmiques en incluant le prix de fabrication, le pourcentage librairie en cas de dépôt et le coût des enveloppes

ressources supplémentaires

PETIT MANUEL DE SERIGRAPHIE (À LA SHLAG) shlag lab / seak fanzine pratique détaillant la pratique de la sérigraphie avec des logiques d’économies

LA BROCHOURRE : PETIT MANUEL DE VOL À L’ÉTALAGE infokiosques.net guide archi complet pour voler dans le supermarché du coin ou le grand magasin ultra surveillé

liens vers le texte original

Zine résultant du constat que peu de mes camarades précaires ont accès et connaissances aux façons d’économiser de l’argent en exercant leur pratique, et aussi car j’ai du mal à poser des mots distinctement quand j’essaie de donner ces astuces. Texte écris et mis en page par romain pereira. Graphiste, un peu auto-éditeur et un peu affichiste. Merci à celleux qui liront et diffuseront ce texte en espérant qu’il puisse être utile.

Pas d’internet féministe sans serveurs féministes

Entretien avec Spideralex, propos recueillis par Claire Richard

Illustration : Théodora Jacobs

Internet n’est pas un « cyberespace » désincarné, mais un réseau de câbles, de serveurs et de centres de stockage des données, soit une infrastructure modelée par des jeux de pouvoir économiques et géopolitiques. Puisque l’histoire du féminisme est indissociable de celle de la création d’espaces gérés par et pour les femmes, qu’en est-il de la toile ?

https://repository.anarchaserver.org/Les serveurs sont les maillons essentiels de l’architecture du web : au sens large, ce sont des dispositifs informatiques, matériels ou logiciels qui offrent des services à des client·es. Chaque fois qu’on visite un site web, qu’on envoie un mail, qu’on poste un document ou une photo, on fait appel à un serveur. Aujourd’hui, la grande majorité des contenus du web sont stockés et administrés par des serveurs privés, qui appartiennent aux entreprises géantes du numérique. Celles-ci les administrent selon leur conception de la sécurité, leur morale et leur économie, fondée sur l’extraction et la revente des données personnelles. À côté de cette architecture centralisée et ultra-capitaliste en existe une autre, précaire, locale et disséminée : l’archipel des serveurs autonomes. Petits, autogérés et entretenus par des communautés souvent bénévoles et presque toujours militantes1, ils proposent des espaces organisés par d’autres économies et d’autres valeurs. Certains sont pensés pour les besoins spécifiques du féminisme : résister au cyber-harcèlement, contester la censure opérée par certaines\ plateformes, proposer des lieux de stockage extranationaux pour des formes d’activisme féministe illégales dans certains pays, archiver les traces laissées par des mobilisations éphémères ou perdues.

C’est le cas du serveur Anarcha, administré depuis la communauté de Calafou, « colonie éco-industrielle postcapitaliste ». Située à 60 kilomètres de Barcelone, cette ancienne « colonie industrielle » – un ensemble de bâtiments hérités de l’industrialisation catalane au xixe siècle – s’étend sur 28 000 km2. Une trentaine de personnes y vivent et y mènent des expérimentations qui vont de la microbrasserie au biohacking2, en passant par la création de réseaux de producteurs bio et le développement d’outils technologiques autonomes. Calafou se veut un lieu d’invention de pratiques pour sortir du capitalisme, du patriarcat et des formes d’oppression sociale en général et produit beaucoup d’écrits pour documenter les rencontres internationales qui s’y déroulent et les idées qui s’y développent. C’est là qu’est né Anarchaserver, un serveur féministe autogéré.

D’où vient le nom Anarcha ?

En travaillant sur un projet sur la gynécologie, l’une d’entre nous a découvert l’histoire de trois esclaves afro-américaines opérées au xixe siècle par l’un des « pères » de la gynécologie, le docteur Marion Sims. C’est une des manifestations du colonialisme sur les corps des femmes : ce médecin les avait opérées plus de trente fois, sans anesthésie, permettant certes des découvertes médicales importantes, mais au prix pour ces femmes de conditions d’opération inhumaines et racistes. À l’époque, on s’intéressait déjà beaucoup aux savoirs féministes. On a décidé de donner au serveur le nom d’une de ces esclaves, Anarcha. Et comme on est aussi anarchistes… c’était bien trouvé (rires).

Comment est né le projet d’un serveur féministe ?

Tout est parti d’un cas très concret : en 2012, on a été contactées par une revue féministe en ligne, Pikara Magazine, qui travaille avec des auteures et des performeuses. L’une d’elles, Alicia Murillo, avait un projet qui s’appelait « le chasseur chassé » : elle marchait dans la rue avec une caméra et quand on la hélait, elle filmait la personne qui l’agressait ou la harcelait sexuellement, puis elle mettait les vidéos en ligne. Le projet a attiré beaucoup de visiteurs et visiteuses sur le site, qui s’est mis à planter tout le temps. Or les relations avec les techniciens chargés de la maintenance du site étaient compliquées : ils n’étaient pas sensibilisés aux questions féministes et ne se bougeaient pas nécessairement pour réparer les serveurs rapidement. Pikara se demandait donc s’il ne serait pas possible de demander à des cyberféministes de maintenir leur site, qui était alors hébergé sur un serveur lambda. Elles se sont adressées à nous et on s’est aperçues qu’on n’avait rien à leur suggérer. Mais ça nous intéressait, et on s’est penchées sur la question.

Quand tu dis « nous », c’est qui ?

Nous étions un groupe de personnes qui vivions toutes sur le même territoire, à Calafou. En 2013, on a organisé une grande rencontre féministe internationale, la TransHackFeminist Convergence. Le but était de réunir des féministes intersectionnelles, des queers et des trans pour réfléchir ensemble à nos outils et développer collectivement des technologies émancipatrices, des alternatives pour échapper aux attitudes et structures patriarcales et capitalistes. Ça pouvait aussi bien concerner le corps, la gynécologie, que la famille, l’université, les systèmes informatiques, les serveurs…

Pour nous, le genre est l’une des technologies sociales les plus invasives jamais créées. Et donc, pour réfléchir là-dessus, on a proposé deux thèmes principaux : Gynépunk et les serveurs féministes.

Ces rencontres ont été un moment important, pour structurer nos imaginaires et poser des questions, déjà très présentes dans le cyberféminisme, sur la façon de rendre visible la contribution des femmes et d’autres identités de genre dans le développement de la science informatique et des technologies au sens large. On avait aussi le sentiment d’un manque : il y avait des femmes et des féministes dans la gestion de plusieurs infrastructures, comme les radios communautaires ou les outils libres, mais il n’y avait pas de serveurs féministes.

On partageait encore autre chose : beaucoup de personnes venaient de la scène de l’autodéfense numérique féministe. En effet, beaucoup d’entre nous sont formatrices en sécurité numérique (autour des questions de protection de la vie privée, de sécurisation de compte ou encore de chiffrement de données, etc.) ou accompagnent les activistes numériques pour se défendre contre les violences de genre en ligne. Les serveurs s’intègrent dans cette perspective : on ne peut pas toujours contrecarrer les coups de l’Internet commercial, il faut aussi construire notre propre infrastructure, notre propre espace.

Donc l’idée d’Anarcha est née de ces rencontres féministes internationales ?

À cette époque, on discutait beaucoup de ces questions-là, on commençait à se repérer les unes les autres, à tisser des liens et la scène a énormément avancé. Bien sûr il y avait des précédents : les SysterServer liées à l’Eclectic Tech Festival, les Samedies femmes et logiciels libres, une initiative développée par des copines à Bruxelles pour réfléchir de façon féministe aux logiciels libres, ou les rencontres organisées en 2013 par le collectif d’artistes Constant, à Bruxelles, qui réunissaient des serveurs autonomes, radicaux, d’auto-hébergement de données. Lors de cet événement, les filles de Constant avaient d’ailleurs demandé à chaque projet de réfléchir si leur serveur avait un genre… Mais la TransHackFeminist Convergence a été une rencontre intense, d’où est née l’idée du serveur féministe. À l’occasion de la rencontre, des copines hollandaises ont réactivé leur serveur expérimental Systerservice. Mais elles travaillaient plus dans l’optique d’installer des services pour apprendre ensemble à le faire. Alors que nous, depuis le début, nous voulons loger des contenus et offrir des services à des collectifs féministes. Depuis, des rencontres autour de l’Internet libre s’organisent régulièrement. Ça donne naissance à beaucoup de projets, assez différents, puisque nous n’avons pas toutes les mêmes idées, objectifs, positions, etc. La plupart restent assez underground, peu font de hosting, d’hébergement de données ouvert à tous.

Comment peut-on considérer qu’un serveur a un genre ?

Traditionnellement, le langage informatique a beaucoup de connotations qui ont à voir avec le sexe biologique ou l’identité de genre : les prises électriques « mâles » et « femelles »3, le « gender changer »4… Dans mes souvenirs, la question posée par les filles de Constant visait surtout à provoquer la réflexion chez les collectifs présents lors des rencontres – les faire interroger la visibilité ou l’invisibilité de certaines contributions, les relations de pouvoir et les privilèges qui peuvent exister au sein de nos collectifs alternatifs tech, très progressistes, militants des logiciels libres mais où ça commence souvent à grincer quand il s’agit de féminisme… Cela dit, pour moi, le genre importe moins que le fait que ce soit un serveur féministe. Mon idéal serait d’ailleurs qu’il n’en ait pas ! (rires) C’est pareil pour nous, les humains : si on pouvait dépasser cette question-là, on avancerait pas mal.

Ok, mais alors c’est quoi, un serveur féministe ?

Pour moi, un serveur féministe, c’est un projet politique développé par des féministes et qui se met au service des collectifs féministes et des femmes qui en ont besoin. La gestion des sites web, des données, des mémoires, ainsi que les serveurs, sont de plus en plus des champs de bataille où se déroulent énormément d’attaques : déni de service, censure, shut-down5, injection de virus, etc. Nous devons absolument multiplier les initiatives non centralisées, féministes et politisées qui peuvent aider à rendre visibles et à maintenir actives les voix des femmes et des féministes en ligne. Nous devons aussi leur fournir les services dont elles ont besoin pour s’exprimer, mener à bien leur travail, explorer leurs identités, trouver des amies et des alliées...

Nous voulons donc administrer des serveurs parce qu’ils sont stratégiques pour notre autonomie, pour gérer nos capacités communicationnelles et informationnelles, pour la préservation des mémoires individuelles et collectives féministes… Ce sujet est trop important pour le laisser en suspens ou le déléguer à des collectifs tech alternatifs, avec qui nous partageons des affinités sur les questions politiques, mais qui restent très masculins et peu capables d’accueillir la diversité de genres et de cultures au sein de leurscollectifs. Même si les choses changent, heureusement.

Je ne veux pas penser qu’Internet n’est qu’un espace violent, misogyne et sexiste. Je pense que ces comportements se produisent beaucoup dans l’Internet commercial, sur des services possédés par des Blancs psychopathes de la Silicon Valley. Il existe pourtant de nombreux canaux sûrs, mais ils sont peu connus ou peu fréquentés. Ce qui ne change rien au fait que nous devrions avoir des serveurs autogérés par des féministes. En 2019, c’est fou qu’il n’y en ait pas plus. Dans le monde où l’on vit, la question numérique est si liée à notre identité que ne pas avoir d’espace connecté qui nous appartienne et que nous puissions gérer de façon autonome… c’est inquiétant.

Aujourd’hui, les critiques de l’Internet commercial visent aussi son impact environnemental : le coût politique et écologique de l’extraction des métaux rares, la consommation électrique énorme… En même temps, le féminisme se rapproche de l’écologie. Est-ce que vous réfléchissez aussi à ça ?

Dans le cyberféminisme, la conscience du coût écologique de la production de la technologie et de son entretien est très présente. Aujourd’hui, on ne peut pas avoir de cyberféminisme sans écoféminisme, et inversement. Le mouvement cyberféministe a été assez naïf dans les années 1990 : on trouvait ça chouette d’avoir des ordinateurs pour créer des identités qui allaient nous libérer et on ne réfléchissait pas du tout aux conséquences que ça pouvait avoir pour d’autres femmes ou d’autres minorités, des gens qui ramassent les minéraux aux femmes qui les assemblent dans les maquiladoras ou les Zones économiques spéciales6. Aujourd’hui, il est évident que le numérique n’est pas émancipateur pour énormément de gens dans le monde.

Ça soulève des questions compliquées, mais qu’il faut affronter. Il va y avoir différentes réponses, ça peut être plus d’hébergement local, de décroissance… Dans Anarchaserver, on sépare les « données vivantes », c’est-à-dire celles qui doivent être accessibles en ligne à tout moment (si tu fais un site web public, par exemple), des « données transitionnelles », dont tu n’as besoin qu’un temps (comme un questionnaire pour un envoi de fichier), et « des données mortes », plus proches de l’archive, qui touchent à la question des mémoires collectives. Faire ça oblige à se demander quelles données on a vraiment besoin d’avoir en ligne, combien de temps, pour qui et pour quel accès. Pour autant, je ne peux pas dire que nous sommes un serveur écologique : nous consommons de l’énergie, nos données voyagent sur des kilomètres dans les réseaux, notre énergie ne provient pas d’énergies renouvelables comme c’est le cas pour d’autres serveurs.

On trouve quoi comme services dans Anarcha ?

Les données vivantes sont sur une première machine virtuelle7 : on héberge le Wiki8, où tout le travail d’Anarcha est documenté, ainsi que les rencontres sur les serveurs féministes et un petit Wordpress9. Pour les données transitionnelles, on a installé sur une seconde machine virtuelle du YunoHost10, pour avoir des services permettant d’organiser des rendez-vous, de chiffrer des messages… Et on a une troisième machine virtuelle, sur laquelle on veut installer une base de données d’images, qui se rapproche de l’archive. On a aussi en projet une « anarchive », où on archiverait des pages mortes féministes. Beaucoup ne fonctionnent plus, ne sont plus en ligne ou sont en sommeil sur des ordinateurs. Pourtant, elles font partie de l’archéologie du mouvement féministe. Cette anarchive rassemblerait des copies statiques de ces pages : on ne pourrait plus naviguer dessus, mais elles resteraient visibles. On a déjà mis en ligne un index de mémoires féministes11.

Qui fait appel à vous ?

Concernant les données vivantes, c’est plutôt nous : on héberge nos données. Concernant les données transitionnelles, on offre nos services transitionnels à des réseaux d’activistes, qui luttent pour l’accès à l’avortement, travaillent avec des communautés indigènes… Les gens viennent à nous par le bouche-à-oreille : les réseaux féministes sont amples et bien informés ! Ce qui nous intéresserait, ce serait de les localiser dans des législations différentes, où les bases web sont mieux protégées.

Par exemple, en Amérique latine, de nombreuses activistes de l’avortement sont menacées12. Elles font l’objet d’attaques qui menacent leur intégrité, numérique et physique. Mais elles sont obligées de maintenir des données sur le nombre d’avortements illégaux, les conditions dans lesquelles ils se déroulent, car il n’existe pas de données légales là-dessus. Elles appliquent de nombreuses stratégies de sécurité pour collecter les données, mais beaucoup moins en ce qui concerne le stockage et l’accès numérique. Elles les conservent souvent dans de mauvaises conditions : leurs bases de données ne sont pas protégées ou bien elles se trouvent hébergées dans des pays aux législations hostiles… Pourtant, même si elles anonymisent les données ou utilisent des pseudonymes, ça reste dangereux. C’est très important de leur offrir un moyen de stockage sûr.

Une des particularités d’Anarcha, c’est que le serveur est aussi un vrai lieu, à Calafou. Pourquoi avez-vous créé cet équivalent physique ?

On a fait ça pendant une résidence artistique, avec une copine venue pour six semaines à Calafou. On a trouvé un endroit délabré et on l’a réhabilité, pour qu’il devienne un espace de vie et de rencontres et qui physicalise le serveur. Quand tu arrives dans cet espace, tu dois te logger, tu écris ton login physiquement quelque part, il y a des miroirs, comme en ligne tu vas avoir des serveurs miroir13, il y a un firewall14 sauf que c’est juste un réchaud où on brûle du bois pour se chauffer… C’est rigolo, et c’est une façon de créer un espace habitable et appropriable par les cyberféministes qui ont besoin d’un lieu où se poser et se concentrer. Et puis ça crée du commun, une ressource à partager, c’est une façon joyeuse de donner à voir en quoi consiste ou peut consister une machine virtuelle. C’est un acte de soin, d’amour, de tendresse radicale pour soi et potentiellement celles qui pourraient un jour en avoir besoin. Enfin, tout ça, c’est mon opinion personnelle : on s’est lancées là-dedans sans vraiment discuter de nos motivations, pour nous, c’était peut-être une évidence.

[1] « Les serveurs autonomes », Tatiana de la O, Ritimo, [ritimo.org/Les-serveurs-autonomes](http://www.ritimo.org/Les-serveurs-autonomes).

[2] Expérimentations avec l’ADN ou la génétique hors d’un cadre universitaire, gouvernemental ou commercial.

[3] Les prises électriques peuvent être mâles ou femelles : les prises femelles, en socle mural ou en rallonge, distribuent ou relaient le courant électrique, quand on y encastre des prises mâles, ou « fiches », dont le format leur correspond (oui, bonjour le sexisme de ton installation électrique courante).

[4] Adaptateur ou câble permettant de changer une prise femelle en prise mâle et vice versa.

[5] Opération visant à faire fermer un site.

[6] Les maquiladoras sont des usines d’assemblage implantées au Mexique, à la frontière avec les États-Unis, dans des zones offrant des avantages douaniers aux entreprises. Les conditions de travail y sont léonines et très dures. Les Zones économiques spéciales sont des régions géographiques offrant des conditions économiques avantageuses aux entreprises, ce qui se traduit souvent par des conditions de travail abusives pour les employé·es.

[7] Une machine virtuelle fonctionne comme un ordinateur, mais sans matériel physique : c’est un environnement logiciel fonctionnant en autonomie, hébergé sur un ordinateur normal, appelé « hôte ».

[8] Application web qui permet la création et la modification collaboratives de pages à l’intérieur d’un site web.

[9] Logiciel open source permettant de créer facilement un site web.

[10] Un service permettant d’héberger soi-même des données.

[11] [www.repository.anarchaserver.org](https://repository.anarchaserver.org/)

[12] Voir le rapport publié par Tactical Tech [www.tacticaltech.org/media/womensbodies.pdf](http://www.tacticaltech.org/media/womensbodies.pdf).

[13] Serveurs créés pour héberger des contenus menacés de disparition, souvent utilisés pour éviter qu’une information ne soit supprimée ou censurée.

[14] « Pare-feu », logiciel permettant de faire respecter la politique de sécurité d’un réseau, qui définit quelles communications et flux de données sont autorisés.

The Need for Poetry

Réflexion de Sara Ahmed

tirée de son site FeministKillJoys

I am thinking of how we need poetry

To express ourselves

Practicing feminism

By bearing witness to genocide

To echo the words of Sarah Ihmoud

To get our no’s out.

To express, to press out, to speak one’s mind.

The sense evolution “perhaps via the intermediary sense of how clay under pressure takes a certain form.”

When I imagine that clay, I imagine not only how we give shape to something, but how we  under pressure to take a certain form.

Maybe we are supposed to be polite.

A smile, a container.

To express ourselves, to get it out of ourselves, ourselves out, means we have to resist that pressure.

That is why we need poets, now, more than ever, always now, always more than ever, whenever your now is.

The need for new words is not new.

Consider Lorde’s short essay ‘Poetry is not a Luxury’. The title is a claim. Lorde is making a claim about what poetry is not, perhaps because she is challenging an assumption about what poetry is.

For whom would poetry be a luxury? Lorde responds by saying that poetry is not that, not a luxury, that poetry is necessary, as necessary, perhaps, as bread. Poetry is what we need to sustain ourselves.

It is “through poetry,” Lorde suggests, “that we give name to those ideas which are ‒ until the poem ‒ nameless and formless ‒ about to be birthed, but already felt.”

Poetry is giving birth to new form. Feeling, for Lorde, is giving form to something.

Those who don’t fit the old forms need to create their own forms.

If we need to create our own forms, we don’t yet have what we need.

So, we need each other.

Lorde writes, “As we learn to bear the intimacy of scrutiny and to flourish within it, as we learn to use the products of that scrutiny for power within our living, those fears which rule our lives and form our silences begin to lose control over us.”

We are told that to leave the safety of a brightly lit path, the happiness path, the straight path, would be to cause your own misfortune, to steal your own future happiness, such that if something happens, if the worst happens, and let’s face it, shit happens, then you have brought this upon yourself.

You have to go towards what you have been taught to fear.

Speaking the words you have been told will cost you.

Speaking them louder.

Pointing to history, feeling the weight of the words.

Returning to that history with a demand for freedom.

With words, what can you do?

In her essay, “Eye to Eye,” Audre Lorde described racism and sexism as ‘grown-up words.”

We experience them before we can name what we experience.

To return to your past with these words is to see something that you did not, could not, see at the time.

This is why some of the work we do in giving problems their names could be understood as poetry.

The past becomes alive with new meanings. You become estranged from the past; you rearrange it. To rearrange the past is more than rearranging furniture, although it can feel like that, creating a different sense of space.

We open the door to the past, we let in it, because of what we did not see in what happened when it happened, the violence, the structure of it, the repetition, the pattern.

When we open that door, so much spills.

History spills.

I think of Alexis Pauline Gumbs’s Spill: Scenes of Black Feminist Fugitivity, her ode to the work and wisdom of Black feminist literary critic Hortense Spillers. Gumbs attends to Spillers’ words with love and care, to what spills, to words that spill, to liquid that spills out from a container, to being somebody who spills things.

Spillage can be a breaking, of a container, a narrative, a turning of phrases so that “doors opened and everyone came through.”

Spillage can be, then, the slow labour of getting out of something.

A poem, too, what spills.

In Undrowned, Gumbs teaches us to learn from marine mammals, what we need to breathe, to live, despite what is diminishing. We can be captured by the net of language, by names and pronouns, by how we are called into being. To free ourselves, we invent ourselves. We don’t demand recognition, to be seen. We cast our hopes elsewhere.

Gumbs asks: “What becomes possible when we are immersed in queerness of forms of life that dominant systems cannot chart, reward, or even understand?”

Dominant systems make so much and so many impossible.

We fight for possibility.

I think again of Lorde, who picked up on possibility, too, the time it takes.

Lorde wrote, “Poetry is not only dream or vision, it is the skeleton architecture of our lives. Possibility is neither forever nor instant. It is also not easy to sustain belief in its efficacy.”

Possibility can take the longest time because to make something possible requires dismantling what makes it not so.

Possibility is not plucked out of thin air.

Possibility comes from intimacy with what has thickened in time, the walls, the doors, how rooms are occupied, making it hard to breathe.

History is stale air.

A poem, a breath of fresh air.

To make something is to make it possible.

What we create is fragile because we need it to survive.

It is a loose thread.

Maybe our writing becomes looser as we refuse the requirement to express ourselves in a certain way.

We become conscious of words, how they matter, the sound of them.

In the language, we breathe.

Lightening a load by loosening the words.

Leaving our ends loose,

flopping and fraying.

We write, like we love, like we live.

telling tales, leaving trails.

The more we leave behind us, the easier it is to find us.

And by us, I mean each other.

Maybe that is what we do: find a way of getting no to you.

I talk about these words from Audre Lorde often. Because I hear so much in them. More each time.

How she was “sickened with fury” about the acquittal of a white policeman who had murdered a Black child that she had to stop the car to get her feelings out.

What came out was a poem she called “Power.”  

 Lorde teaches us that we sometimes have to stop what we are doing to register the impact of violence.

In that poem, Lorde uses an image of what poetry is not, poetry is not letting our power “lie limp and useless as an unconnected wire.”

Lorde uses words like electricity, snap, snap, sizzle.  

When Lorde stopped the car to write a poem about power, she took so much in, the violence of the police, the violence of white supremacy.

She took it in to get it out, a no, so that it can be passed around, so that it can be passed to others.

So, we can read her words now. So, we can pick them up and take them with us.

Language is a lead.

I am writing now, in the face of so much violence.

I am writing as Israel is carrying out a genocide against the Palestinian people, so much more violence built on so much more violence: long histories of forced displacement, of colonial occupation.

Our government is not only complicit in that genocide but is seeking to criminalise those who protest.

We protest.

Silence about violence is violence.

We cannot pass over the violence happening now.

Without passing over justice.

It makes it hard to speak.

What makes it hard to speak is why we need to do so.

And it is poetry that comes to mind, words sent out, such as those by Refaat Alareer, Palestinian writer, scholar and poet, killed by a targeted Israeli strike on December 6, 2023.

His poem, “If I must die,” begins

“If I must die

you must live

to tell my story”

A poem can be the gift of an image.

Alareer gives us an image of a piece of cloth, and some strings, becoming a kite, “flying up above,” so that a child in Gaza, might see it and “think for a moment an angel is there, bringing back love.”

That poem, read out, by so many, translated, by so many, kept alive, by so many.

We need to be so many to keep you alive.

That cloth, those strings, words strung together, becoming a story we must live to keep telling.

A hand, setting the story free.

It is an image of hope. And of freedom.

We fight for that hope. For freedom.

We fight for the liberation of Palestine, and we do so collectively, each line, each lead, each fragile thread, delicate, precious, leading us to each other.

To keep the connections alive is to carry the words, Alareer’s, Lorde’s words, too, onto the streets; the snap of a slogan, a no, a stop, stopping the flow of human traffic, stopping the cars, taking it in, more of it, in.

 

#FreePalestine #EndTheGenocide

 

Vandalisme Queer

Issu de Trou Noir numéro 8, 28 octobre 2020

Dans What’s the Use ? [1], Sara Ahmed propose d’interroger les notions d’usage et d’usagères, et leurs implications normatives : comment l’idée de « bon » usage prescrit-elle les « bons » comportements ? Comment celle de « mauvais » usage sert-elle l’exclusion ou l’invisibilisation des autres ?
Dans l’article qui suit, extrait de la conclusion dédiée aux « usages queer », la philosophe britannique-australienne examine la dialectique entre queerness et vandalisme, entre usages obliques et violence : avec quelle facilité les personnes qui agissent de travers sont relues comme des vandales, et pourquoi il nous appartient de réclamer le vandalisme comme pratique volontaire de défiguration/refiguration des normes.
Qui sont les Vandales ? Le terme apparaît dans la langue française à l’occasion de la Révolution de 1789, au moment où les classes bourgeoises (victorieuses) s’inquiètent de ce que les franges les plus radicales des révolutionnaires commencent à détruire les monuments et les symboles de l’Ancien Régime. L’abbé Grégoire, député de la Convention, invente alors le concept de « vandalisme » qu’il construit à partir de la figure du peuple vandale, une tribu scandinave plus ou moins mythiquement fantasmée comme responsable d’une mise à sac de Rome en 455, et symbole de violence et de destruction de l’Empire et de la Civilisation.
Le mot de vandalisme est ainsi dès ses origines l’objet d’un trafic de signifiants où se mélange des histoires de races (les scandinaves contre les latins) et de classes (les bourgeois contre les classes populaires), des histoires d’iconoclasme et d’aspirations révolutionnaires.
Les potentiels queer du vandalisme sont ici réveillés sous la plume de Sara Ahmed, qui nous livre un outil de plus pour nous entraîner à devenir ce qu’elle a appelé ailleurs « des féministes rabat-joies [2]. »

Lorsque nous réveillons les potentiels d’une matière, lorsque nous refusons d’utiliser les choses de la « bonne » manière, il y a de fortes chances pour que nos actions soient considérées non seulement comme des dégradations mais encore comme des dégradations intentionnelles. L’usage queer des choses, leur usage oblique ou détourné, peut ainsi être interprété comme une sorte de vandalisme, une « destruction volontaire du vénérable et du beau. »

La famille nucléaire est parfois considérée comme une source de respectabilité et de beauté. Dans The Promise of Happiness (2010), j’ai exploré la manière dont l’image de la famille est maintenue par une activité permanente de polissage : au sein de la famille, un important travail de maintien des apparences et de sourires forcés s’emploie à masquer tout ce qui ne correspond pas à l’image du bonheur. Ce travail de polissage s’assimile à un dispositif d’hétéroredressement [3] : en cherchant à polir l’image de la famille, en cherchant à éliminer les taches et les aspérités, on élimine parfois du même coup les traces des existences queer. Quand nos désirs sont interprétés comme « dommageables » à la famille, il n’y a qu’un pas à faire pour en faire des actes de défiance : comme si nous étions activement à la recherche de stratégies pour gâcher la belle image de la famille, ou comme si notre intention était de rabaisser les valeurs familiales en n’y adhérant pas. Ne pas s’aligner sur la famille revient ainsi à vouloir la briser : sous prétexte qu’iels ne suivent pas les pointillés des lignes familiales, on en vient à penser que les queers veulent tailler la famille en pièce. Ne pas s’aligner = détruire  : voilà la formule qui interprète les existences queer comme vandales. Mais nous pouvons retourner cette interprétation, et faire du vandalisme une pratique volontaire : nos désirs sont jugés comme dommageables à la famille ? Hé bien, peut-être devons-nous donner dans la dégradation ! Peut-être devons-nous nous donner pour mission de détruire la famille nucléaire et le mariage – puisque telle semble être la condition pour vivre nos vies de manière oblique [4].

Certain·es personnes pensent que l’extension du mariage aux gays et aux lesbiennes suffit à détruire le mariage : le mariage gay comme tel serait déjà la destruction du mariage comme institution sacrée ; il serait déjà, en lui-même, un vandalisme queer. Je pense que cette position est trop optimiste : les queers, les gays et les lesbiennes, ont besoin de faire bien plus que de se marier entre elles pour détruire l’institution du mariage. De fait, les politiques queer vont plus loin, en quoi elles s’inscrivent notamment dans la lignée de la deuxième vague du féminisme qui s’était fixé pour tâche de détruire l’institution de la famille nucléaire. On peut penser notamment à La dialectique du sexe (1970) de Shulamith Firestone qui repose sur l’invitation à détruire toutes les institutions (et notamment la famille nucléaire) qui promettent le bonheur au prix d’une vision étriquée de la vie « bonne ». Étant donnée la manière dont la famille est occupée, il nous appartient peut-être de la squatter : squatter la famille, entrer illégalement dans le bâtiment et y faire autre chose que ce qui y était prévu – traînasser, nous attarder, nous perdre.

Il arrive qu’on utilise le mot famille pour décrire les alliances queers. Voilà un usage queer des mots : ainsi nous les recyclons et leurs donnons un nouveau sens. Je pense à la manière dont Susan Stryker décrit la « famille queer » qu’elle et sa compagne ont commencé à construire à la naissance de leur enfant. Elle écrit : « C’était entre nous une sorte de blague. Nous nous disions que nous étions des “pionnières à l’envers” : parties à l’aventure au cœur de la civilisation elle-même, nous revendiquions le droit à la reproduction biologique contre sa capture hétérosexiste, nous cherchions à la libérer de ses usages. » Et elle ajoute : « Nous étions féroces ; dans un monde de “valeurs familiales traditionnelles”, nous n’avions pas le choix [5]. » Quand les choses sont utilisées par celles auxquelles elles n’étaient pas destinées, l’effet peut être queer. On peut en faire des blagues. Ces blagues queer ne sont pas sans lien avec la rage qui nous anime contre la machine de la famille, qui comme l’article de Susan Stryker l’indique (« Une lettre à Victor Frankenstein sur les hauteurs de Chamonix. Un essai de rage transgenre ») a tendance à considérer celleux qu’elle rejette comme déviants voire comme monstrueux. La rage queer peut être transformatrice : « par l’opération de la rage, le stigmate lui-même devient une source de pouvoir transformateur [6]. » Cela demande un certain travail de revendiquer la reproduction biologique « pour nos propres usages », tout comme cela demande du travail de réoccuper la famille, de rendre le familier étrange. Et cela demande du travail d’organiser nos corps autrement et de nous organiser entre nous autrement. Stryker nous a livré l’histoire de ses propres réorganisations. Elle nous a appris à refigurer la corporéité transgenre comme une certaine affinité avec les monstres, avec celles qui ont été considérées comme monstrueuses – une réponse à Frankenstein forgée dans la rage. L’usage queer, l’usage oblique : quand nous cherchons à briser ce qui a cherché à nous contenir.

Pour te frayer un chemin dans des institutions qui ont cherché à te contenir ou à t’exclure, il te faut en inquiéter l’usage, le mettre en crise ; il te faut interrompre les habitudes ; et les habitudes, ce sont parfois des personnes qui ont tendance à apparaître à certains endroits et non à d’autres. Il se peut qu’il nous faille occuper la famille en réarrangeant nos corps. Il se peut qu’il nous faille occuper un bâtiment ou une rue, qu’il nous faille en troubler l’usage ordinaire, qu’il nous faille nous mettre en travers de la manière dont cet espace est habituellement utilisé (à quelle fin et pour qui). La manifestation implique souvent le blocage. Il se peut qu’on ait besoin de mettre nos corps en travers d’une porte. Pour manifester, il faut souvent accepter de créer une obstruction. Bien sûr, parfois nous créons ces obstructions par le seul fait d’exister ou de poser la question d’une existence. Nous avons beaucoup à apprendre de la manière dont notre travail politique implique de troubler les usages. Et l’usage peut être la manière dont une chose est invisibilisée, une injustice, une forme de violence. Pour rendre la violence visible, il est parfois nécessaire de « faire une scène » : d’interrompre les activités habituelles ; de se mettre en travers du flux des marchandises ; de mettre un pied dans la porte ou d’empêcher certaines personnes de passer.

Parfois, nous perturbons l’usage pour attirer l’attention sur une cause que nous défendons. Parfois, inversement, c’est l’interruption d’un usage qui nous enseigne les causes pour lesquelles nous nous battons. Ainsi, quand tu fais usage d’un bâtiment inoccupé, tu deviens « une squatteuse ». Il se peut que tu ne cherches pas à créer une perturbation : il se peut que tu ne squattes que parce que tu as besoin d’un abri. Mais ce faisant, tu refuses en même temps une instruction, tout un manuel d’instructions, qui te disent comment et qui peut entrer légitimement. Entrer dans une maison vide sans permission, tu le réalises alors, c’est faire une déclaration : c’est déclarer que le droit de propriété ne justifie pas qu’une maison reste vide. Tu montres ainsi que la propriété n’est pas seulement un droit d’utilisation, mais aussi un droit de non-utilisation ; que la propriété, c’est un droit d’occuper non seulement le présent, mais aussi le futur. C’est créer une perturbation que de refuser la maison vide, que de réclamer un autre droit que celui de la propriété.

Un squat peut faire partie d’une manifestation politique. Tu te retrouves peut-être à entrer dans un bâtiment inoccupé pour attirer l’attention sur ta cause. En 2017, les Sisters Uncut (un groupe d’action directe féministe) ont occupé la prison de Holloway pour « exiger que l’espace vide soit utilisé pour soutenir les survivantes des violences domestiques [7]. » Les Sisters Uncut nous apprennent ainsi qu’il faut parfois occuper un bâtiment pour exiger qu’il soit utilisé pour soutenir celles qui ne reçoivent aucun soutien. Nous avons beaucoup à apprendre de la manière dont les stratégies de survie et les stratégies de manifestation peuvent parfois faire cause commune. Si tu as besoin d’occuper un bâtiment pour survivre, pour avoir un refuge où échapper à la violence de ta maison, à la violence domestique, alors il y a des chances pour que l’occupation elle-même devienne un projet politique : tu vas à l’encontre de la violence d’un système en la révélant.

Squatter peut aussi consister à occuper l’espace d’une manière différente : investir, par exemple, les espaces laissés en jachère par la famille blanche hétéronormée ; rendre visible la manière dont l’habitat bourgeois, par exemple, prescrit, pour chaque pièce, ce que les corps peuvent faire en relation les uns aux autres (ce à quoi sert la chambre, ce à quoi sert la cuisine). Squatter, c’est faire usage d’un espace sans le posséder, c’est ouvrir la question de savoir à quoi sert un espace, en nous relevant de l’obligation d’utiliser les différents espaces de manière pré-écrite. Ainsi les queers peuvent-elles devenir les squatteuses de la famille : même si nous n’avons pas les clefs pour entrer, nous pouvons enfoncer la porte en combinant nos forces. Un usage queer : en recyclant les mots et leurs usages pour décrire ce que nous faisons quand nous nous rassemblons, nous élargissons leurs sens.

Prendre la parole, c’est souvent devenir le tuyau percé de l’institution : ploc, ploc. Et les institutions feront de leur mieux pour contenir la fuite. (…) Mais il y a de l’espoir, ici. Les institutions ne peuvent pas tout nettoyer derrière nous. Un tuyau percé peut mener à un autre. Il suffit parfois de desserrer un écrou, un tout petit peu, pour que l’explosion ait lieu. Et nous avons besoin de plus d’explosions. Les usages queer, les usages obliques, décrivent ce potentiel d’explosion. Ils décrivent la manière dont les petites déviations, les petits desserrements, la création d’une porte de sortie, l’ouverture d’une échappée, peuvent ouvrir la voie à de plus en plus d’existences fugitives.

Traduit de l’anglais (Australie)
par Romain Emma-Rose Bigé.

Sara Ahmed est une écrivaine et chercheuse féministe indépendante. Elle travaille à l’intersection des études féministes, des études queer et des études critiques de la race. Ses recherches se portent sur la manière dont les corps et les mondes prennent forme et sur la manière dont le pouvoir est constamment affirmé mais aussi contesté dans les formes de vie les plus quotidiennes, comme dans les cultures les plus institutionnelles.
Jusqu’à 2016, elle était Professeure en Études Raciales et Culturelles à l’Université Goldsmiths de Londres, après avoir enseigné au département d’Études Féministes de l’Université de Lancaster. Elle a démissionné de son poste suite à des affaires d’agressions sexuelles commises par des professeurs sur des élèves au sein de Goldsmiths et à l’incapacité de l’université à y répondre.
Son activité se concentre à présent sur l’écriture et la recherche. Bien qu’elle ne soit plus impliquée dans la supervision et l’examen des étudiant·es, elle continue d’exposer sa recherche (notamment sur son blog, feministkilljoys.com) et de donner des conférences ainsi que des séminaires et des ateliers.
Elle vit dans un petit village du Cambridgeshire avec sa partenaire Sarah Franklin et leurs chien·nes, Poppy et Bluebell.


[(Image : Crédit Photo Nikol Mikus
A.Livingstone / Kizis Mich Cota / Winnipeg Monbijou
CHAUD
things / actions / relations « ...for a queer divine dissatisfaction a blessed unrest... »
Fonderie Darling Montréal 2018)]

[(Image : Crédit Photo Nikol Mikus A.Livingstone / Kizis Mich Cota / Winnipeg Monbijou CHAUD things / actions / relations « ...for a queer divine dissatisfaction a blessed unrest... » Fonderie Darling Montréal 2018)]

[1] Sara Ahmed, What’s The Use ?, Durham, Duke University Press, 2019. L’extrait que nous traduisons a également été publié sur https://feministkilljoys.com/2019/10/09/queer-vandalism/

[2] Sara Ahmed, « Les rabat-joie féministes (et autres sujets obstinés) », traduit de l’anglais (Australie) par Oristelle Bonis, Cahiers du genre, vol. 2, 2012, pp. 77-98.

[3] NdT. Je propose le néologisme « hétéroredressement » pour traduire le double sens de straightening en anglais, qui réfère à la fois à la rectitude (straight compris comme ce qui est droit, ce qui est « bien » aligné) et à l’hétérosexualité obligatoire (straight compris comme hétéro·te ou conforme à l’ordre sexuel).

[4] NdT. Je traduis parfois queer par « oblique » pour éviter l’effet de fixation identitaire que ce terme peut avoir dans la langue française (comme s’il s’agissait nécessairement d’avoir une certaine sexualité pour pouvoir être considérée comme queer). Dans ce texte, comme dans sa Queer Phenomenology, Ahmed revendique une compréhension étymologique du queer comme mode d’existence oblique ou de travers (l’anglais queer est apparenté à l’allemand quer  : diagonal) qui déjoue cette identification obligatoire à un genre ou à une sexualité – même s’il va de soi qu’elle ne l’exclut pas – pour se référer à l’expérience matérielle-incarnée de se mettre au travers ou d’être perçue comme dissidentes de l’ordre (hétéropatriarcal) établi.

[5] Susan Stryker, « My Words to Victor Frankenstein Above the Village of Chamounix : Performing Transgender Rage » GLQ, 1994.

[6] Id.

[7] http://www.sistersuncut.org/

Imprimé chez vous, par vous. Texte composé en Avara. Textes choisis et agencés à l'Ésad Pyrénées, Pau, par Jey Strasser, 2024.