Tout le monde dit que je suis méchant

[ Texte paru en 1973 dans le Casabella n°376 sous le titre original Mi diconno che sono cattivo ]

author: Ettore Sottsass Jr. translation: Alexandra Midal

source: https://www.articule.net/wp-content/uploads/2014/05/SottsassJeSuisTresMechant.pdf

A présent tout le monde dit que je suis très méchant, tous disent que je suis vraiment méchant parce que je suis designer, tous disent que je ne devrais pas exercer ce métier – que je suis mauvais –, tous disent que si quelqu’un exerce ce métier, c’est au mieux onirique. Tous disent que le designer a « comme seul et unique objectif de s’inscrire dans le cycle de production/consommation ». Tous disent que le designer ne réfléchit pas à ce qu’est la lutte des classes, qu’il ne sert pas la cause des gens, et qu’il travaille au contraire pour le système […] et que le système le mange, le digère et ne s’en porte que mieux. Il engraisse même. Tous disent qu’il n’y a rien à faire, qu’être designer serait comme un horrible péché originel et qu’une fois qu’on l’a commis, il est en nous pour toujours. Ils me désignent comme le coupable de tout ce qui ne va pas. Parce que je suis un designer et étant donné que par définition je travaille pour l’industrie, que l’industrie est l’équivalent du Capital et que ce dernier fait la guerre, etc., ils me rendent donc responsable de la guerre du Vietnam. Ils m’accusent aussi d’être responsable des morts de la route car c’est le Capital qui produit les voitures ; et pour ces mêmes raisons, je devrais aussi assumer la culpabilité des suicides dans les villes. […] Je suis très méchant parce que je suis un technocrate. Je suis seul à connaître des choses et selon eux, je ne le devrais pas. Tous disent que je devrais en connaître d’autres afin de détruire le Capital. Mais comment peut-on détruire le Capital ? […] Comment faire une industrie sans design ? […] Le problème n’étant pas de savoir si on est méchant ou pas parce qu’on est un designer, mais plutôt de savoir ce qu’on est capable de faire avec ça quand on est un designer. […] Je voudrais que ceux qui m’accusent viennent près de moi, ici, autour de cette table à dessin où je travaille et essaient de comprendre ce qu’est mon métier, la nécessité, l’habitude ou parfois l’espoir qui m’habite. […] Je ne sais pas s’il est vrai que des idées politiques sont à même de déterminer la signification de tous les gestes de la vie ou bien si c’est le contraire et que chaque décision, chaque geste, chaque mot qui prend place dans le temps et l’espace trouve, enregistre et défend une signification politique. […] Ce que j’essaie d’exprimer ici c’est que si quelqu’un décidait de devenir designer, son choix devrait être motivé parce qu’il se pense en tant que tel et non pas comme un homme politique dont il aurait emprunté le jargon et les méthodes et qui parle, et parle et parle. En effet pendant que j’écris cette histoire, je ne fais pas de design. Que j’écrive une histoire est en ce qui me concerne un travail d’amateur étant donné que mon objectif est d’être un bon designer et c’est tout, c’est cela mon travail. Quant à la politique – la vraie – je l’exprime dans mon design. Si j’écris cette histoire c’est que j’en ai ras le bol que tous me disent que je suis méchant comme si j’avais contracté un péché originel, ce qui est à peu près ce qu’ils disent. J’ai le sentiment de revivre la situation que j’ai connue pendant la guerre quand j’étais dans les chasseurs alpins. Les officiers me répétaient que je devais être chasseur alpin puis ils n’ont eu de cesse de me dire que j’étais un mauvais chasseur alpin parce que j’étais de réserve. Ils me reprochaient de ne pas être suffisamment sur mes gardes, de ne pas bomber assez le torse, de ne pas avoir l’esprit d’initiative des militaires et de ne rien comprendre à la guerre. Ils me disaient aussi que je n’avais pas l’esprit sportif, c’est ainsi qu’ils l’appelaient, et l’ensemble de leurs reproches semblait faire de moi un cas désespéré de leur point de vue. […] Ils émettaient ces critiques envers tous les officiers de réserve, mais aussi à tous les chasseurs alpins, et ils hurlaient, ils hurlaient, ils hurlaient que nous étions tous mauvais. Eux, ils restaient dans leurs bureaux, mais finalement, malédiction ! De quels corps sont remplis les camps de concentration et les cimetières si ce n’est de ceux qui ont combattu ?

Texte traduit par Alexandra Midal Ettore Sottsass Jr., « Mi dicono che sono cattivo » (1973), in Scritti 1946-2001, Editore Vicenza, Neri Pozza, 2002, pp. 242-245.