Sing the body electric, The armies of those I love engirth me and I engirth them, They will not let me off till I go with them, respond to them, And discorrupt them, and charge them full with the charge of the soul [1].
[1] Whitman, Walt. Leaves of Grass, 1885. Traduction française : “Je chante le corps électrique, / Les armées de ceux que je chéris m’enveloppent et je les enveloppe, / Ils ne me laisseront point partir que je n’aille avec eux, ne leur réponde, / Et les purifie et les charge de la charge de l’âme”, Feuilles d’herbes. Paris : Mercure de France, 1922. Trad : Léon Balzaguette. Url : https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Whitman_- _Feuilles_d%E2%80%99herbe,_trad._Bazalgette.djvu. Consulté le 23 septembre 2021.
Par ces mots, Walt Whitman exalte l’énergie et la plasticité d’un corps humain en mouvement, mu par le désir et l’amour des autres, soucieux d’embrasser les causes qui lui importent pour se déployer en toute liberté. Il chante le plaisir d’être ensemble et de tendre vers un but commun. C’est ce plaisir de la lutte collective que Silvia Federici qualifie de « militantisme joyeux ». À son propos, elle écrit : Les peuples indigènes des Amériques nous apprennent, par exemple, que les fêtes ne sont pas de simples divertissements, mais aussi une manière de construire de la solidarité, de faire vivre notre affection et notre responsabilité mutuelle. Ainsi, ils prennent l’organisation des fêtes très au sérieux [2].
[2] Federici , Silvia. Par-delà les frontières du corps. Paris : divergences, 2020, p.140.
Ce sérieux accordé à la fête s’observe dans les luttes pour les droits des personnes militant.e.s lesbiennes, gays, bi.e.s, trans et queers. L’événement festif le plus connu de ces luttes dans le monde occidental est la Gay Pride ou Marche des fiertés. Elle commémore, depuis 1970, les émeutes de Stonewall. Acte de résistance violent, les émeutes de Stonewall sont nées dans un bar de Greenwich Village, où les 2 communautés trans, homosexuelles et lesbiennes d’origines sociales et ethniques différentes se retrouvaient pour partager des moments de joie et faire la fête, en dépit de fréquentes descentes de police. À l’aube du 28 juin 1969, les client.e.s du bar, en particulier les drag queens, résistèrent à la police avec des armes de fortune. Les trois jours d’émeutes festives qui suivirent, véritable « théâtre de rue » mêlant un « maximum de rire avec un minimum de violence » [3], sont reconnues aujourd’hui comme le démarrage du mouvement contestataire LGBTQ+ moderne [4].
[3]Weems, Mickey. The Fierce Tribe. Masculine Identity and Performance in the Circuit. Louisville, Logan :
University Press of Colorado, Utah State University Press, 2008, p. 97.
[4]uilbert, Georges-Claude. Gay Icons: the (mostly) female entertainers gay men love. Jefferson :
McFarland & Company, 2018, p. 81.
Avant Stonewall, fête et militantisme LGBTQ+ avaient évolué de façon parallèle, sans se côtoyer. La subculture homosexuelle et lesbienne qui apparaît dans les grandes villes européennes et américaines à la fin du XIXe siècle se veut d’abord apolitique [5]. Dans le Berlin des années 1900 à 1920, une scène festive homosexuelle, lesbienne et transgenre diversifiée coexistait avec des associations réclamant la décriminalisation de l’homosexualité portées par des médecins et des juristes, sans coopération visible [6]. À New York, la Nouvelle-Orléans ou Chicago, des années 1910 à 1930, les bals de drag-queens comportaient une dimension transgressive, sans pour autant porter de message politique explicite. Leur fréquentation, cependant, permettait aux personnes ayant une sexualité non conforme de résister et d’exister [7]. Dans les États-Unis des années 1960, le rapprochement entre monde de la nuit et minorité activiste était balbutiant. À San Francisco, la Society for Individual Rights, fondée en 1964, fut l’une des premières associations à allier fête et militantisme [8]. Stonewall et sa commémoration permirent donc à la convergence d’opérer [9].
[5] Ibid., p. 98.
[6] Steakley, James D.. The Homosexual Emancipation Movement in Germany. New York: Arno Press, 1975 ;
Weindel, Henri de / Fischer, F.P.. L’Homosexualité en Allemagne : étude documentaire et anecdotique.
Paris : Juven, 1905 ; Dose, Ralf. Magnus Hirschfeld. Deutscher – Jude - Weltbürger. Berlin : Hentrich &
Hentrich, 2005.
[7] Weems, op. cit., p. 87.
[8] Ibid., p. 92.
[9] D’Emilio, John. Sexual politics, sexual communities : the making of a homosexual minority in the United
States, 1940-1970. Chicago, London : University of Chicago Press, 1983, p. 176.
Quarante ans plus tard, l’évocation de Stonewall renvoie à cette inextricable association de la fête, du plaisir partagé, de la contestation et des revendications du mouvement LGBTQ+. Cette évocation témoigne aussi de l’importance des drag- queens ou des folles dans les mobilisations queers. Les performances des Gazolines du FHAR, des Sœurs de la Perpétuelle Indulgence et des Pom-Pom girls d’Act Up donnent un visage et une visibilité au mouvement et viennent troubler l’ordre du genre [10].
[10] Le Tallec, Jean-Yves. ”Genre et militantisme homosexuel. L’importance des folles et du camp“. Fillieule, Olivier / Roux, Patricia (dir.). Le sexe du militantisme. Paris : Presses de Science Po, 2009, p. 205-222, ici p. 212 et 220.
Comme tout mouvement social, la lutte pour les droits des personnes LGBTQ+ connaît des moments de flux et de reflux, de concentration et de dispersion des forces. Chaque génération profite des avancées obtenues de haute lutte par la génération précédente. Le combat pour les droits des personnes LGBTQ+ est ainsi confronté à la difficulté de conserver ses propres traces pour transmettre ses 3 revendications, sous peine de tomber dans l’oubli. Le risque est alors de glorifier un passé jugé plus authentique et de considérer le présent comme plus commercial ou mainstream. Un obstacle à la transmission tient au fait que l’histoire des militantismes LGBTQ+ relève en grande partie de l’histoire orale. On trouve de rares entreprises d’archivage précoce, comme le Spinnboden Lesbenarchiv, créé à Berlin en 1973 [11], le Lesbian Herstory Archive fondé à New York en 1975, ou le LGBT Community Center History Archive, inauguré à New York en 1990 [12]. Le projet d’un centre d’archives LGBTQI à Paris, né en novembre 2017, suite à l’appel d’un collectif de citoyens, est sur le point de trouver une issue favorable [13]. Reste que la fête, vivante et vibrante, est difficile à documenter. Peut-être que les captations photos, audios et vidéos parviendront toutefois à restituer une impression de ces moments d’effervescence.
[11] Spinnboden. Lesbenarchiv und Bibliothek Berlin. Url : http://www.spinnboden.de/. Consulté le 8
juillet 2021.
[12] Columbia University in the city of New York : Other New York City-Area Archives. Url :
https://sexualities.history.columbia.edu/content/other-new-york-city-area-archives. Consulté le 8
juillet 2021.
[13] Collectif archives LGBTQI. Url : https://archiveslgbtqi.fr/. Consulté le 29 septembre 2021.
Espace de liberté, la fête est un lieu où s’expriment excès et exubérance. Elle crée une hétérotopie à la jonction de l’individuel et du collectif. La danse, la musique, les costumes et décors invitent à s’approprier ou à se réapproprier un corps et un espace public habituellement gouvernés par l’hétéronormativité [14]. Le corps comme la rue deviennent alors des « lieux de résistance » [15], où donner libre cours à l’expression de ses désirs et de sa sexualité. Dérivée du carnaval, la fête fonde un « monde renversé » [16], ouvert au travestissement et aux sexualités alternatives. Dans la lignée des bacchanales, elle porte un potentiel de perturbation de l’ordre hétéronormé de la respectabilité bourgeoise, défie la morale, la maîtrise de soi et les bonnes manières [17].
[14] cf. Neveu, Erik. ”Sociologie des mouvements sociaux”. Paris : La Découverte, 2000, p. 66-67.
[15] Eleftheriadis, Konstantinos. Queer festivals. Challenging Collective Identities in Transnational Europe.
[16] Amsterdam : Amsterdam University Press, 2018, p. 110.6 Bakhtine, Mikhaïl. François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance. Paris :
Gallimard, 1982.
[17] Sur le lien entre sexualité et respectabilité, voir Mosse, George L.. Nationalism and sexuality:
respectability and abnormal sexuality in modern Europe. New York : Fertig, 1985.
Dans le contexte de répression et de pénalisation de l’homosexualité, qui caractérisait la plupart des sociétés jusqu’à une période récente dans le monde occidental, la fête queer dérange et s’avère précaire. Les réunions conviviales LGBTQ+ sont souvent interrompues par les forces de l’ordre, voire font l’objet de harcèlement policier [18]. Dans ce sens, la simple gestion et la fréquentation de lieux de sociabilité queer relève du militantisme.
[18] Jaouen, Romain. L’inspecteur et l’inverti. La police face aux sexualités masculines à Paris, 1919-1940. Rennes : PUR, 2018.
Dans le sillage du mouvement hippy, du féminisme et de l’extrême-gauche, la lutte pour les droits des personnes LGBTQ+ défend une conception festive du militantisme en s’appuyant sur une subculture homosexuelle et lesbienne déjà existante [19].
[19] En témoignent les manifestations et happenings d’Act Up. Voir Lestrade, Didier / Kramer, Larry. Act Up. Une histoire. Paris : Denoël, 2017.
Le goût de la fête est du reste un trait caractéristique du « personnage de l’homosexuel » tel qu’il fut construit dans la deuxième moitié du XIXe siècle : « dandy décadent » et « esthète en quête de nouveaux plaisirs » [20]. Oscar Wilde en est l’incarnation la plus célèbre. Cet archétype a depuis donné lieu à des préjugés homophobes. L’incitation à la fête, présente dans les cultures LGBTQ+ se révèle en outre normative par le culte du corps et le jeunisme qu’elle implique. L’espace de liberté qu’elle ouvre demeure un espace à la sociabilité codifiée, réservée à certains et excluant d’autres. Dans le monde occidental, la fête militante LGBTQ+ laisse ainsi affleurer des rapports de pouvoir [21]. Enfin, la fête n’est jamais tout à fait à l’abri de tentatives de récupération commerciale et consumériste. En France, les organisateurs de la Gay Pride se voient régulièrement reprocher la présence de chars de grandes entreprises dans le cortège [22].
[20] Tamagne, Florence. Mauvais genre : une histoire des représentations de l'homosexualité. Paris : EDLM, 2001, p. 102. [21] Cervulle, Maxime/ Rees-Roberts Nick. Homo exoticus. Race, classe et critique queer. Paris : Armand Collin, 2010, p. 6. 8 [22] “Gay Pride : « Si on voit des logos de grands groupes, c’est qu’il y a en interne des gens pour pousser les dirigeants à le faire »”. Interview de Konstantinos Eleftheriadis, Le Monde, 1er juillet 2019.
Lien vers le texteAgathe Bernier-Monod Université Le Havre Normandie