Ball room : préquelles

Drag Race achevait cette année sa troisieme saison sur France Télévision alors que dans des petites villes un peu partout en France, on se réunit entre jeunes queers pour apprendre les fondements du voguing. On se raconte des histoires, des légendes presque, celles de communautés de survie qui inventèrent une forme d'art-divertissement populaire et fabuleuse, en réaction à la dominance des blanches sur les bals de travestis aux États-Unis. Une partie de la bande-son des bals s'en autonomise maintenant pour devenir la jersey club, un son incontournable non seulement dans la dance music internationale, mais jusque dans la scène rap française — pour autant, peu de gens font référence à l'artisanat discret d'un DJ comme Mike Q, qui a participé à en définir les fondations. Quel sera le destin de la culture ballroom ? La multiplication des performances de drag sponsorisées et du whitewashing ? Le développement un peu partout d'une infrastructure de soutien communautaire discrète mais efficace ? La promotion de celebrity DJs spécialisés dans la jersey club dont on aura oublié les origines sociales et culturelles ? Tout cela à la fois ? Seul l'avenir nous le dira, mais en retraçant précisément ses origines, l'historien Tim Lawrence! rend la question très vive, et il invite les concerné..es à se positionner.

Alors qu'elle ne fait irruption dans l'imaginaire collectif qu'entre 1989 et 1991, la culture des drag balls (littéralement, « bal de travestis ») remonte à la seconde moitié du XIXe siècle. C'est en 1869 que le Hamilton Lodge de Harlem a organisé son premier bal masqué queer, avant qu'une vingtaine d'années plus tard, un étudiant en médecine ne tombe par hasard sur une autre soirée dansante au Walhalla Hall, dans le Lower East Side. Il assista alors à « la valse sage, en rythme sur la musique d'un orchestre talentueux » de 500 couples d'hommes et de femmes du même sexe [1] . Vieux bâtiment branlant situé au 119 East 11th Street, le Webster Hall joua les hôtes pour de nombreux autres événements tout au long des années 1920. À la fin de cette décennie, des soirées masquées furent organisées aux yeux de tous dans des lieux comme le Madison Square Garden et l'Astor Hotel, où elles ont attiré des foules comptant jusqu'à 6000 personnes. Invité à assister à un nouveau bal organisé par l'entrepreneuse et hôtesse de soirées A'Lelia Walker au Hamilton Lodge, le militant et écrivain de la Renaissance de Harlem [2] Langston Hughes déclara que les bals de travestis étaient les « spectacles les plus étranges et les plus tapageurs du Harlem des années 1920 » et les décrivit comme « un spectacle coloré » [3] De la présence dès cette époque de « célébrité blanches distinguées », Hughes concluait que « Harlem était en vogue» et que « le nègre était en vogue » [4].

[1] Chauncey, Gay New York: Gender, Urban Culture, and the Making of the Gay Male World, 1890-1940, Basic Books, 1994, p. 293
[2] NdÉ : un mouvement intellectuel, culturel et politique afro-américain centré sur le quartier d'Harlem, mais en relation avec la diaspora noire en Afrique et à Paris. Pour une vision plus précise de l'élaboration de ce qui s'appelle au départ le New N*gro Movement, voir Brent Hayes Edwards, Pratique de la diaspora, Rot Bo Krik, 2024. Comme le montrait Elijah Wald dans Audimat n°21 et comme le remarque Langston Hugues un peu plus loin dans cet article, le mouvement a aussi fait l'objet d'un intérêt marqué des publics et mécènes blancs.
[3] Langston Hughes, The Big Sea : An Autobiography, p. 273.
[4] Ibid., p. 227-28.

Donnés une fois par an, les bals ont fini par intégrer une procession connue sous le nom de « parade des fées », au cours de laquelle des drag queens concurrentes se pavanaient dans l'auditorium pour un concours de déguisements. Durant le reste de la soirée, les danseur..euses s'élançaient sur la piste et formaient des couples et des alliances superficiellement hétérosexuels, où des hommes (dont des lesbiennes habillées en hommes et des hommes gays préférant le style butch [5] accompagnaient des femmes (hommes habillés en femme et femmes hétéro-sexuelles), alors qu'un paquet d'hommes hétérosexuels restés sur la touche observaient la scène.

[5] Le terme désigne dans la culture lesbienne des femmes qui adoptent une apparence ou une expression de genre considérée comme masculine.

« Vers minuit et demi, nous nous sommes rendus à cet endroit et y avons trouvé environ 5000 personnes, de couleur et blanches, des hommes habillés en femme et vice versa », rapporte une équipe d'enquêteurs infiltrés à la suite d'une inspection du bal du Hamilton Lodge qui s'est déroulé au casino de Manhattan en février 1928. « Nous avons été informés qu'il s'agissait d'un «"bal masqué/bal de pédé [6] »Quatre ans plus tard, le Broadway Brevities rapporte à propos d'une autre soirée que les hommes, par leurs coiffes à plumes interpellant les gens en ondulant du sommet de leurs « fêtes bien proportionnées [7]» », rivalisaient avec les oiseaux de paradis et les paons. Peu après, les romanciers Charles Henri Ford et Parker Tyler décrivent la piste du drag ball comme « une scène dont aucun poète angélique, ni poète nectaréen, n'aurait pu concevoir la saveur céleste et la teinte céruléenne [8] ».

[6] George Chauncey, op. Cit., p. 130.
[7] Broadway Brevities, 14 mars 1932, 12, in: George Chauncey, op. cit., p. 297.
[8] Charles Henri Ford and Parker Tyler, The Young and the Evil, Masquerade Books, 1996, p. 152.

Alors que les bals gagnaient en popularité, la législation de l'État de New York avait criminalisé en 1923 la « sollicitation homosexuelle », dans le cadre d'un mouvement plus large de rejet des relations sexuelles entre hommes. Mais les organisateur..ices de drag balls ont appris qu'iels pouvaient continuer à organiser des événements si une association de quartier demandait le parrainage officiel de la police en leur nom. Le hiatus a duré jusqu'à l'automne 1931, quand des policiers, marqués par l'expérimentation culturelle des années de Prohibition et les prémisses de la Grande Dépression, ont commencé à faire la chasse à la communauté homosexuelle de la ville et ont pris les bals pour cible.

« Si les flics obtiennent ce qu'ils veulent, lit-on dans Variety, le clan des efféminés confinera dorénavant ses activités au Village et à Harlem [9] » La police peine pourtant à contenir ce mouvement culturel lorsque, dans le sillage de la Seconde Guerre Mondiale, beaucoup d'hommes gays, passés par Manhattan avant de rejoindre les champs de bataille, retournent en ville. Les officiers répondent en durcissant leur réglementation et les cas d'incitation (dans lesquels la police « incitent » des hommes gays à la sollicitation sexuelle avant de présenter leur badge) augmentent exponentiellement. Les hôte..ses de drag balls ont toutefois été encouragé..es par une vague de nouvelles arrivées. Lors d'un bal couvert par Ebony en mars 1953, plus de 3000 concurrent..es et spectateurices se sont réuni..es au Rockland Palace « pour regarder les hommes qui aiment s'habiller en femmes parader devant des juges lors du défilé de mode le plus extraordinaire au monde [10] ».

[9]George Chauncey, « The Campaign Against Homosexuality », in Colin Gordon (ed.), Major Problems in American History, 1920-45, 1999, p. 296.
[10]« Female Impersonators: Men Who Like to Dress Like Women

Au début des années 1960, la culture drag ball commença à se fragmenter selon des lignes de division raciales. Des bals comme celui du Rockland Palace ont certes pu se targuer d'un mélange remarquablement équilibré de participant..es noir..es et blanc..hes ainsi que d'une piste de danse particulièrement intégratrice, mais les queens noires étaient censées s'y « blanchir » le visage si elles voulaient espérer remporter les concours. Et même dans ce cas, leurs chances étaient minces, comme elles n'ont pu que le constater lorsque Venice Lamont, candidate à la peau blanche, a gagné le premier prix au Rockland Palace pour avoir incarné « le mieux une femme», sa silhouette provoquant « la jalousie de beaucoup des femmes du public [11] ». Les queens noires ont donc commencé à organiser leurs propres événements, comme Marcel Christian en 1962, pour ce qui pourrait bien constituer le premier bal noir [12],

[11] Ibid. p. 64-65.
[12] From the « Timeline... The History of the Ballroom Scene », discussion sur le forum The Walk 4 Me Wednesdays Shade Board.

Les robes ont alors attent de nouveaux sommets d'extravagance et de glamour. Lors d'un événement, Cléopâtre est arrivée sur un char de cérémonie, flanquée de six serviteurs agitant des feuilles de palmiers blanches et scintillantes ; et à un autre, une lampe incandescente de 2000 watts fut allumée pendant qu'un mannequin ouvrait son manteau à plumes doublé de Mylar [13], éblouissant quelques instants les premiers rangs. « C'était comme si Vegas était venu Harlem, commente Michael Cunningham dans un article de 1995 sur les cultures du bal. Les fantasmes de queens les plus baroques en matière de glamour et de célébrité étaient assemblés sur des machines à coudre Singer dans des appartements minuscules [14].,»

[13] dT: une marque de film réfléchissant.
[14] Michael Cunningham, « The Slap of Love », Open City, 6, 2000, p. 175-96.

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Texte de Time Lawrence traduit par Caroline Honorien, "Ballroom : préquelles" Audimat 22