Chapitre 5

« L’attachement de Hans Eduard Meier pour les beautés de l’alphabet est viscéral. Il a pris naissance dans la calligraphie où il a maîtrisé tous les genres »,[11] note encore Max Caflisch. Ce retour aux sources n’a pas empêché Meier de chercher une contemporanéité de la forme dans le cadre de son propre travail sur les caractères. Il est même possible que son intérêt pour l’évolution d’une pratique bimillénaire lui ait permis d’envisager l’inscription d’une forme originale dans cette histoire. Telle est peut-être l’ambition du Syntax (fig. 20 et 21), son principal caractère, et aussi son premier, qui conjugue l’ancien et le moderne. À l’origine du projet, au milieu des années 1950, il dessine un caractère sans sérifs basé sur les proportions des alphabets de la Renaissance : écritures humanistiques et caractères romains (tels le Bembo, le Jenson ou le Garamond).

figure 20.En haut : H. E. Meier, première version du Syntax, avant-projet de 1955. En bas : version numérique du Syntax.
figure 21. Déclinaisons du Syntax (diffusé par Linotype) : light, regular, italic, medium, bold, heavy, black.

Cherchant la trace d’un geste séculaire, il se démarque volontairement de toute forme de géométrisation ou de construction normée des lettres. C’est ainsi qu’il envisage de créer un alphabet spécifique qui, à sa connaissance, n’existe pas encore. Son projet consiste à doter le caractère bâton d’éléments propres aux écritures apparues en Italie au début du Quattrocento, lesquelles donneront naissance au caractère d’imprimerie romain vers 1470 (fig. 22, 23 et 24). Ce faisant, il interroge le devenir d’un caractère qui s’est révélé éminemment lisible au fil des siècles – les caractères romains étant restés dominants dans la presse et l’édition depuis leur invention, en dehors des pays germaniques.[12]

figure 22. Écriture humanistique du XVe siècle.
figure 23. Exemple d’écriture humanistique – sur laquelle se base le Syntax – dont le dessin est proche du caractère d’imprimerie correspondant, le caractère romain. Entre autres caractéristiques : l’attaque assez plate de la courbe du n (généralement plus arrondie), la panse du e et du a, ou le dessin du g.
figure 24. Caractère romain de Nicolas Jenson, Venise, 1475. Les polices de Jenson comptent parmi les premiers exemples de caractères romains harmonieux et très lisibles pour nous.

Pour Hans Eduard Meier, il ne s’agit pas d’ajouter sa propre création au répertoire existant des caractères sans sérifs, dont il existe déjà des centaines de variantes, voire bien plus. Il n’est d’ailleurs pas un créateur éponyme. Il souhaite travailler et ajuster la silhouette du caractère bâton en fonction de formes historiques, qui constituent des repères face auxquels notre œil garde une grande sensibilité. Ses convictions en la matière le portent à déclarer son « aversion pour les écritures sans sérifs habituelles, construites et techniques, comme l’Helvetica et les caractères comparables. Mais le Futura ou le Gill ne m’ont pas plu non plus […], car ils ont également l’air d’être construits. […] À l’époque, dans les débuts du XXe siècle […], en un temps dominé par la technique, on croyait que pour qu’un caractère soit moderne, il fallait qu’il soit construit » (fig. 25).[13] Nombre d’alphabets des années 1920 et 1930 montrent en effet une forte tendance à la géométrisation. Mais l’esprit du temps le voulait ainsi, qui voyait les avant-gardes chercher une synergie des arts, élaborer des formes élémentaires, exacerber la géométrie et rendre visible la construction. Pour les caractères, cette question de la part du dessin et de la construction est sujette à polémique depuis bien longtemps. Rythme manuel et structure normée s’affrontent depuis plusieurs siècles (comme, en peinture, les débats autour du dessin et de la couleur). Ainsi, le grand typographe Pierre-Simon Fournier a pu s’insurger, au XVIIIe siècle, contre les premières constructions du caractère nommé romain du roi – un caractère ébauché dans les années 1690 pour l’Imprimerie Royale, à la demande de Louis XIV (fig. 26). Fournier s’emporta ainsi : « comment a-t-on pu rétrécir l’esprit et éteindre le goût, en donnant ainsi des entraves au génie par des règles si confuses et si hasardées ? Faut-il donc tant de carrés pour former un O, qui est rond, et tant de ronds pour former d’autres lettres qui sont carrées ? […] Le génie ne connoît ni règles ni compas, si ce n’est pour des parties géométriques ».[14] Dans l’avant-projet du romain du roi, les lettres dépendaient en effet d’une grille carrée, divisée en 2 304 unités.

figure 25. Comparaison du Futura (1927), du Gill (1928), de l’Helvetica (1957), et du Syntax.
figure 26. Grille de construction pour les capitales du romain du roi, v. 1692. Caractère conçu pour l’Imprimerie Royale sous Louis XIV (méthode Jaugeon).

À l’opposé d’une telle logique de construction, Hans Eduard Meier cherche le dessin, la forme naturelle, non calibrée, et l’empreinte produite par un contrôle du mouvement de la main, donc du corps. Son projet consiste à introduire une part d’histoire dans un caractère qu’il veut contemporain. Il s’agit de donner à un alphabet de notre temps un peu de l’humanisme propre à l’écriture renaissante, en combinant la structure d’une lettre datant de six cents ans avec la forme la plus simple de l’écriture latine, sans empattements, remise en circulation au XIXe siècle. Pour ces raisons, la valeur du Syntax s’apprécie au regard de l’histoire. Issu d’un regard précis et d’une pratique minutieuse, le caractère demande à être observé de près. Ses formes les plus caractéristiques se retrouvent dans les lettres a, b, g, k, n et x (fig. 27). Aux caractères de la Renaissance, Hans Eduard Meier emprunte la spécificité de certaines formes, par exemple les proportions des jambages inférieurs, ou le dessin du n, dont l’attaque de la courbe est assez plate.[15] Fusionnant dans un même dessin une structure synthétique avec un modèle de lisibilité et d’élégance, le Syntax reflète l’harmonie d’une écriture inspirée d’un canon, et procure un grand confort de lecture – bousculant par ailleurs une opinion longtemps (et encore) répandue, affirmant la moindre lisibilité du caractère bâton pour des textes de lecture courante.[16]

figure 27. En haut : lettres caractéristiques du Syntax. Au milieu : Akzidenz Grotesk (v. 1898). En bas : Univers (1957).

Les premières esquisses du Syntax remontent aux alentours de 1954-1955 (fig. 28). Elles montrent un caractère en phase de recherche, qui n’a pas encore l’assise ni la fluidité de sa forme finale (le départ des courbes, par exemple, est encore très plat). C’est sans doute là une marque de la complexité du projet, et la preuve de l’importance de détails infimes. Les dessins initiaux ayant été tracés à main levée sans règle ni équerre, Hans Eduard Meier a involontairement donné une très légère inclinaison aux verticales. Imprévue, cette donnée à peine perceptible sera finalement conservée, dotant l’alphabet d’une très légère dynamique. Après plusieurs années de recherche, la première version disponible du Syntax paraît en 1968, déclinée en trois variantes pour la composition au plomb (romain, italique et demi-gras, selon Meier).[17] Il faudra quelques années de plus pour que ces premières fontes s’accompagnent de deux nouvelles variantes (gras et extra-gras).

Figure 28. Avant-projet pour le Syntax, 1955.

Dans un premier temps, le Syntax s’est peu vendu. Son auteur estime que le caractère est arrivé trop tôt sur le marché, subissant la concurrence de deux polices d’importance, l’Helvetica et l’Univers, produites une décennie auparavant. Disponible en plomb, le Syntax ne pouvait faire l’affaire des imprimeurs qui évoluaient alors vers la photocomposition. Désormais, après s’être adapté à la photocomposition, le Syntax existe sous forme numérique, décliné en plusieurs dizaines de variantes incluant une version avec sérifs (le Syntax Serif, conçu directement sur écran à partir du caractère initial sans empattements [fig. 29]).[18] Pour cette version éditée par Linotype en 2000, les lettres ont été remodelées : jugeant insatisfaisantes les formes d’origine du Syntax, Hans Eduard Meier a effectué, près de cinquante ans plus tard, un certain nombre de modifications et de micro-corrections pour les parfaire. S’il y a travaillé des années durant, il aura œuvré sur la base de motivations personnelles, expliquant par ailleurs qu’« on ne peut pas vivre du dessin de caractère, on peut simplement le pratiquer comme un passe-temps ».[19] Le Syntax, dont il considère aujourd’hui que la version de 2000 constitue une forme achevée, représente peut-être sa création majeure. Un aspect essentiel de ce caractère réside dans le fait qu’il porte un projet complexe et audacieux, mené à bien au terme de plusieurs décennies de maturation et de distance. Seul le temps saura confirmer l’ampleur de ce projet.

Figure 29. Syntax Sérif normal (avec petites capitales), 1999-2000.

Parmi ses autres réalisations, Meier a également conçu les caractères Barbedor[20], Letter, Lapidar et Syndor – le Syntax et le Barbedor étant les seuls pour lesquels il a d’abord fait des esquisses sur papier. Le caractère Lapidar (fig. 30), comme le Syntax, se fonde sur un modèle historique : comme son nom l’indique, il s’agit de l’écriture lapidaire romaine antique, dans sa version sans sérifs (fig. 31). L’alphabet n’en garde pas moins une grande liberté, certaines lettres se trouvant réinventées ou interprétées à partir d’autres modèles.[21] En tant que dessinateur de caractères et graphiste, Hans Eduard Meier a été amené à travailler aussi bien pour l’industrie que pour la culture, ayant conçu des alphabets spécifiques d’entreprises et des identités visuelles (fig. 32, 33 et 34). En 1995, il a été chargé de mettre au point le nouveau caractère destiné aux billets de banque suisses, remodelant pour cette commande la version condensée de l’Helvetica.[22] Depuis, il s’est attelé à de nouveaux projets, notamment avec le Schulschrift (ou Basisschrift [fig. 35 et 36]), un modèle d’alphabet destiné à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, conçu entre 2001 et 2003 – désormais utilisé dans plusieurs cantons suisses.[23] Au nombre de ses caractères des années 2000 figurent également l’Elysa (conçu sur la période 2002-2004 environ), ainsi qu’un projet en cours pour un caractère sans sérifs inspiré à la fois du Syntax et de l’Helvetica, provisoirement baptisé Konstructa ou Glaris, et dont il pense que ce sera son dernier alphabet (commencé vers 2006, et repris en 2010).

Figure 30. H. E. Meier, caractère Lapidar, version sans sérifs, 1995.
Figure 31. Écriture lapidaire romaine du IIe siècle av. J.-C., dont H. E. Meier s’est inspiré pour le caractère Lapidar.
Figure 32. H. E. Meier, conception d’un alphabet destiné à être embossé sur la partie métallique de ceintures, v. 1960 (non conçu pour l’impression).
Figure 33. H. E. Meier, projet de logotype « Viktor Meyer », v. 1960.
Figure 34. H. E. Meier, logotype pour Hobel, magasin spécialisé dans les objets et les meubles menuisés, v. 1955.
Figure 35. H. E. Meier, caractère Schulschrift regular et bold, conçu entre 2001 et 2003.
Figure 36. Caractère Schulschrift avec indication du ductus (ordre et direction pour le tracé de chaque signe).

Il a par ailleurs créé des affiches pour diverses manifestations culturelles à Zurich (expositions [fig. 37], concerts, etc.), et, dans un tout autre registre, dessiné des lettrages pour des pierres tombales (fig. 38) – sans compter de nombreuses calligraphies réalisées pour le plaisir à partir de poèmes, dont ceux de Christian Morgenstern. Son activité professionnelle l’a également amené à donner des conférences et à mener des ateliers de calligraphie en Europe et aux États-Unis.

Figure 37. H. E. Meier, affiche pour une exposition de tapisserie au musée Helmhaus de Zurich, v. 1955.
Figure 38. H. E. Meier, lettrage en grec pour une pierre tombale (commande), v. 1965.

Pour rester en phase avec les nouvelles technologies, Hans Eduard Meier s’est initié au milieu des années 1980 à l’outil informatique, devenu en peu de temps son unique instrument de travail pour la création de caractères. Dès lors, il n’a plus conçu d’esquisses sur papier, ne possédant d’ailleurs pas de scanner. Son goût pour la nature et la forme naturelle est resté inchangé : au-delà de l’écran, perché dans un petit village en altitude, il savoure une vue splendide sur un massif de montagnes surplombant le lac de Walen.

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