En foyer ou à la rue, comment le smartphone reste un outil précieux pour les personnes sans domicile fixe
Nicolas Six, Le Monde, le 10 octobre 2024 à 9h52
Nicolas Six, Le Monde, le 10 octobre 2024 à 9h52
Selon l’association Solinum, plus de 70 % des personnes n’ayant pas de domicile fixe possèdent un smartphone, indispensable machine à se distraire, à échanger avec l’administration, à garder le contact. Sans qu’elle ne remplace le contact du tissu associatif local. Dans les rues de Montpellier, Sandrine nous montre la photo d’une préadolescente sur son mobile. « C’est ma fille, elle vit à l’autre bout de la France. Je lui parle régulièrement en visio. Si on n’a pas de téléphone, on n’a plus rien », confie cette dame vivant dans sa voiture depuis trois mois. « Pour les SDF, le smartphone a transformé l’expérience de la survie, juge Thibaut Besozzi, sociologue et fin connaisseur du phénomène. Ils sont moins en rupture avec leurs proches, moins marginalisés. » De fait, la plupart des sans-domicile-fixe (SDF) interrogés par Le Monde sont très attachés à ce précieux auxiliaire, qu’ils vivent en centre d’hébergement, comme la grande majorité, ou qu’ils soient régulièrement sans abri, comme 15 % d’entre eux environ. Le smartphone leur est utile pour les tâches administratives, les loisirs, le lien social. Hayk, qui témoigne sous pseudonyme, a passé des années à la rue, dont trois sans contact avec sa famille en Arménie. « C’était dur. Grâce au smartphone, j’ai pu rediscuter avec eux à partir de 2016. » Alors, qu’importe si l’appareil est coûteux : les SDF en possèdent souvent un. D’après la dernière étude sur le sujet, réalisée par l’association Solinum en 2018 auprès de 285 SDF dans seize villes, 71 % en étaient équipés, contre 75 % des Français la même année – sans compter ceux qui possèdent un mobile ordinaire. « Le smartphone m’a aidé à sortir de la rue », poursuit Hayk, qui vit désormais en foyer. Romain, travailleur social en centre d’hébergement d’urgence à Rennes, qui souhaite garder l’anonymat, raconte combien la solitude est palpable en ces lieux : « Beaucoup de SDF s’y renferment sur eux-mêmes, craignant d’être tirés vers le bas par les résidents. Alors certains passent de longues heures à échanger par téléphone : le mobile reste en fond sonore, comme si leur proche était dans la pièce. La nuit parfois, à cause du décalage horaire – ce qui génère des conflits. »
Outre les contacts directs, le smartphone est aussi une porte d’entrée vers le monde des réseaux sociaux. Ainsi, Azraël, SDF depuis vingt ans, squatte à Montpellier et raconte que « Facebook [lui] a permis de retrouver des amis perdus de vue depuis longtemps ». Chez les SDF étrangers, qui représentent la majorité des SDF vivant en France et qui sont 83 % à posséder un smartphone, les réseaux sociaux permettent aussi de maintenir des liens, malgré la distance, avec leur communauté d’origine. « Les Polonais se retrouvent sur des canaux Telegram, les Russes aussi », abonde Jean Stellittano, secrétaire national du Secours populaire, implanté à Nice. « Ces plateformes donnent aux SDF le sentiment de faire partie du monde. Elles leur permettent de cacher leur condition et de préserver leur dignité », estime Thibaut Besozzi. Le lien social est loin d’être le seul rôle du mobile, devenu indispensable pour les échanges avec les administrations – pour le revenu de solidarité active (RSA), l’Assurance-maladie, les papiers, etc. « En vingt ans, j’ai vu le smartphone devenir progressivement indispensable », témoigne Najate Lasri, travailleuse sociale en centre d’hébergement et de réinsertion à Montpellier.
L’outil sert aussi à vérifier le solde de cartes bancaires prépayées, que les SDF peuvent acheter chez les buralistes, même lorsqu’ils sont interdits bancaires. Ou à se connecter à France Travail, pour les plus proches de la réinsertion : « Ils y passent beaucoup de temps car ils enchaînent souvent emplois précaires, temps partiels et périodes d’inactivité », explique Najate Lasri. Si certains SDF apprécient de pouvoir échanger avec l’administration par e-mails, d’autres regrettent amèrement le temps des guichets – les SDF sont plus touchés par l’illectronisme que la moyenne des Français. La quasi-totalité des services publics n’est aujourd’hui plus accessible qu’en ligne, dénonce l’association Emmaüs Connect dans un rapport de 2024 – ce que confirment au Monde plusieurs SDF et travailleurs sociaux. Tous les SDF ne sont pas fâchés avec la technologie. Azraël a presque le profil d’un geek. « Le soir, dans mon duvet, j’écoute de la musique, je regarde les photos de mes chiens quand ils étaient bébés », témoigne-t-il. « Je regarde YouTube, Netflix, quand j’ai les moyens. Je joue à Call of Duty, à des jeux de foot ou de basket. » Comme lui, beaucoup de SDF allègent leur existence en s’évadant grâce à leur smartphone. « Je passe souvent dix heures avec un casque audio sur les oreilles », témoigne Vito, un agent de propreté géorgien qui vit dans une chambre de quatorze personnes – « presque une prison » à ses yeux. Sans surprise, TikTok est particulièrement populaire chez les plus jeunes, « ça donne un moment drôle, un peu d’espoir », déclare en souriant Mahmoudou, sans-abri à Montpellier. Quelques-uns scrutent les sorties de livres ou de films, comme à l’époque où ils avaient leur propre logement. En revanche, peu emploient leur smartphone pour répondre aux besoins primaires que sont l’alimentation, les douches, le don de sous-vêtements et de duvets. La plupart préfèrent se rapprocher du tissu associatif local, qui leur offre un peu de chaleur humaine et d’écoute. Peu connaissent Soliguide, une application listant pourtant les lieux de solidarité de façon remarquable. D’autres services sont complètement inconnus au bataillon : « L’idée révolutionnaire de mettre les commerçants en contact avec les SDF pour leurs invendus n’a jamais pris, observe Thibaut Besozzi. Pas plus que le QR code qui permettrait de recevoir des dons. » Mais si beaucoup de SDF sont très attachés à leur smartphone, cet objet leur a aussi souvent causé des tracas. Beaucoup ont fait l’expérience du vol – remplacer leur mobile a pris des jours, des semaines, des mois, parfois. Beaucoup n’ayant pas de sauvegarde, leurs contacts et leurs photos ont disparu : un drame personnel que nos témoins vivent souvent avec fatalisme. « Je suis maudit avec les téléphones », se désole Stéphane, qui s’est fait voler six fois, souvent, le reconnaît-il, à cause de l’abus de cocaïne. Hayk, lui, a déjà dû se battre pour le conserver. « Je préfère prendre une patate que de perdre mon smartphone. Sans lui, je ne pourrais rien faire. » Au passage, beaucoup perdent leur numéro de téléphone. Pas besoin d’un vol, d’ailleurs : il suffit d’enchaîner les cartes prépayées, comme beaucoup, et d’oublier de demander la portabilité du numéro. L’éducatrice Thelma Rodier en témoigne : « Les trois quarts des SDF qui passent chez nous connaissent ce problème, à la suite de quoi leur e-mail se bloque, ce qui déclenche une cascade de soucis avec l’administration. C’est souvent nous qui devons les résoudre, c’est décourageant », regrette-t-elle. La batterie est une autre source de préoccupation. « Dans les chambres, la place la plus demandée se trouve à côté de la prise », observe Romain. « En accueil de jour, la recharge est la principale source d’embrouilles », abonde Jean Stellittano. Le smartphone d’Azraël est parfois déchargé pendant plus d’une journée. « C’est cool de ne pas être joignable parfois », tempère-t-il.
Un discours de liberté qui revient souvent, parmi les sans-abri, chez ceux qui sont à la rue depuis le plus longtemps. Ceux-là sont moins équipés en smartphone que les autres. Certains vivent cet outil « comme une modalité de contrôle », estime Thibaut Besozzi. « En situation de survie, on a perdu tout le reste, mais il reste la liberté. On la met souvent en scène de manière radicale, même quand on ne l’a pas choisie. » Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Etat de santé, temps d’errance, accès aux soins... Une étude dévoile le profil des sans-abris « J’ai préféré racheter un mobile ordinaire après m’être fait voler mon smartphone », témoigne auprès du Monde un sans-abri souhaitant rester anonyme. « Je n’ai pas besoin d’un smartphone », lance-t-il, même s’il admet parfois regretter WhatsApp, TikTok, Google Maps, France Travail. En 2018, 20 % des SDF possédaient un mobile ordinaire plutôt qu’un smartphone. Un outil plus rudimentaire, certes, mais permettant d’appeler les sapeurs- pompiers, la police, ou le 115 pour être hébergé un jour de grand froid. Selon l’étude de 2018, 9 % des SDF se passent même complètement de mobile. « J’ai jeté le mien il y a un mois après un burn-out, témoigne un SDF montpelliérain souhaitant rester anonyme. Depuis que j’ai tout coupé, je vis, je parle aux gens. » Le jeune homme fréquente beaucoup un sans-abri plus âgé, à la rue depuis seize ans, qui tient, lui, un discours plus radical encore : « Je n’ai pas de smartphone, pas de CB, pas de carte d’identité, pas de CAF, rien. Je suis un fantôme. Je veux rien avoir affaire avec le système. » Un rejet que certains poussent en effet à l’extrême : « Dans le phénomène de clochardisation, qui est très rare, l’existence peut se réduire à un bout de trottoir et à quelques rituels au cours de la journée. » Le smartphone, par son absence, devient un symptôme, ainsi qu’un catalyseur de la rupture.