








La relation entre le son et l’image, aussi vague qu’elle me soit apparue à l’esprit, constitue pour moi une réelle occasion d’aborder l’ensemble des aspects d’une réflexion qui m’anime depuis longtemps. L’étude que vous vous apprêtez à lire rassemble et articule entre elles des références subjectives autour du sujet traité. Elle n’a donc aucune prétention exhaustive, d’autant plus qu’elle ne se base quasiment que sur des analyses issues de dialogues et de réflexions personnelles.
Est-il vraiment possible de créer du rythme avec des formes ? De l’articuler par le choix des couleurs, le traduire par un mouvement, au sens propre comme au figuré ? D’ailleurs, nos sens nous permettent d’entendre et de voir, alors serions nous capables, indépendamment de nos compétences, d’user d’ingéniosité pour entendre par la vision, et de voir par le son ?
En 2023, lors de la réalisation de mon film animé Balle de BreakImages extraites du film animé Balle de Break. (À voir dans les annexes), la suite de décisions par laquelle je suis passée m’a permis de formuler quelques-unes de ces réflexions. Alors inexpérimentée dans l’usage du logiciel d’animation After Effects, j’ai été conduite à articuler mon projet à partir d’une base relativement faible : mes dessins et les tutos YouTube. Si en me documentant sur la question j’ai pu répondre à certaines de mes interrogations, je restais bloquée par mon manque de technique, et par l’inconscience globale de ce qu’il m’était possible de mettre en œuvre dans ma situation. À mon avantage, j’avais pour repère central l’extrait audio prélevé de l’enregistrement Balle de Break, disponible sur le site d’Arte Radio : mon animation devait tenir sur une minute et trois secondes. De manière assez intuitive, j’ai porté une attention particulière au son, au rythme qu’il dessine, son tempo et ses accidents. Avec la volonté de rendre visible ce que j’entendais je me suis laissée guider : pas de storyboard, aucune idée de départ de ce à quoi devaient ressembler les étapes menant au résultat final.
Si l’on considère le film animé dans ses détails en ayant pris du recul, on peut se questionner sur le choix des formes (lignes et géométrie, photos de balles détourées, photo d’un mur de prison), des couleurs (le parallèle marqué entre les balles bleue et verte), ainsi que le thème et les mouvements de tous ces éléments (De quelle manière la balle rebondit elle ? Pourquoi la photographie du mur de prison se déplace-t-elle ainsi de droite à gauche ? Dans quels objectifs les formes géométriques clignotent, s’agrandissent, se distordent et semblent à certains moments fragmenter la composition ?).
Même à si l’origine les raisons de ces différentes décisions ont été superficielles au point de vouloir coller à une esthétique ou de procurer au spectateur de la satisfaction par une synchronisation visuelle et sonore, cette série d’expérimentations a constitué le point de départ m’ayant à ce jour menée jusqu’au développement de ce sujet si passionnant : par quels moyens les designers graphiques interprètent et solutionnent la communication du son dans leurs travaux ?
Tout sujet traitant de la relation entre son, musique et design graphique est vaste, et par conséquent je me dois de poser des limites à ce que nous allons aborder dans cette étude. Afin de poser un contexte qui présente un point de vue historique de la relation entre image et son, je me pencherai sur des études expérimentales avec une introduction de la cymatique, la technicité de la synthèse sonore, et enfin des travaux innovants de Norman McLaren dans l’art du cinéma expérimental et de la musique visuelle. Je poursuivrai ensuite en explorant quelques principes visuels permettant la mise en relation entre l’image et le son dans des objets de design graphique, tout en réfléchissant à des limites qui peuvent se poser et des solutions pour les pallier. Enfin, je m’interrogerai et réfléchirai aux finalités et aux rôles que peuvent jouer ces travaux de designers graphiques dans des domaines tels que ceux de la musique et événements liés, et d’autres davantage expérimentaux tel que l’art.
Il est entendu que cette dite relation existante entre son et image – ou qu’il est à la disposition des designers graphiques de faire exister – possède deux écritures : celle qui démarre d’une image de laquelle est déduit un son, et l’autre qui d’un son tend à générer des éléments visuels.
Au premier abord, si l’on réfléchit à la manière la plus évidente de représenter graphiquement un son, c’est le dessin d’une courbe qui semble être la première idée qui nous vient à l’esprit. À l’origine, dans un contexte plus scientifique, des appareils comme l’oscilloscopeExemple d’oscilloscope. (Wikipédia) ont permis d’attribuer une apparence visuelle au son sous cette même silhouette, un spectrogramme. Les vibrations sonores propagées dans l’espace y sont capturées, puis transformées en vibrations lumineuses, les rendant ainsi visibles. On peut considérer chaque période de la courbe comme une fréquence, correspondant de fait à son nombre d’oscillation par seconde.
Ainsi, il est possible de deviner la hauteur d’un son représenté graphiquement sans nécessairement l’entendre : un grand nombre d’oscillations par seconde correspond à un son aigu, tandis qu’un faible nombre correspond à un son grave. À l’aide du procédé de synthèse sonore – s’étant davantage développé à la fin du XXe siècle avec l’évolution des technologies numériques – il est possible de fabriquer des sons en manipulant des ondes sonores à l’aide de logiciels ou d’appareils spécifiques.
D’une part, les vibrations sonores, le physicien Ernst ChladniNeuvième planche d’études tirée de l’ouvrage Entdeckungen über die Theorie des Klanges, Ernst Chladni, 1787. (Monoskop) les a explorées après Galilée en 1638 et Robert Hooke en 1680. Lors de la publication de son traité Entdeckungen über die Theorie des Klanges en 1787, il a rendu accessible le phénomène d’apparition de motifs sur une plaque en vibration dans la communauté scientifique de l’Europe du XVIIIe siècle. Ces figures qui portent son nom, les figures de Chladni, apparaissent lors du déplacement d’un sable fin déposé sur une plaque de métal que l’on fait vibrer à l’aide d’un archet. Les figures de Chladni constituent encore de nos jours des objets d’études intéressants pour ce que l’on nomme la cymatique1, aussi par la variété des motifs que l’on peut générer en fonction du son exercé par les vibrations, le rendant ainsi visible d’une première manière.
D’autre part, les études menées par Andrey Smirnov, à la fois artiste pluridisciplinaire, directeur et fondateur du Centre Theremin et compositeur russe, incarnent aussi bien cette approche expérimentale de la synthèse sonore. Dans son livre Sound in Z: Experiments In Sound and Electronic Music in Early 20th Century Russia, qu’il a publié en 2013, Smirnov se penche sur les travaux de plusieurs artistes dans le domaine de la musique électroacoustique2. Parmi les huit chapitres qui composent l’ouvrage, nous retiendrons l’intitulé Graphical Sound. Ce terme que l’on pourrait traduire par « son optique » renvoie à une technique de synthèse du son à partir de la lumière, mise en place dans les années 30 en Russie. Ce procédé consiste à générer du son en le dessinant directement sur une pellicule transparente qui contient conjointement l’objet animé, permettant leur synchronisation. Cette première mise en parallèle du son et de l’image par des artistes à cette époque ont débouché sur une poursuite d’expérimentations dans le domaine, allant de paire avec les avancées technologiques.
Dans son ouvrage, Smirnov cite le travail du compositeur et pionnier de l’art sonore russe Arseny Avraamov qui a également travaillé sur la recherche de son optique3, et a relativement contribué à son développement. Avec ses séries de dessins du son aux aspects ornementaux et faisant penser au travail Ornamental Sound d’Oskar FischingerExemple de dessins du son d’Arseny Avraamov. (Courtoisie d’Andrey Smirnov), Avraamov induit l’idée d’un visuel qui devient une matrice sonore. Cette manière de synthétiser le son résonne dans des domaines comme le motion design et la visualisation de données, où des formes visuelles se transforment en expériences sonores, ou inversement.
Norman McLaren, réalisateur canadien d’origine écossaise, est pionnier dans l’art de la synthèse du son optique, qu’il a expérimentée et mise au point lors de la conception de ses courts-métrages emblématiques. L’essence du travail de McLaren est animée par son amour profond pour la musique, et réside dans le souhait de la rendre visible. L’artiste témoigne de l’attention particulière qu’il apporte à la musique, ayant pour habitude d’en écouter à la radio. Les vives émotions que la musique procure à McLaren, étant centrales dans son travail, l’ont mené à se donner pour mission de les communiquer et les rendre visible à travers une exploration de la synesthésie4. Lors de ses écoutes et au-delà de ses ressentis, Norman McLaren s’amuse à visualiser les changements de tempo, les pianissimo et les fortissimo, ainsi qu’un ensemble d’éléments musicaux que je tentais d’évoquer en introduction en abordant des notions de rythme et « d’accidents ». Simultanément, des formes et des motifs, souvent abstraits, apparaissent dans sa tête et dansent en synchronisation avec les évolutions musicales qu’il discerne. Dans le travail de McLaren, une part de subconscient5 prend le dessus, témoignant de sa démarche expérimentale et de la place centrale de son interprétation propre et émotionnelle.
En 1940, Norman McLaren réalise son animation DotsImage extraite du film animé Dots, Norman McLaren, 1940. (À voir dans les annexes), et met en place à cette occasion une pratique lui étant propre en se débarrassant d’appareils ou d’outils de création cinématographique conventionnels, comme un caméscope. Ainsi, il dessine une à une les étapes de son animation directement sur la pellicule 35 millimètres, et fait de même avec le son (référence à la technique de la synthèse du son optique précédemment citée). Dans ce contexte, les images constituant l’animation ne sont pas directement les objets d’interprétation qui produisent le son, et le son lui-même n’est pas à l’origine de cette suite de formes visuelles. Chacun d’entre eux est dessiné indépendamment de l’autre, mais conjointement selon le souhait de l’artiste pour leur synchronisation. Cependant, Norman McLaren a créé cette bande son qui accompagne l’objet animé Dots de toutes pièces en la dessinant, et c’est cette succession abstraite et régulière de points et de traits à épaisseur et grosseur variables qui l’ont générée.
Après avoir abordé les notions scientifiques et théoriques du sujet, je vais maintenant davantage approfondir ma réflexion quant à leur mise en place dans le design graphique.
Le domaine du design graphique, qui concerne tout ce qui correspond à l’image dans sa globalité, est vaste. Lorsque l’on essaie de penser le design graphique dans le prisme de la relation entre image et son, certaines limites peuvent se poser. Comment articuler ce lien dans une affiche, une photographie, une édition imprimée, une police de caractères, une pochette de disque, entre autres objets graphiques statiques ? Comment concevoir au-delà de l’espace restreint qu’établit une simple feuille A3 ? L’idée de l’animation, que j’ai précédemment abordée et qui semble constituer une solution évidente à ces questions, n’est cependant pas la forme graphique finale que tous les designers graphiques idéalisent en toutes circonstances. Certes, il est plus évident d’introduire du son dans une animation, mais pour autant, dans un contexte d’événement musical comme un festival de jazz par exemple, l’objet graphique le plus efficace à diffuser dans l’espace public aurait plus de pertinence à être une série d’affiches (et donc des images statiques).
Ma réflexion sur la relation entre l’image et le son dans le design graphique dépasse donc le cadre du cinéma d’animation ou des films musicaux. Elle s’inscrit dans une approche du design visant à approfondir et explorer ce lien, voire à le transmettre.
Pour pallier ces limites de format, d’immobilité de l’image, et de son entre autres, plusieurs moyens permettant de communiquer le son sont possibles de mettre en place à travers des travaux d’artistes et de designers graphiques. À la manière d’un spectrogramme qui révèle la hauteur d’un son en fonction de son nombre d’oscillations, certains éléments graphiques permettent donc de comprendre, et presque de percevoir la musicalité d’une image, que je considère comme des « principes visuels ». L’intérêt de citer les artistes et designers graphiques qui vont suivre réside dans les mécaniques qu’ils emploient dans leurs travaux, étant intéressantes à analyser comme principes visuels, même si dans certaines situations leur intention de communiquer du son à travers leur œuvre n’est pas évidente, voire absente.
Ancien élève de Johannes Itten, Josef AlbersCollection de 16 tableaux de la série Homage to the Square, Josef Albers., un artiste peintre américain d’origine allemande, est une des figures principales de l’art abstrait. Ses tableaux à la fois relativement colorés et géométriques sont emprunts d’une certaine rigueur.
Avec la série Homage to the Square6 qu’il réalise à partir de 1949 jusqu’à son décès en 1976, Albers nous permet de visualiser clairement l’étendue de la régularité qu’il applique à ses œuvres, aussi bien dans la couleur, que la géométrie. Cette idée de « trame » visuelle composée de formes régulières pourrait être intéressante à réemployer dans un projet de design graphique pour évoquer un son ambiant, suggérant un déplacement linéaire et régulier. À l’inverse, les variations de couleur sembleraient plus pertinentes pour exprimer un dynamisme irrégulier.
Les compositions typographiques de Paula ScherAffiche Bring in 'Da Noise, Bring in 'Da Funk, Paula Scher, 1995., designer graphique emblématique et artiste peintre américaine, expriment aussi une forme de dynamisme visuel.
La célèbre affiche Bring in 'Da Noise, Bring in 'Da Funk qu’elle réalise en 1995 pour The Public Theater évoque un rythme et une énergie notoires, caractéristiques des spectacles vivants dont elle fait la promotion. Le travail typographique de Paula Scher dans cette affiche, avec des lettres déformées, agrandies, penchées, compressées et juxtaposées à différentes échelles, attribue un effet de mouvement pouvant être assimilé à une forme de musique visuelle. Ici, c’est donc l’idée d’une induction du mouvement qui pourrait permettre de traduire visuellement du son dans des travaux de designers graphiques.
Enfin, en troisième et dernière solution, j’ai pensé que le choix du support de l’objet graphique, quel que soit son format ou sa matérialité, pouvait être un élément intéressant à considérer pour représenter et communiquer visuellement le son.
Pour expliquer mon point de vue, je vais me pencher sur le travail d’Irma Boom, une graphiste néerlandaise qui centre sa pratique autour de livres-objets qui franchissent les limites conventionnelles du livre, de sa couverture, de ses pages et de sa typographie, en les pensant comme des architectures à part entière. La subtilité que m’inspire ce dernier exemple semble pour autant ne pas le desservir de sa richesse : la démarche d’Irma Boom a particulièrement attiré mon attention pour son désir de transmettre des sensations à travers ses livres. Entre odeurs, textures et visuels qu’elle explore et assemble dans un travail sensoriel, sa pratique peut faire référence à la synesthésie7 précédemment évoquée.
Son livre Workspirit Six : VitraAperçu d’une double page du catalogue Workspirit Six : Vitra, Irma Boom, 1998. (Volumes) qu’elle conçoit en 1998, est en fait un catalogue de meubles et de décoration d’intérieur peu commun. Dans ce livre, Irma Boom déploie les images en pleine page sur du papier brillant, et construit un parallèle en les alternant avec des pages mates aux couleurs unies, découpées à un endroit pour laisser entrevoir l’image suivante. Irma Boom semble chercher à attirer l’attention du lecteur, avec un concept plutôt ludique. Ce parallèle se poursuivant tout au long de l’ouvrage crée une répétition, induisant un rythme. Ainsi, à travers sa manière d’articuler les pages ensemble, plusieurs aspects de l’approche d’Irma Boom peuvent évoquer une dimension sonore et servir de pistes à explorer pour transmettre le son dans le travail d’un designer graphique.
Les principes visuels ainsi abordés me permettront de clarifier mon analyse des travaux suivants, davantage centrés sur la pratique de la représentation et de la communication visuelle du son.
En troisième et dernier axe, je vais me concentrer sur les différents rôles que jouent les travaux de designers graphiques qui orientent leur recherche autour de la transmission du son, ainsi que sur les sphères dans lesquelles ils évoluent. Vous l’aurez sûrement compris, mais la musique, bien qu’elle entretienne un lien étroit avec le son, n’est pas centrale dans ma réflexion.
Indépendamment de l’électroacoustique8, le terme de musique est relativement large à traiter, aussi dans sa pluralité de genre, de culture et d’histoire. Cependant, la musique constitue un terrain idéal pour explorer la relation entre son et image, tout en offrant des opportunités pour sa promotion ou son accompagnement.
Julian House est un graphiste et musicien britannique et co-fondateur en 2004 du label indépendant de musique électronique Ghost Box Records. Associé au studio de direction artistique Intro basé à Londres, House développe une pratique du design graphique relativement manuelle avec ses nombreux collages, superpositions de couleurs et typographies et dessins expressifs.
L’approche graphique de Julian House pour le design de l’album The Lost TapesPochette CD de l’album The Lost Tapes de Can, Julian House, 2012. du groupe de rock expérimental allemand Can, sorti en 2012 chez Mute Records, constitue à première vue un exemple évident d’objet graphique mettant en relation image et son. Les dessins de vagues peuvent à la fois faire référence aux spectrogrammes de la synthèse sonore, mais aussi au mouvement. Les variations et fondus de couleur, ainsi que les compositions typographiques semblent évoquer un rythme. Cependant, tous ces aspects observés semblent exister par ma propre volonté, mon analyse subjective. En réalité, si j’ai décidé d’aborder ce projet de design graphique, c’est pour le lien davantage symbolique qu’il dessine entre le son (en l’occurrence la musique que l’album renferme en 3 CD distincts), et la construction des images qui regorgent de sens. Dans ce projet, on est témoin de la sensibilité graphique de Julian House, avec une notion expérimentale certaine, en parfaite résonance avec la musique qu’il illustre. Les morceaux de cet album sont des explorations sonores, souvent non linéaires, qui proviennent de morceaux terminés mais jamais utilisés ni publiés par le groupe, retrouvés lors du démantèlement du studio et enregistrés de 1968 à 1977. Le dynamisme visuel qu’apporte Julian House à son design est à la fois incarné par des compositions typographiques déstructurées, des images fragmentées et des textures variées (entre motifs et types de papier). Les éléments visuels semblent d’abord glanés puis récupérés avant d’être articulés entre eux : le collage ainsi formé traduit la nature expérimentale et improvisée de la musique de Can. Les matériaux trouvés et réutilisés dans ce collage « bricolé » fait référence aux archives fouillées, reflétant non seulement l’origine des morceaux de l’album, mais aussi son titre, The Lost Tapes. En étudiant sa symbolique et son histoire, Julian House, par le visuel qu’il a conçu, propose alors un prolongement de l’expérience sonore de l’album The Lost Tapes, comme une immersion.
Toujours dans le domaine de la musique, j’aimerais aborder le travail du musicien et DJ britannique Funki Porcini (adaptation de l’italien Funghi Porcini), qui se distingue par son approche audiovisuelle, et qui explore des genres tels que le trip-hop, l’ambient, et les « paysages sonores ».
Dans son projet Orange Drop qui voit le jour en 2010, il est à la fois celui qui conçoit la musique, mais aussi le film animé qui l’accompagne. Cette manière de procéder est caractéristique de la pratique de l’artiste, qui réalise des œuvres où son et image se complètent, et se répondent.
Dans l’animation de Orange DropImages extraites du film musical animé Orange Drop, Funki Porcini, 2010. (À voir dans les annexes), la coordination entre le son et le visuel est à la fois essentielle et symbolique : on ressent que Funki Porcini a un pied dans la création de bandes-son, instaurant une atmosphère en suspens, un fond sonore qui s’étend sur toute la durée de l’œuvre musicale. Dans la vidéo animée, Porcini ne se contente donc pas d’illustrer la musique, mais établit un environnement abstrait évoquant une dimensionnalité. La musique, riche en textures avec des sons aériens, des échos et des superpositions, s’intègre parfaitement à ce paysage sonore. Ces éléments trouvent leur résonance dans une animation géométrique où une succession de cercles synchronisés donne un sens visuel et également immersif à l’évolution musicale.
Le sujet de la musique dans le design graphique s’étend au-delà de son identité visuelle, de sa pochette ou de son film musical. Ainsi je vais désormais me concentrer sur sa distribution, dans un rapport visuel plus direct avec le public. Pour célébrer la musique, sous toutes ses formes et ses genres variés, plusieurs événements sont organisés, dont des concerts et des festivals de musique, qui rassemblent un public sous un même étendard. À ces occasions, de nombreux travaux de designers graphiques leur permettent de se diffuser, à travers des identités visuelles qui leur sont propres.
La série d’affiches que Josef Müller-Brockmann a réalisée pour les concerts de musique contemporaine Musica Viva entre 1951 et 1968, peut être considérée comme une figure emblématique d’identités visuelles mettant en relation le son et l’image. Josef Müller-Brockmann est un graphiste suisse dont le travail est également emprunt de rigueur, notamment pour son utilisation fréquente de la grille. Les affiches qu’il réalise pour Musica Viva ne dérogent pas à la règle : au contraire, elles lui donnent l’occasion de mettre à profit son utilisation de la grille comme trame de fond où une succession de formes géométriques abstraites interagissent entre elles et donnent du rythme, conférant ainsi une harmonie musicale aux visuels. Si Josef Müller-Brockmann pose les bases d’une approche rigoureuse de la relation entre son et image à travers des compositions typographiques et des grilles géométriques, cette quête de visualisation du son évolue avec l’avènement des outils numériques.
Depuis 2003, le festival annuel de musique électronique Nuits SonoresUne des affiches pour la 20e édition de Nuits Sonores, Superscript² et Studio Antho, 2023. (Nuits Sonores) a lieu dans la ville de Lyon, durant cinq jours et cinq nuits. L’événement, à l’initiative de l’association à but non lucratif Arty Farty, met en avant sa nouvelle identité visuelle lors de la sortie de chaque édition. Les studios Superscript² (Patrick Lallemand et Pierre Delmas Bouly) et Studio Antho (Anthony Couret) ont travaillé ensemble pour réaliser l’identité visuelle du festival à l’occasion de la 20e édition, organisée du 17 au 21 mai 2023.
Cette édition, qui a marqué le vingtième anniversaire de l’événement, a suscité chez les graphistes un intérêt particulier : à cette occasion, ils ont cherché et accumulé de nombreuses images du festival prises à partir de la toute première édition, constituant la base de fond symbolique de son identité visuelle. Cet ensemble regroupé, réorganisé et colorisé à leur guise a servi de source à un algorithme mis au point par Anthony Couret qui génère des paysages graphiques à partir d’images, leur ayant attribué cette texture ondulée qui semble en mouvement, et qui rappelle les spectrogrammes sonores. Ainsi, les deux studios de graphisme ont conçu ensemble un visuel mouvant et dynamique, avec une esthétique du glitch pertinente qui s’allie relativement bien avec la musique électronique, sujet principal du festival. Cette approche dépasse celle de la structure par la grille pour explorer des compositions visuelles amplifiées par des effets de textures, des jeux de superpositions, et des variations typographiques rendues possibles grâce aux technologies contemporaines.
Si la musique et ses événements offrent des contextes privilégiés pour explorer la relation entre son et image, ma réflexion ne s’arrête pas pour autant à la scène, ou à l’objet sonore, comme évoqué plus tôt. Le design graphique lui-même peut donc devenir un terrain d’expérimentation où le son se matérialise visuellement à travers des compositions typographiques et du dessin de caractères.
La série d’affiches On the CornerUne des affiches de la série On the Corner, Tomato Studio, 2020. (Tomato) réalisée en 2020 par le Studio Tomato (un groupe d’artistes, de designers, de musiciens et d’écrivains basé à Londres) propose une approche différente de l’exploration de la relation entre l’image et le son. En réalité, peu d’informations sont disponibles à propos de ce travail, et pourtant il est intéressant à examiner pour l’intérêt qu’il porte au rythme.
La conception de ces affiches a été basée sur l’idée de l’écoute et de l’oralité, deux éléments majeurs dans le concept du spoken word9, et du rap. Cette base ainsi point départ se reflète dans la manière dont le studio cherche à fusionner le rythme de la parole avec l’image, lui donnant corps dans des compositions typographiques maîtrisées qui évoquent des patterns sonores.
Pour la réalisation de la police de caractères variable MovementPoster de la police de caractères Movement, Noel Petrorius et María Ramos, 2019. (NM Type) qu’ils ont dessiné ensemble et publié en 2019, Noel Pretorius et María Ramos ont observé, et d’une manière capturé, les mouvements corporels d’Andile Vellem, un danseur contemporain sud-africain, lors de sa performance. Chaque caractère dessiné est issu d’un geste en suspens : des formes abstraites aux lettres dessinées, Pretorius et Ramos semblent dialoguer avec le son. La subtilité de cet exemple, venue du fait que le son n’est pas central à première vue, montre pour autant une autre possibilité de lier le mouvement à la transmission visuelle du son. Dans ce contexte, il devient alors un langage visuel à part entière.
Afin de clôturer ce troisième et dernier axe, il me semble important d’aborder la notion d’expérimentation, tant elle me paraît centrale dans ma réflexion. Je vais ainsi m’intéresser à des formes de relations entre le son et l’image qui s’éloignent du design graphique, pour examiner leur dimension expérimentale, artistique et spatiale.
Len Lye, un écrivain, sculpteur, et réalisateur de films d’animation expérimentaux néo-zélandais, réalise son animation Free RadicalsImage extraite du film animé Free Radicals, Len Lye, 1958. (À voir dans les annexes) en 1958 sous une première version, avant la finale qu’il publie en 1979. L’approche expérimentale de Len Lye durant la conception de son film animé rappelle celle de Norman McLaren abordée en première partie, et est également caractérisée comme avant-gardiste. Dans son processus, il travaille ses images une à une en rayant la pellicule 35 millimètres à l’aide d’outils pointus, créant ainsi des motifs lumineux qui apparaissent en blanc lorsqu’ils sont projetés. Sa façon de travailler, sans caméra comme McLaren, découle de ses expérimentations personnelles, l’ayant conduit à développer une approche singulière de l’animation par ses propres moyens.
Dans le cas de Free Radicals, Len Lye met en place un système qui explore le rythme, par sa synchronisation parfaite entre l’image et le son, l’animation étant en l’occurrence accompagnée d’une musique jouée par la tribu Barma, du Tchad. La construction de l’animation semble relever d’une méthode habilement exécutée, associant certains codes visuels à des éléments sonores précis : une série de zigzags et de dessins abstraits se forme au rythme des percussions de la chanson, et la voix est accompagnée par des lignes verticales qui bougent en parfaite coordination avec ses évolutions et changements de hauteur.
Enfin, j’aimerais terminer ma présentation en abordant le travail de l’artiste musical allemand Carsten Nicolai, dont la pratique artistique propose un tout autre point de vue sur la perception et la visualisation du son. En plus de sa carrière personnelle sous le pseudonyme Alva Noto, Nicolai est membre du groupe Signal et collabore régulièrement avec Ryuichi Sakamoto, un musicien, compositeur et producteur de musique avec qui il explore les frontières entre musique électronique et expérimentale, et art audiovisuel. Je tends à penser que l’approche de Carsten Nicolai, à la fois graphique et sonore, constitue un des exemples les plus pertinents et intéressants sur lesquels se pencher dans mon écrit, même s’il s’éloigne de la pratique du design graphique telle que je l’entends. Dans son propre domaine, Nicolai fusionne des langages visuels et sonores pour créer des expériences immersives qui transcendent les catégories traditionnelles du design graphique, s’appuyant sur la perception sensorielle, la synesthésie et la traduction des phénomènes acoustiques en formes visuelles.
En 2014, il réalise unicolorQuelques images de l’œuvre unicolor, Carsten Nicolai, 2014. (Photos de Julija Stankevičienė, à voir dans les annexes), une installation immersive (projecteurs, lumières, écran de projection géant, ordinateurs et banc avec enceintes intégrées) présentée notamment au parking de Brewster Street à Londres. L’œuvre se compose d’un écran panoramique sur lequel sont projetées des bandes lumineuses chromatiques qui se succèdent et se transforment en rythme avec des fréquences sonores audibles. L’ensemble se déploie sur toute la longueur d’un mur adjacent à deux autres couverts de miroirs, donnant une impression d’infinité, et brouillant ainsi les frontières spatiales en accentuant la sensation d’immersion totale. Dans ce contexte, Nicolai ne se contente pas de représenter des phénomènes acoustiques : il cherche à révéler leur signification universelle et leur capacité à traverser les sens. En 2013, l’artiste explique d’ailleurs à Facts :
« Quand on lit des livres sur le son, la plupart disent que notre audition varie entre 20 hertz et 20 000 hertz. Je n’y crois pas. Je pense que nous pouvons percevoir une fréquence beaucoup plus élevée. Nous ne les entendons peut-être pas, mais ils nous font quelque chose. Le nom de l’ouvrage décrit déjà ce dont il s’agit. « Unicolor » est un mot du dictionnaire universel qui tente d’expliquer le phénomène de la couleur, il ne s’agit pas seulement de montrer la couleur. »
Il est entendu que chaque personne du public possède sa propre vision et perception de l’œuvre, que ce soit des fréquences sonores, ou des couleurs. Ainsi, l’installation devient alors un espace d’expérimentation où les spectateurs ne sont plus seulement observateurs, mais aussi participants actifs dont la perception varie en fonction de leur sensibilité aux sons, aux couleurs et aux vibrations.
Ainsi, il me paraît évident que la relation entre le son et l’image dans le design graphique est vaste. Ayant d’abord évolué dans plusieurs sphères extérieures à celles de l’art et du design graphique (la science, la physique, le cinéma d’animation,…), elle possède sa propre et riche histoire. Si l’exploration de cette relation s’est en partie développée grâce aux avancées technologiques de la fin du XXe siècle, c’est l’approche expérimentale qu’ont incarné les œuvres de nombreux artistes et de designers graphiques qui semble être à l’origine de ses progrès les plus marquants dans le domaine de la création. À ces occasions, plusieurs facteurs visuels ont permis d’être observés, approfondis et réappropriés par les auteurs pour mettre l’image au service de la représentation et de la transmission du son. La relation à la fois riche et symbolique du son et de l’image se retrouve dans beaucoup de projets d’artistes et de designers graphiques, prenant ainsi forme dans les domaines de la musique, d’événements musicaux, du graphisme, et de l’art. Dans chaque projet, l’auteur de l’œuvre réfléchit et met en place des moyens graphiques et visuels lui étant propres pour permettre la transmission du son au regardeur. Leurs objectifs sont variés : si certains cherchent une cohérence graphique de l’objet suivant le sujet qu’il traite ou promeut, et que d’autres semblent inviter le public dans des expériences sonores immersives et souvent expérimentales, c’est le son qui constitue la trame de fond de leur projet, le point central et symbolique de leur approche. En s’ouvrant à des pratiques expérimentales, la transmission visuelle du son interroge la perception du public face aux œuvres audiovisuelles, qui ont évolué et continueront de le faire à mesure que les technologies numériques avanceront, offrant des possibilités infinies d’interaction entre les sens.
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180 Fact (2021). LUX: Carsten Nicolai – unicolor [Vidéo en ligne, 4 minutes et 30 secondes] en ligne sur Youtube.
Centre Pompidou (2004). Sons & Lumières, Une histoire du son dans l’art du 20e siècle, parcours de l’exposition du 22 septembre 2004 au 3 janvier 2005 [Document PDF, 22 pages] en ligne.
Julie Schuhmacher, Thibaut Bardon, Cyrille Pauthenier et Thibault Péra (non daté). La synthèse sonore : Comment synthétiser une note de musique ? [Document PDF, 48 pages] en ligne.
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Monoskop, mai 2022. Ernst Chladni [Article] en ligne sur monoskop
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Fosco Lucarelli, 30 novembre 2016. Joseph Müller-Brockmann: Musica Viva Posters for the Zurich Tonhalle [Article] en ligne sur
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Public Delivery, 20 septembre 2024. Carsten Nicolai’s Unicolor throws you off-balance [Article] en ligne sur publicdelivery
J’aimerais adresser mes remerciements à mes professeurs Vincent Meyer, Nicolas Delbourg et Jean-Marc Saint Paul pour leurs conseils et leurs références auxquelles j’espère avoir fait honneur, ainsi qu’à mon entourage pour son soutien et sa lecture.
Étude de la forme visible des sons et des vibrations, d’après Wiktionary. ↩︎
Terme définissant les musiques non exclusivement instrumentales, dont des éléments sonores sont enregistrés et reproduits par ordinateurs ou bandes magnétiques, d’après Wikipédia. ↩︎
Graphical Sound. ↩︎
Terme faisant référence à une grande variété d’expériences d’artistes qui ont exploré la coopération des sens dans les genres de la musique visuelle, de la visualisation musicale, de l’art audiovisuel, du film abstrait et de l’intermédia, d’après Wikipédia. ↩︎
Correspond aux processus psychiques non accessibles au sujet conscient et qui relèvent de l’automatisme, d’après Wikipédia. ↩︎
Hommage au carré. ↩︎
Terme faisant référence à une grande variété d’expériences d’artistes qui ont exploré la coopération des sens dans les genres de la musique visuelle, de la visualisation musicale, de l’art audiovisuel, du film abstrait et de l’intermédia, d’après Wikipédia. ↩︎
Terme définissant les musiques non exclusivement instrumentales, dont des éléments sonores sont enregistrés et reproduits par ordinateurs ou bandes magnétiques, d’après Wikipédia. ↩︎
Terme faisant référence à une parole rythmée, souvent associée à de la poésie orale ou à des performances artistiques, d’après Wikipédia. ↩︎