Cet écrit a pour but de démontrer les différents intérêts des objets voués à sensibiliser aux enjeux du design graphique. Par « objets voués à sensibiliser » j’entends : tout objet matériel créé par un designer qui accompagne un amateur/récepteur à réaliser un acte graphique et à créer une réflexion autour de ces différents enjeux : composition, geste, colorimétrie… (Exemple : kit de tampon permettant la composition de formes) d’autres exemples seront présentés plus tard dans cet article.

Mon texte sera divisé en deux parties, premièrement une typologie des objets, quels sont les objets déjà existants, comment s’utilisent-ils, que provoquent-ils ? Ensuite, dans un second temps grâce au descriptif précédent, j’irai plus loin dans l’analyse de ce qu’ils provoquent chez un individu, et de leurs utilités au sein du design graphique.

Afin de pouvoir réaliser cette analyse de manière précise, je vais m’appuyer sur 4 notions que je vais définir ici. Premièrement, ludique : ce qui appartient au jeu à l’amusement, ici nous prendrons en compte le fait que « le jeu se caractérise […] comme une activité libre et volontaire, source de joie et d’amusement »1, puis la notion d’appartenance : « appartenir à », ici la sensation d’appartenance s’appliquera aux liens entre l’amateur et sa pratique graphique dont l’outil est l’intermédiaire et aux questions d’inclusivité, ensuite la notion de médiation : dans le sens de l’objet en tant que médiateur, ou le design descend de son piédestal et devient outil de médiation2, et enfin sensibiliser : rendre sensible, « rendre attentif à » ici, sensibiliser et rendre attentif (en tant que termes complémentaires) à la création.

À partir de ces 5 typologies d’objets et ces quatre notions définies précédemment, j’analyserai leur fonctionnements, leur impacts sur l’individu et la vision globale du design graphique, mais aussi leur intérêts d’un point de vue social.

Typologie des objets

Pour réaliser cette première partie, j’ai trié ces objets en catégories non-exhaustives, en répertoriant différents objets de designers graphiques, professionnels et étudiants. Je les ai répartis en 5 catégories différentes : les pochoirs, les objets à stickers, les tampons, les livres jeux, et enfin les kits d’objets.



Les pochoirs et normographes

Les pochoirs sont des plaques évidées selon une forme, un dessin précis, qui permettent sa reproduction simple et multiple grâce à des outils pluriels, feutre, peinture, bombe… Ils permettent de dessiner et composer, sans compétence particulière et offrent beaucoup de possibilités pour le choix des couleurs et des textures. Ils peuvent être fins et de petite taille, rendant facile leur transport.

Lucie bataille, Famille bâton

Famille bâton, est un dispositif sous forme de normographe, dans lequel sont découpées au laser des formes rondes, patatoïdes, rectangles et triangles, dans des plaques de boisPlaque de bois avec les formes découpées.. Les normographes sont des outils de dessin modulaires permettant de constituer des caractères, Dessins réalisés à partir d’un normographe. permettant une grande liberté typographique. Lucie Bataille définit son objet comme « un outil permettant d’appréhender les bases de l’alphabet romain ; un outil dont la fonction serait l’initiation et l’apprentissage du langage et de la typographie, en combinant des techniques de création sensorielle et numérique »3.

Atelier normographe

Ce projet personnel a été mené dans le cadre d’un atelier mis en place lors d’un festival Jeunes Ondes, dédié aux différentes formes d’art et axé sur la médiation et l’ouverture de l’art et du design pour tous (l’objet n’est pas aboutit et ne prétend pas aux autres productions de ce document, mais il était tout de même intéressant de le mentionner dans le contexte). Cet atelier permettait à des personnes de créer leur propre normographe avec leur propre police de caractère. Les participants avaient à leur disposition une plaque de plastique souple, un cutter, un crayon et 6 formes de base permettant de réaliser l’entièreté de l’alphabet romain en linéale Normographe avec les formes de base.. Le but était de leur proposer de modifier légèrement ces formes de base, de leur ajouter des empâtements ou des courbes, de les découper, puis les utiliser afin découvrir leur policeNormographe modifié et sa police de caractères.. Cet atelier a permis de sensibiliser aux questions de la construction d’une lettre, mais aussi du hasard dans un procédé créatif.



Les stickers

Les stickers sont des formes autocollantes permettant de faire de la composition, mais permet aussi la création de nouvelles formes, ne demandant pas d’outil particulier et sont autosuffisants, ce qui permet de les utiliser partout à tout moment. Par contre, ils ne proposent pas un large choix de couleurs ou de textures. Les stickers peuvent être petits et légers. Ils permettent moins de liberté créative, mais leur autonomie et efficacité d’utilisation rendent ce médium intéressant.






Aurélien Débat, Cabanes

Cabanes est un live d’illustration à destination des enfants, une sorte de reprise de l’histoire des 3 petits cochons où ils sont 15. La narration fait entrer le lecteur dans un magasin de bricolage dans lequel il va sélectionner des matériaux pour pouvoir construire différentes sortes de cabanesCouverture de l’édition.. Ce livre a été réalisé pour amener les enfants à expérimenter des assemblages modulaires à travers des compositions architecturales. À la fin de l’édition, on trouve une planche de stickers modulaires contenant les mêmes éléments dessinés que ceux dont les personnages se sont servis pour leurs architectures, permettant aux enfants de recréer une ou plusieurs cabanes à partir de nouveaux modèles ou de leur imagination. Ainsi, cet ouvrage nous mène à un cheminement graphique, fournissant des références et des choix d’outils pour la composition.

Planches de stickers.

Publi fluor

Publi fluor est une boutique de lettres autocollantes de Bruxelles ayant été en activité entre 1975 et 2000, que j’ai découverte dans l’ouvrage Publifluor affaire de lettre à Bruxelles 4. Les lettres vendues dans cette boutique étaient normées et constituaient une police de caractères. Découpées dans du vinyle, elles étaient vendues à l’unitéLettres en vinyle, ce qui nous intéresse ici est le fait que Chrystel Crickx, vendeuse et conceptrice des lettres, 5 ne les installait pas elle-même, car cette tâche revenait aux acheteurs. On peut associer cette idée de police de caractères adhésive à des outils pédagogiques de design graphique car les lettres sont normées, pensées et réfléchies par une conceptrice, et la composition typographique par l’acheteur. Ainsi une vitrinePhotographie de la vitrine composée par le groupe de recherche Crikx. constituée à partir de ces lettres provient d’une co-réalisation entre la femme réalisant les lettres et l’acheteur les disposant.




Kit d’affiches à composer

Tout comme l’atelier normographe, ce projet est personnel, et a été réalisé dans le cadre du cours d’identité visuelle donné par Nicolas Delbourg à l’École supérieure d’art et de design des Pyrénées. Ainsi, il ne prétend pas non plus aux autres productions dans ce document, mais apporte tout de même un intérêt d’être traité dans ce contexte. Ce kit a été imaginé pour un projet fictif d’identité visuelle des Jeux Olympiques de 2024, prenant la forme d’une série d’affiches représentant des bâtiments architecturaux connus de Paris, réalisés à partir d’une mosaïque de pictogrammesExemples d’affiches., eux-mêmes réalisés dans le cadre de ce cours. Le kit fournit une enveloppe contenant une base de pictogrammes variée, et des affiches à remplir contenant des informations textuelles relatives au Jeux Olympiques de 2024Enveloppes du kit. En partant du fait que les premières affiches seraient les affiches officielles arborées par les Jeux Olympiques, elles seraient visibles, donc forcément vues par les récepteurs du kit, ce qui m’a menée à penser qu’une consigne n’aurait pas été nécessaire. J’ai imaginé ces affiches dans un souci d’identification et d’inclusivité à un souvenir physique (l’objet de design graphique : affiche), provenant d’un événement.

Objet en cours d’utilisation.




Les tampons

Un tampon est une petite masse formée à partir d’une matière qui permet l’adhérence de peinture ou d’encre. Il est souvent accompagné d’un encreur, outil en mousse qui emprisonne la matière, permettant de déposer l’encre sur la forme. Il permet, comme les stickers, de composer et de dessiner, mais à la différence de ceux-ci selon les encreurs disponibles, permet plus de possibilités pour la couleur, mais aussi pour la saturation (selon le nombre d’utilisation après avoir encré). L’outil laisse aussi place aux effets de superposition. Les formes sont souvent fixées sur un socle pour faciliter son utilisation, et en plus de la nécessité d’avoir des encreurs, les tampons sont des objets en volumes nécessitant un contexte d’utilisation.




Aurélien Débat, Tampon Ville

Tampon Ville est un kit de tampons édité par Princeton Architectural Press sous le nom de Stampville, qui a été imaginé afin de composer des villesObjet en cours d’utilisation., comme le kit de stickers du livre précédent, il permet de sensibiliser à la question de la modularité et de l’architecture, mais cette fois à travers l’utilisation de tampons, laissant plus d’opportunités d’essais. Aurélien Débat travaille beaucoup autour des questions du jeu et de l’outil, affirmant préférer « des choses plus fragiles ou minimalistes qui invitent à créer par soi-même, plutôt qu’une œuvre virtuose qui met le spectateur à distance et qui participe à l’idée que l’artiste aurait une sorte de « don »6 ».

Planches de stickers.



Les livres jeux

Les livres jeux possèdent souvent en leur sein certains des objets précédents, mais offrent aussi des exercices ludiques et de nombreuses possibilitées d’action. Ils peuvent demander ou non des outils complémentaires (stylo, pinceau, colle…), offrir de nombreux choix de compositions, d’outils, de couleurs, de textures et exister en petit format facilitant leur usage en tout temps et tout endroit, comme en grand format davantage adapté à des espaces comme l’école ou la maison. Les livres obejt ont souvent des directives données sur les actions à réaliser à l’intérieur. La plupart ont un objectif pédagogique.

Sophie Cure, Cahier d’exploration graphique

Ce cahier pensé par Sophie Cure et Aurélien Farina, édité par B42, est destiné à sensibiliser et initier aux enjeux du design graphiqueCouverture du livre.. Il propose différents exercices sans bonne ou mauvaise réponse, permettant l’exploration large et autonome des pratiques graphiquesExemples d’exercices.. Sophie Cure est à l’origine d’autres cahiers d’exploration graphique dont certains sur des thèmes plus précis comme ceux de la composition d’écussons, ou alors des ligatures inclusives, permettant de comprendre les nouveaux enjeux typographiques liés à l’évolution de la langue française.



Les kits d’objets

Les kits d’objets peuvent contenir des éléments cités précédemment entre autres nombreux objets, et ont l’avantage d’être souvent complets au niveau des pratiques à offrir, entre compositions, dessins, couleurs, textures et outils variés. Les kits d’objets offrent de nombreux choix, mais par contre, ils nécessitent souvent un cadre d’utilisation spécial. Tout comme le livre jeux, ils n’ont souvent pas exactement les mêmes objectifs et les mêmes usages que les tampons, stickers et pochoirs.

Paul Cox, Le ludographe

Le ludographe est un kit pédagogique imaginé par le designer graphique Paul CoxObjet en cours d’utilisation.. Il est voué à être utilisé par des professeurs pour sensibiliser leurs élèves à la question du design graphique. Le kit est constitué d’un livret destiné aux professeurs, et de différents objets conçus pour être manipulés par les élèves. Ces objets abordent des notions clé du design graphique. Ils explorent les mêmes enjeux que les livres jeux, mais permettent une exploration différente avec plus de liberté et à plusieurs échelles, celle de l’élève, mais aussi, celle du professeur.

Vers une démocratisation du design graphique au travers des outils pédagogiques

Le plaisir comme vecteur d’engagement

Commençons par analyser le côté ludique de l’outil pédagogique de design graphique, car si le jeu est synonyme de plaisir 7 c’est alors sur cette base que toute utilisation de l’objet commence. Le plaisir amène l’envie, la volonté de faire, le jeu ne se fait que par le biais du plaisir, sinon il n’est plus. Et c’est ce libre arbitre, cet acte de design volontaire et non forcé qui fait la force de l’objet pédagogique. La liberté n’est pas totale car le jeu se forme par la contrainte des formes ou des couleurs, mais c’est l’envie de jouer avec celles-ci qui crée le jeu (un jeu a des règles, c’est l’envie de respecter ces règles qui le permet). Le jeu, dans chaque objet cité précédemment, est permis grâce au cadre donné et aux libertés permises. Cadre: les cadres donnés dans ces objets ayant pour but d’amener le jeu sont pour beaucoup des formes qui simplifient le geste non inné pour tout le monde: le geste maîtrisé du dessin 8. Ainsi, cette contrainte de forme permet à tout amateur réticent à l’idée de dessiner des possibilités nouvelles de composition, d’assemblage de formes et de couleurs, sans contrainte technique. Le cadre de ces objets est comme une simplification qui ouvrirait et donnerait accès au travail de composition graphique à des amateurs. Par exemple, Publi fluor, la police de caractères en stickers, permet à n’importe quel particulier ou artisan de composer la typographie de sa vitrine. Le cadre du jeu joue donc le rôle de facilitateur en ouvrant l’accès à un public plus large, et augmente donc les chances d’intéresser et de donner envie de faire. Liberté : dans le cadre donné qui permet la facilitation, on retrouve une grande liberté d’action. On peut voir dans les objets précédents qu’ils sont multiples, une large plage de formes et de couleurs est proposée à l’amateur. La multiplicité des résultats due aux différents assemblages possibles attire la curiosité, et l’envie d’essayer soi-même. Elle permet aussi de donner la sensation à l’utilisateur qu’il peut tout faire, dont quelque chose qui lui ressemble, lui conférant un sentiment d’appropriation dont nous parlerons plus tard. Cette grande liberté donne à l’utilisateur la sensation de pouvoir faire ce qu’il veut, est vectrice de plaisir, et donc de volonté. La facilitation de l’acte graphique ainsi associée à une liberté d’action qui donne la sensation de pouvoir faire ce que l’on veut au travers d’expérimentations ludiques, s’apparente à une série d’actes volontaires, signifiant un premier pas vers la sensibilisation et l’ouverture du design graphique.

Le sentiment d’appartenance, créer du lien entre l’utilisateur et l’objet graphique

L’individu ou le spectateur a pour habitude d’adopter une position passive à l’égard du design graphique. Lors de la réception d’une information, d’une image, leur plaisant ou non, la relation à l’objet est souvent binaire : conserver, ou ne pas conserver l’objet ou l’information. La recherche d’une sensation d’appartenance chez l’autre est abordée depuis toujours dans le design graphique et notamment dans la publicité, qui fait ici office de contre exemple. L’objectif de cet objet de design est de transmettre à un client cible, donc de lui faire ressentir un sentiment d’appartenance dans l’objectif de créer un besoin, puis de vendre un produit. Ce n’est pas de cette notion d’appartenance à l’objet dont nous parlerons ici, mais de l’appartenance qui vient rendre un spectateur acteur, non pas dans le but de lui vendre un objet, mais pour créer un lien entre lui et un objet. Par exemple, on peut citer la réalisation collaborative d’un objet sensible ou esthétique : un fanzine réalisé à partir des tampons d’Aurélien Débat, un objet souvenir correspondant à un événement comme pour le projet d’affiches à stickers pour les Jeux Olympiques de Paris, ou alors un objet ludique ayant pour objectif de partager des connaissances et d’apprendre comme avec Le ludographe de Paul Cox.

Il existe deux types de liens qui permettent de transmettre un sentiment d’appartenance à un objet graphique :

Premièrement, on peut aborder l’appartenance de l’objet à son récepteur/utilisateur, que nous allons en nous appuyant sur le projet de la série d’affiches pour les Jeux Olympiques. Les affiches présentées précédemment dans ce sujet représentent des bâtiments architecturaux de Paris pouvant être réalisés à l’aide de pictogrammes carrés à composer en mosaïque. L’affiche en tant que telle cherche à incarner la ville de Paris à travers l’idée et la perception du designer, mélangées à celles de l’imaginaire collectif. Par la suite, ces affiches ont évolué, vidées de leur iconographie originelle pour ne représenter que des feuilles disposant des mêmes informations textuelles, accompagnées de petites enveloppes contenant des stickers des pictogrammes carrés permettant la composition de nouvelles formes iconographiques. Le récepteur peut alors composer son propre souvenir de Paris et des Jeux Olympiques, à partir de son propre ressenti de l’événement. Ainsi, une simple affiche est porteuse en partie de sa propre réflexion et sensibilité, le liant symboliquement à l’objet, et amenant cette fameuse sensation d’appartenance.

Ensuite, un deuxième type d’appartenance à l’objet pourrait être créé en fonction d’un contexte spécifique. L’objet, toujours dans l’exemple des affiches des Jeux Olympiques, appartient à une charte graphique incarnant l’identité visuelle de l’événement. Grâce à des couleurs, des formes ou même des mots, l’objet est lié à son contexte. Par contre, les objets peuvent aussi appartenir aux choix graphiques du designer et non à un événement particulier, comme dans l’exemple du Tampon Ville d’Aurélien Débat. Le contexte est donné par le designer et ses choix. L’objet est imaginé dans un contexte de création, de sensibilisation ou d’apprentissage définit par un designer. La notion d’appartenance se crée alors entre l’objet et son contexte.

Ainsi, l’idée d’appartenance peut être amenée par deux facteurs : l’utilisateur peut obtenir un sentiment d’appartenance à un objet élaboré et réfléchit en partie par lui, mais aussi, en ayant une sensation d’appartenance à un contexte, un événement, un apprentissage, un projet, ou simplement à une famille de formes. Cette sensation existe donc à petite échelle dans un design graphique passif dans lequel on peut se reconnaître, mais aussi à grande échelle dans l’outil de design graphique pédagogique, amenant d’autant plus cette sensation de sentiment d’appartenance grâce à une grnde liberté de choix corrspondant à l’individu. Le sentiment d’appartenance à un objet graphique est médiateur entre un individu et un événement, choix graphique ou designer. La co-création présente entre un concept graphique existant imaginé par un designer, et la création personnelle du récepteur permet l’inclusivité et une participation élargie des concepteurs dans l’élaboration de l’objet graphique.

La médiation, une acessibilité augmentée

L’objet de sensibilisation au design graphique comme vu précédemment permet la sensation d’appartenance, grâce à l’inclusion de soi dans l’objet de design. Ainsi, l’objet inclut l’individu récepteur dans sa création, et réduit les frontières entre le designer et le récepteur. Il fait office de médiateur.

La médiation induite par l’objet de design graphique est multiple permettant de faire de nombreux liens. Nous allons nous concentrer sur deux d’entre eux : le lien entre le designer graphique et le récepteur par la co-création (vecteur de créativité et de formes), et le lien direct entre le designer graphique et le récepteur par l’experimentation (vecteur d’apprentissage9).

Pour approfondir l’idée des outils pédagogiques vecteurs de co-création, nous pouvons aborder la réalisation Tampon Ville d’Aurélien Débat, où le designer graphique conçoit des formes et une base de couleurs pour permettre à l’amateur de composer l’image. Aussi, on peut se concentrer sur le travail Famille Bâton de Lucie Bataille, dans lequel elle conçoit des formes permettant à l’amateur de composer des polices de caractères et de la typographie. Ainsi, on met à égalité le rôle du designer et celui de l’amateur puisque s’ils étaient dissociés, le projet ne serait plus porteur de sens. Dans ce cas, le designer descend du piédestal du créateur actif, face au spectateur passif. Le projet fini ne peut être seulement le résultat d’une collaboration entre le/s réalisateurs de l’outil ou le designer et son utilisateur, bien que le designer conserve tout de même son rôle de « guide ». Ces objets permettent surtout la création d’une compréhension des formes et de leurs associations, une meilleure réception des objets graphiques dans le futur, et le développement d’une sensibilité des formes.

Les outils pédagogiques vecteurs d’apprentissage peuvent être rangés en deux catégories d’objets: ceux qui permettent d’être autonome comme les livres jeux de Sophie Cure, ou les objets nécessitant l’implication d’un « médiateur aidant » comme un professeur, un parent ou tout simplement un volontaire, qui va aider l’objet à remplir son rôle de médiateur, comme avec Le ludographe de Paul Cox.

Les Cahiers d’exploration graphique de Sophie Cure ou autres objets de sensibilisation au design graphique pour l’apprentissage autonome, sont régis par des règles, consignes, des actions à réaliser (laissant tout de même une grande liberté à l’utilisateur), à la différence des objets de co-création. Ces actions et propositions de réalisation permettent la création, mais aussi et surtout l’apprentissage par la multiplicité des actions à réaliser au sein d’un ouvrage étant celles du designer graphique. Par exemple, le carnet Alliance Couverture du carnet Alliance.permet de réaliser ses propres ligatures non-binaires de police de caractères, et ainsi l’amateur apprend leurs fonctionnements grâce aux consignes et aux gabarits mis en place par Sophie Cure pour l’expérience. L’objet médiateur entre le designer graphique et l’amateur permet de faire le lien entre les connaissances du designer et les capacités à inventer des formes de l’amateur. L’apprentissage n’est donc pas « rigide », ne nécessitant pas de connaître le sujet par cœur au travers d’injonctions fermées, mais il est créatif et permet une compréhension libre et autonome de fonctionnements graphiques par la pratique guidée.

Les objets médiateurs nécessitant un accompagnateur proposent des actions similaires aux objets autonomes, mais leur différence se trouve dans la collectivité et dans les relations humaines. La consigne dans ces objets est destinée à l’accompagnant qui sera médiateur entre la volonté du designer graphique et les amateurs. Bien qu’il porte le rôle de « professeur » il peut être aussi bien amateur que designer, parent ou ami, ou professeur. Ainsi, l’objet graphique permet premièrement une accessibilité à la possibilité d’apprendre, mais aussi d’enseigner des pratiques de design graphique à autrui en tant qu’amateur et mettre sur la même échelle designer graphique et professeur amateur. L’outil fait aussi office de médiateur entre les amateurs et les designers graphiques, permettant un apprentissage collaboratif entre les designers, les enseignants et les apprentis. Aussi, l’objet graphique médiateur permet une plus grande accessibilité à l’apprentissage des bases du design graphique, car elles passent par la compréhension d’un adulte pour pouvoir toucher une cible plus jeune, et moins concernée par l’utilisation d’objets de design graphique participatifs et autonomes.

Ainsi, l’outil de design graphique pédagogique joue le role de médiateur entre le designer et l’amateur, et ne place pas le designer graphique en tant que « détenteur ultime de l’information », mais en tant que vecteur de partage et d’ouverture à la création. Les objets vecteurs d’apprentissage autant que ceux vecteurs de co-création permettent alors une accessibilité à la compréhension des formes et de la création en design graphique.

La sensibilisation, vers une démocratisation du design graphique au travers des outils pédagogiques

Ces objets de design graphique participatifs ont plusieurs avantages à être développés et utilisés aujourd’hui. Le côté ludique des objets de design voués à sensibiliser permet la facilitation de l’acte graphique et la multiplicité du champ des possibilités de création, permettant d’approfondir la volonté de création de l’amateur. La sensation d’appartenance renforcée par le sentiment d’inclusion dans la co-réalisation d’un projet correspond à un contexte, un événement ou un concept graphique, permettant donc l’inclusivité. L’objet en tant que médiateur entre designers, enseignants et amateurs permet alors une compréhension des enjeux graphiques, et donc l’accessibilité au design graphique. L’objet de sensibilisation au design graphique ou outil pédagogique est donc vecteur de volonté d’acte graphique, d’inclusivité et d’accessibilité, et permet la sensibilisation au domaine graphique. Il « rend attentif à », comme nous l’avons défini dans l’introduction.

Pourquoi faire du design graphique qui sensibilise ? Ce dernier siècle, le design graphique a été propulsé en avant, mais ses enjeux restent paradoxalement méconnus du grand public10, pourtant, dans notre société, il joue un rôle clé. Le manque de connaissances liées à ces enjeux confronte des individus ayant une mauvaise capacité de compréhension à des signes et des images qui, comme Bernard Lamizet affirme :« Ont de l’influence : Ils imposent des opinions, des jugements, des modes de pensée à leurs destinataires, à ceux qui les regardent, et qui, parfois, les admirent ou s’en émeuvent » 11.

La sensibilisation au design graphique porte son importance dans la capacité à apprendre à comprendre le monde dans lequel on évolue afin de pouvoir s’y adapter, gagner en autonomie et prendre du recul vis à vis d’une saturation d’informations graphiques surprésentes à notre époque. Une grande partie des productions graphiques actuelles proviennent d’un design exclusif ayant souvent pour objectif de générer du profit, de la vente et de la production. Elles ne prennent pas en compte les notions perçues précédemment dans ce document et pourtant, ces productions graphiques actuelles sont essentielles à l’éducation au monde sensible.

Les trois notions clés précedemment abordées telles que la ludicité, l’appartenance et la médiation des objets de design graphique incarnent trois des étapes qui mènent à la sensibilisation au design graphique, et qui permettent de rendre des individus attentifs et sensibles aux signes et aux formes présentes dans leur environnement. Plus largement, les outils de design graphique pédagogiques ou même le design pédagogique dans sa globalité (bien qu’il ne soit pas le sujet premier de ce document), en plus de rendre l’amateur attentif, le rendent actif. En imaginant un design majoritairement interactif, on pourrait petit à petit remettre le design graphique à sa place d’outil collaboratif au service de l’humain et de la communication, à l’opposé d’un design élitiste ou marketing au service d’une partie de la société ou du « consommateur » 12. Nous pouvons imaginer que cet outil de design graphique pédagogique interactif et voué à sensibiliser, aurait sa place au sein de la « société conviviale » imaginée et théorisée par Ivan Illich qui désigne « conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil » 13. Ces outils permettraient de créer des paysages graphiques vernaculaires, inclusifs et médiateurs, en allant vers un design éthique. Il faudrait ainsi demander de repenser les outils de design graphique et les productions d’outils avec et pour leurs utilisateurs.

Conclusion

Ainsi, nous pouvons percevoir quatre notions principales intéressantes amenées avec l’utilisation des outils de design graphique participatifs. La ludicité de l’objet comme on l’a observée et analysée est vectrice de volonté et de liberté de choix, car elle donne un cadre qui fait office de facilitateur à la production graphique, offrant aussi la possibilité de faire des choix en faisant appel à la sensibilité créative de l’utilisateur. L’objet graphique met donc son utilisateur en position d’acteur du design, participant d’une manière à sa conception. C’est cette même position d’acteur qui permet le sentiment d’appartenance ou d’inclusion au sein d’un projet, dans lequel l’utilisateur obtient le sentiment d’appartenance à un objet élaboré et réfléchi par lui en partie, mais aussi, la sensation d’appartenance à un contexte, à un événement, un apprentissage ou simplement à une famille de formes. L’objet de design graphique participatif, amenant d’autant plus un sentiment d’inclusivité à son utilisateur, est donc médiateur entre le designer et l’amateur, ne plaçant pas le designer graphique en tant que détenteur ultime de l’information, mais en tant que vecteur de partage et d’ouverture à la création. Ce partage permet le passage à la quatrième notion, la sensibilisation ou le fait d’y être attentif.

L’outil de design graphique participatif est donc un outil collaboratif qui permet l’ouverture du design graphique vers un public plus large. L’accessibilité au design graphique pour des utilisateurs amateurs permet de leur donner un rôle aussi important que celui du designer graphique, les conduisant à mieux comprendre et apprendre sur le design graphique à travers l’outil participatif, qui semble dénué de sens sans une utilisation collaborative du designer et de l’amateur. L’objet graphique est la représentation d’un outil pensés avec et pour son public, dans les seuls buts de partage et de communication. Dans ce document écrit, j’ai choisi d’aborder l’idée des outils de design graphique pédagogiques qu’ils soient physiques ou matériels, faisant partie des éléments les plus efficaces pour sensibiliser. Cette utilisation des outils participatifs s’est par ailleurs enracinée dans les pratiques du web. Par exemple, on peut citer des jeux comme Kerntype Capture d’écran du site. ou Shape Type, permettant de comprendre les enjeux du dessin de caractères par une activité plus technique et moins créative, ou des sites Web to Print qui permettent l’impression d’un contenu depuis chez soi et laissant plus de liberté, comme avec Each page a functionCapture d’écran du site. permettant de créer un fanzine d’illustration à partir de différents outils à expérimentables à imprimer chez soi.

Bouyer Coline
Références

Références

Bibliographie

Débat Aurélien, Cabanes, GrandesPersonnes, 2017.

Débat Aurélien, Stampville, Princeton Architectural Press, 2017.

Caillois Roger, Les jeux et les hommes, Gallimard, 1958.

Dorne Geoffrey, La guerre entre design & marketing, Graphism.fr, 15 mai 2015.

Illich Ivan, La convivialité, Seuil, 1973.

Bataille Lucie, Famille baton, normographe en bois, 2013.

Open Source Publishing, Publi flor, une affaire de lettres à Bruxelles, groupe de recherche Crickx, 2024.

Cox Paul, Le Ludographe – Connaître et pratiquer le design graphique à l’école élémentaire, Cnap, 2019.

Pérez Eloisa, Le discours des formes, Graphisme en France, n°27, 2021.

Cure Sophie et Farina Aurélien, Cahier d’explorations graphiques, B42, 2022.

Cure Sophie et Farina Aurélien, Alliances, B42, 2023.

Sitographie


  1. Définition du jeu par le sociologue Roger Caillois tiré de l’essai, Les jeux et les hommes, 1958. ↩︎

  2. La médiation comme base pédagogique, page 40 du mémoire, Sensibilisation graphique partie 2 bout à bout de l’étudiante Delphine Mistler. ↩︎

  3. http://strabic.fr/Lucile‑Bataille‑Les‑Normographes, Texte de Lucile bataille sur ses recherches autour des normographes et des méthodes pédagogiques. ↩︎

  4. Publi Fluor Publifluor affaire de lettre à Bruxelles, livre multilingue français/anglais/néerlandais, rédigé par le groupe de recherche Crickx et édité par Surface Utile en 2024. ↩︎

  5. Elle n’était pas professionnelle de la lettre mais cette boutique provient de son père peintre en lettre et dessinateur de caractères. Elle a repris la boutique et c’est à elle que les chercheurs ont pu s’adresser afin de retracer l’histoire de la boutique. ↩︎

  6. https://www.ccmag.fr/Aurelien‑Debat_a372.html, Entretien d’Aurélien Débat dans Cligne Cligne Magazine. ↩︎

  7. Définition du jeu par le sociologue Roger Caillois tirée de l’essai, Les jeux et les hommes, 1958. ↩︎

  8. L’acte de dessin est donné à tout le monde, il n’est pas synonyme de la maîtrise parfaite du médium. On considérera cette maîtrise du geste qui permettrait de réaliser ce que l’on aimerait à l’aide d’un outil comme « le geste maîtrisé du dessin ». ↩︎

  9. Les deux objets sont évidemment vecteurs d’apprentissage et de créativité mais nous les séparons ainsi car les premiers sensibilisent à la pratique du geste et de la création de formes, tandis que les autres sensibilisent davantage aux règles et aux applications du design graphique. ↩︎

  10. Eloisa Pérez« Le discours des formes », Graphisme en France n°27. ↩︎

  11. Delphine Mistler Sensibilisation graphique, mémoire partie 2 bout à bout, introduction. ↩︎

  12. Geoffrey Dorne, La guerre entre design & marketing, graphism.fr, 15 mai 2015. ↩︎

  13. Dans son ouvrage La convivialité de 1973, Ivan Illich imagine une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité. ↩︎