












En observant le paysage du design graphique, j’ai rapidement constaté que les figures mises en avant étaient presque toujours des hommes blancs, hétérosexuels, et occidentaux. Cette constatation m’a interpellée : qu’en était-il alors des créateurs issus d’autres horizons ? En tant que personne ayant une double culture franco-ivoirienne, j’ai ressenti le besoin de mieux comprendre la place accordée aux designers afro-descendants.1
À titre personnel, j’ai souvent cherché des modèles qui puissent faire écho à ma propre identité, sans vraiment trouver de noms ou de visages auxquels m’identifier dans le domaine du design graphique. Pourtant, je crois profondément que les designers afro-descendants, forts de leur multiculturalisme et de leurs expériences, ont un rôle essentiel à jouer. Leurs démarches, parfois engagées et portées par des luttes sociales, méritent d’être davantage mises en avant. C’est pour toutes ces raisons que j’ai choisi de consacrer ce travail d’étude à la question de la représentation de ces créateurs dans le design graphique. J’espère ainsi apporter un nouveau regard sur leurs contributions et inciter à reconsidérer la diversité.
« On refuse d’admettre le fait-même de la diversité culturelle ; on préfère rejeter hors de la culture, dans la nature, tout ce qui ne se conforme pas à la norme sous laquelle on vit.2 » — Claude Lévi-Strauss.
Le design graphique façonne nos perceptions et nos comportements. Pourtant, son accès reste inégalitaire. Les créateurs afro-descendants se heurtent encore à des obstacles profondément enracinés dans l’histoire et la société, des difficultés qui freinent leur reconnaissance. Comment en sommes-nous arrivés là ? Quelles histoires, quels systèmes, ont conduit à leur invisibilisation ? C’est avec ces questions en tête que j’ai décidé de me pencher sur le sujet. Ce travail est une tentative personnelle d’éclairer leurs contributions, mais aussi de comprendre les forces invisibles qui façonnent leur parcours et les défis qu’ils affrontent.
Pour explorer ces différents questionnements, cette recherche sera organisée en trois parties principales :
Premièrement, je me pencherai sur le contexte historique du design graphique en évoquant la période coloniale qui a alimenté la création des canons dominants. Ensuite, je m’interrogerai sur les figures emblématiques d’afro-descendants tout en examinant leur impact sur le design graphique et les difficultés qu’ils rencontrent dans une société où les discriminations sont systémiques. Enfin, une comparaison entre les dynamiques américaines et européennes permettra de comprendre pourquoi ces questions sont plus visibles aux États-Unis, tout en envisageant des pistes pour une meilleure reconnaissance des créateurs afro-descendants dans un contexte global.
Le design graphique s’est construit dans un cadre marqué par des dynamiques de pouvoir héritées de la colonisation, où une vision eurocentrée a longtemps dominé. Les institutions culturelles et académiques ont renforcé cette hégémonie en marginalisant les contributions des créateurs issus des minorités. Pour comprendre ces inégalités d’accès et de reconnaissance, il est crucial de revenir aux origines du design graphique et d’analyser comment son histoire a été influencée par ces dynamiques de pouvoir.
Historiquement, le design graphique a souvent été instrumentalisé pour servir des idéologies dites impérialistes, notamment au travers des institutions coloniales. En 1906, Marseille organise une exposition coloniale dont l’objectif principal est de mettre en lumière les richesses et la diversité des colonies françaises. Derrière cette exposition se cache un double enjeu : promouvoir l’expansion coloniale et justifier la présence française en outre-mer.
Exposition coloniale de Marseille – 1906 — Wikipédia.
Pour illustrer mon propos, je vais me pencher sur l’analyse de l’affiche de l’événement, qui illustre parfaitement la démarche propagandiste.
Affiche de l’exposition coloniale de Marseille – 1906 — Wikipédia.
Chaque élément a une place bien définie dans l’image, faisant de l’affiche une composition soigneusement pensée. L’élément central est l’embarcation sur laquelle se trouvent les populations colonisées. L’inclinaison de la voile, marquée par l’inscription « EXPOSITION COLONIALE MARSEILLE 1906 », guide le regard et renforce l’illusion d’un voyage de découverte. Sur l’arrière-plan, on aperçoit la ville de Marseille où l’on retrouve des architectures symboliques comme la basilique Notre-Dame de la Garde. Les tons chauds jaune-orangé et ocre évoquent un coucher de soleil, renforçant ainsi une vision idéalisée et séduisante pour le spectateur occidental. Les personnages sont représentés dans des vêtements colorés, avec des motifs ethniques. L’affiche présente une diversité de personnages provenant des colonies, mais cette représentation vise principalement à glorifier la grandeur de l’Empire français, en minimisant la vérité des rapports de domination. Leur attitude contraste grandement avec leur condition : ils semblent contempler l’horizon, discuter… comme s’ils étaient enfin transportés vers la « civilisation ». L’absence de hiérarchie dans la disposition des personnages n’est pas anodine : elle efface leur individualité. Finalement, la scène laisse paraître une attitude d’acceptation et de pacifisme de la population, qui semble même curieuse et enjouée. L’affiche est un parfait exemple de la manière dont le design graphique a été instrumentalisé pour répandre les idées colonialistes et proposer un récit idéalisé de la colonisation.
Ce type de représentation se retrouve également dans les affiches de recrutement des troupes coloniales, diffusées au début du XXe siècle pour inciter les hommes à rejoindre l’armée. Sur ces affiches, on voit des soldats coloniaux posant fièrement dans des décors exotiques remplis de palmiers, de montagnes et de ciels ensoleillés. Tout est fait pour suggérer l’aventure. L’affiche de Jean-Louis Beuzon en est un exemple parfait :
Affiche de recrutement — Rengagez-vous dans les troupes coloniales, 1931 — BNF.
Le personnage central est un officier blanc en
uniforme. Il domine la scène. Sa posture droite et fière évoque une
attitude de supériorité et de contrôle. À l’arrière-plan, on
découvre un paysage tropical, avec des habitations et des décors
exotiques. Ceux-ci renforcent l’imaginaire collectif vis-à-vis des
territoires d’outre-mer, en les associant à des terres riches et
idylliques. La population, reléguée au second plan, est représentée en
activité. On y voit une femme faisant du commerce, une enfant à côté
de sa mère et un homme qui semble être occupé à une tâche
domestique. L’affiche met en valeur une vision paternaliste de la
colonisation, relativement éloignée de la réalité.
Les couleurs sont également choisies avec soin : elles sont
vibrantes et vives, donnant un cadre paradisiaque à l’affiche pour
attirer la population. Les expressions des personnages en arrière-plan
masquent tout réalisme quant aux conditions de vie dans les colonies.
Dans le travail typographique, le message est direct et incitatif.
L’usage de la couleur rouge vif donne une impression d’urgence au message :
« RENGAGEZ-VOUS DANS LES TROUPES COLONIALES »
Bien que l’affiche dépeigne une image pacifique de la colonisation, la
réalité est bien différente. Le soldat colonial est présenté comme le
garant de la paix, protégeant les habitants d’une « menace ». Pourtant, derrière ce joli paysage se cachent l’exploitation et la violence envers
les peuples colonisés. Si la nature luxuriante est décrite avec faste, le rôle joué par la métropole dans ces territoires est passé sous silence.
Enfin parmi les exemples les plus marquants figure également l’affiche de l’Exposition coloniale internationale de Paris en 1931, réalisée par Joseph de La Nézière
Affiche de l’Exposition coloniale internationale de Paris, 1931 — BNF.
Le but était de renforcer l’adhésion du public à la colonisation en présentant les « réalisations » de l’Empire français. L’affiche, met en scène un groupe de personnages représentant les populations colonisées. Habillés dans des tenues traditionnelles associées à leurs régions d’origine, ils portent des objets symbolisant les ressources de leurs territoires : fruits exotiques, paniers remplis de coton ou d’autres denrées agricoles. La palette de couleurs vives : rouges, bleus, jaunes renforce l’aspect exotique, tandis que le fond doré attribue une dimension soignée et dépeint la richesse supposée de l’Empire. L’inscription « République Française » en haut de l’affiche instaure immédiatement l’autorité de l’État français. Bien que l’affiche véhicule une propagande institutionnelle, ses inscriptions typographiques en noir et en majuscules lui donnent une dimension presque dictatoriale.
L’affiche officialise le pouvoir et la suprématie de la France sur ses
territoires colonisés à travers un travail graphique réfléchi. Le
terme « Internationale », suivi du lieu et de la date (Paris, 1931),
donne à l’événement une perspective mondiale, plaçant la France comme
un acteur central du monde colonial.
Ces affiches ne sont pas seulement des vestiges du passé : elles témoignent d’un héritage graphique qui continue d’exister à travers les normes du design occidental.
Les affiches témoignent de la manière dont le design a été instrumentalisé à des fins idéologiques, mais au-delà de cela elles représentent encore un défit actuel : Comment réinventer le design pour arrêter de perpuéter un récit colonialiste ? C’est exactement ce que des designers afro-descendants tentent de réaliser en remettant en question les normes et en affirmant leur propre langage.
Le marché du design dominé par des agences internationales propose une vision du graphisme calquée sur les standards européens. Ces pratiques ont durablement influencé notre perception de ce qui est considéré comme du « bon design ». La colonisation ne s’est pas limitée à une domination territoriale, économique et politique, mais elle a aussi imposé un cadre esthétique et culturel qui perdure encore aujourd’hui. Comme le souligne le collectif Decolonising Design3, le design occidental repose sur des normes. La décolonisation du design consiste justement à repenser ces normes et ces standards.
Avant d’aborder la redéfinition des standards, il est essentiel de comprendre ce que signifie réellement la décolonisation du design. Comme l’explique le collectif Decolonising Design :
« décoloniser le design ne signifie pas seulement diversifier les représentations, mais remettre en question les cadres conceptuels hérités de l’histoire coloniale et repenser les structures de production et de diffusion du design ».
Autrement dit, il ne s’agit pas simplement d’ajouter plus de diversité dans le paysage graphique, mais bien d’interroger la manière dont certaines esthétiques ont été imposées. D’abord, il s’agit de réintégrer des traditions graphiques marginalisées dans le discours dominant. Des artistes tels que Saki MAFUNDIKWA4, y consacrent leur travail. Ensuite, la décolonisation implique une remise en question des hiérarchies dans la conception graphique. Comme le souligne Ramon Tejada5,
« décoloniser, c’est parfois prendre de la place, parfois en céder ».
Insistant sur l’importance de ne pas seulement intégrer de nouvelles références, mais de créer un espace où d’autres manières de concevoir peuvent émerger. Ce processus passe aussi par l’éducation, où des figures comme Amy SUO WU6 travaillent à déconstruire les oppositions binaires qui hiérarchisent les pratiques (moderne vs traditionnel, abstrait vs ornemental, occidental vs non occidental).
Costumes réalisés dans le cadre du film Black Panther . Enfin le récit et la représentation sont essentiels dans la décolonisation du design.
Le film Black Panther en est un exemple emblématique : au-delà de ses références à la culture africaine, il se démarque par une démarche de création collaborative et respectueuse.
Au-delà de ces trois premières démarches, c’est la structure même du design qu’il faut interroger. Comme l’explique Anouchka Khandwala7 le design ne peut pas être considéré comme un objet neutre ou isolé de son contexte. Il découle de dynamiques sociales économiques historiques qui influencent la manière dont il est enseigné, pratiqué, valorisé. Dans de nombreuses écoles d’art et de design, cette discipline est perçue comme un outil universel, dépourvu de fondation historique ou culturelle. Pourtant les normes ne sont pas neutres. Elles reflètent un héritage historiquement eurocentré qui exclut par son existence, d’autres façons de concevoir, de produire, de créer. Cette réflexion rejoint les critiques adressées au culte du « designer-héros », une figure largement construite autour d’individualités blanches occidentales, perçues comme les principaux moteurs de l’évolution du graphisme. Cette approche tend à invisibiliser les contributions collectives et les traditions graphiques issues d’autres cultures. Or, comme le souligne Khandwala, il est impératif de dépasser cette vision en recontextualisant l’histoire du design et en reconnaissant les multiples influences qui l’ont façonné. Dès lors, la décolonisation du design ne peut se limiter à une simple diversification des références : elle exige une remise en question profonde des structures qui ont contribué à imposer certains récits comme universels. Cette approche implique d’interroger les processus de production et de diffusion des savoirs dans le design, ainsi que les systèmes qui conditionnent l’accès aux espaces de création et de reconnaissance. Dans cette optique, des initiatives comme Design to Divest8 de Van Newman, qui encourage les designers à réfléchir à leur rôle avant de proposer leurs services, illustrent une approche plus consciente et critique du design. Il ne s’agit plus seulement « d’offrir » du design à des causes marginalisées, mais de s’assurer que la démarche elle-même ne reproduit pas les mécanismes de domination qu’elle prétend dénoncer.
Graphisme engagé et subversion des normes
Le design graphique tel que nous le connaissons aujourd’hui trouve ses racines dans des mouvements artistiques européens. Parmi eux, le Bauhaus9, fondé en Allemagne en 1919. Cette école, qui fusionne artisanat et design industriel, a été célébrée pour son esthétique épurée et fonctionnelle. Toutefois, bien que révolutionnaire, il porte une vision monoculturelle, centrée sur l’Europe et excluant toute référence aux esthétiques extra-occidentales. Cette exclusion a consolidé un « canon » dominant, qui reste encore aujourd’hui une référence centrale. Par ailleurs, les normes typographiques développées par des figures comme Herbert BAYER au Bauhaus ont établi des standards. Si elles ont révolutionné le domaine, elles ont aussi uniformisé les approches.
Le travail de Herbert BAYER10 a établi les bases typographiques modernes. En 1925, il conçoit une police de caractère sans empattement connue sous le nom de « typographie universelle ». Typographie universelle.
Cette police, caractérisée par son absence de distinction entre majuscules et minuscules, reflète une esthétique rationaliste, en cohérence avec les principes modernistes de l’époque. Cette création a influencé des polices de caractères emblématiques comme Helvetica, Futura ou Univers, qui dominent encore largement le design graphique contemporain. Ces polices, bien qu’efficaces dans leur lisibilité, ont contribué à standardiser la typographie au détriment d’autres approches issues de traditions extra-européennes.
La création de cette police de caractère découle de principes bien affirmés :
La simplification au profit de la lisibilité
Des proportions nettes pour chaque lettre, formées à l’aide d’éléments géométriques afin de produire un alphabet harmonieux ;
L’abandon du « serif », supérieur et inférieur, du geste du tracé, et des caractères manuscrits
C’est dans cet esprit que le Bauhaus a continué de se développer en privilégiant les formes géométriques et fonctionnelles, tout en rejetant l’ornementation, considérée comme « superflue ». une vision qui a contribué à exclure d’autres traditions scripturales, comme les motifs adinkra ghanéens motifs adinkra ghanéens, qui transmettent des significations culturelles à travers différents symboles représentant des aphorismes, ou encore le nsibidi
Alphabet nsibidi, un système d’écriture pictographique et idéographique issu du Nigéria. Cette conception de l’Afrique en tant que continent oral a eu pour conséquence d’invisibiliser son patrimoine scriptural, qui a fini par être peu à peu oublié.
Les standards de l’école du Bauhaus ont été intégrés dans les manuels de design influents, comme ceux d’Emil Ruder et de Josef Müller-Brockmann. Ces apports éducatifs ont contribué à délaisser d’autres approches graphiques.
Comme le souligne Nida Abdullah11 :
« Nous devons repenser pourquoi nous acceptons ces structures curriculaires, qui proviennent d’un modèle d’éducation très blanc et eurocentrique. »
Dori Tunstall et Kelly Walters ont également critiqué cette approche, la qualifiant de colonialiste.
Certains artistes et/ou designers travaillent activement à dépasser la vision hégémonique européenne dans le design graphique et cherchent à valoriser des perspectives alternatives en puisant dans leur culture afin de réinterroger les normes établies. En tant que personne de couleur, je suis bien placée pour savoir que des questions qui paraissent en premier lieu banales peuvent devenir des questions presque militantes : Comment notre identité raciale influence-t-elle notre travail ? Que signifie le fait d’être noir, brun ou latin dans le domaine du graphisme ?
C’est dans ce questionnement que Walter12 rappelle :
« La valeur du design réside dans sa capacité à raconter des histoires enracinées dans des contextes locaux et communautaires. L’intégration d’éléments culturels dans la pratique graphique est une manière de célébrer ces récits et de remettre en question les normes esthétiques imposées. »
Pour David Jon Walker, professeur et designer, la représentation joue un rôle clé dans la lutte :
« En tant que professeurs noirs, nous sommes les ambassadeurs de toutes les parties. Nous représentons ceux qui ont grandi en ayant connu l’expérience des Noirs, mais aussi ceux qu’ils ne voient pas. »
Il s’agit presque d’une mission double qui consiste à retranscrire à la fois son identité et son héritage culturel à travers le design graphique, mais également à s’investir dans les luttes sociales qui touchent directement la communauté. Cet héritage, très longtemps réduit au prisme de l’exotisme, regorge toutefois de systèmes d’écriture, de motifs et de symboles issus des cultures locales. Ces éléments, utilisés à travers les âges, témoignent d’une richesse graphique.
Saki Mafundikwa est une figure majeure dans la réappropriation de cet héritage. Il a fondé le Zimbabwe Institute of Vigitale Arts (ZIVA)13 en 1997 et a cherché à reconnecter les créateurs africains notamment les jeunes créateurs aux traditions graphiques tout en travaillant des formes plus contemporaines. Son livre, Afrikan Alphabets, transmet avec détail les trésors scripturaux africains.
À travers ce livre, Mafundikwa défie l’idée répandue selon laquelle l’Afrique n’aurait pas de patrimoine scriptural : il cite le Tifinagh, utilisé par les Touaregs, écriture modulaire gravée dans la pierre Tifinagh., mais aussi l’alphabet Bambara, qui a été transcrit par Woyo Couloubay vers 1930, ou encore l’alphabet Vaï
Alphabet Vaï., qui a été répertorié en 1820 par Dualu Bukele.
Il est basé sur les signes utilisés par les personnes âgées, auxquels s’ajoutent différents pictogrammes utilisés dans certains rituels. Il provient des régions du Liberia et de la Sierra Leone et contient 190 phonèmes.14
Comme Mafundikwa le souligne :
« Les alphabets africains sont une bouffée d’air frais, une alternative esthétique qui enrichit la typographie mondiale. »
Au Ghana, les motifs Adinkra, associés à des proverbes et des valeurs sociales, sont travaillés par des designers. Charlie Michael, à travers son projet Re-Painting the Red15, a réutilisé ces symboles pour dénoncer la privatisation de l’espace public par des multinationales. Ce projet a été initié dans le cadre du symposium Curio Kiosk à l’Université Kwame Nkrumah des Sciences et de la Technologie (Kumasi, Ghana, en juillet 2009).
Comme dans de nombreux pays africains, l’espace public a été massivement investi par les grandes entreprises internationales à des fins publicitaires. Des murs de maisons privées et des espaces communautaires, autrefois lieux d’expression locale, sont désormais recouverts par des logos et des campagnes publicitaires. Parmi tous les annonceurs figurait Vodafone, qui, après son entrée sur le marché ghanéen, avait imposé une omniprésence « visuelle » en peignant en rouge ses logos et slogans sur des façades, en échange de promesses de compensation pour les propriétaires. Cette pratique illustre une forme d’acte post-colonial, réduisant l’identité locale à un arrière-plan pour des marques globalisées. Cette situation a suscité des réactions au sein des populations locales et des créateurs, qui s’est muée en mouvement de résistance. Re-Painting the Red en est une réponse directe. Dans ce projet, Charlie Michael a recouvert une façade peinte par Vodafone avec des symboles Adinkra. Le choix d’utiliser ces symboles dans une disposition qui imitait le logo de Vodafone n’est pas anodin. Cette approche détourne les codes de la publicité de manière subversive. Re-Painting the Red n’est pas seulement un projet graphique ; c’est aussi un acte politique.
En modifiant la façade, Charlie Michael a revendiqué la propriété de l’espace pour les habitants du Ghana. Ce geste appelle à une réflexion sur l’impact des multinationales dans les pays en développement.
En 2015, le Vitra Design Museum Photographie de l’exposition Making Africa — Vitra Design Museum.
a présenté l’exposition Making Africa – A Continent of Contemporary Design, qui visait à mettre en lumière les créations des artistes et designers africains.
Ces dernières années, le design graphique africain a connu une transformation, portée par des créateurs qui cherchent à réinventer l’identité du continent, loin des clichés stéréotypés. L’exposition met en avant le travail de plus de 120 artistes et designers africains. Lorsque les médias parlent du « boom africain », ils se concentrent souvent sur la croissance économique rapide du continent ou sur l’expansion de la classe moyenne. Cependant, une autre évolution a déjà transformé la vie quotidienne de tous les Africains et influence le travail des artistes et des designers.
Actuellement, l’Afrique compte environ 650 millions de téléphones mobiles enregistrés, un chiffre supérieur à celui de l’Europe ou des États-Unis. La plupart de ces appareils ont accès à Internet, créant ainsi une vaste plateforme de communication et d’échanges. Ces liens avec le monde ont permis le changement de perspective qui est au cœur de l’exposition Making Africa – A Continent of Contemporary Design.
Exposition-Making Africa.
L’exposition met en lumière une nouvelle génération de designers qui, en tant que « natifs du numérique », s’adressent à un public international et offrent une nouvelle vision de l’Afrique.
L’exposition se distingue par son processus de développement unique. Pendant deux ans, plusieurs groupes de réflexion et entretiens ont été menés dans plusieurs villes d’Afrique comme Lagos, Dakar, Le Cap, Le Caire et Nairobi. Environ 70 designers, artistes, chercheurs, architectes, galeristes et conservateurs ont été consultés lors de ces différentes sessions. Ce travail a permis de rassembler une ressource de matériel de recherche primaire sur le design africain, enrichissant ainsi l’exposition. Amelie Klein, conservatrice au Vitra Design Museum, a organisé l’événement. Okwui Enwezor, directeur de la Haus der Kunst à Munich et commissaire de la 56ᵉ Biennale de Venise en 2015, a agi en tant que commissaire-conseil.
Parmi les projets présentés, on retrouve Afropolis, une création du designer Pierre-Christophe Gam. Ce dernier incarne la richesse de ses origines diverses : égypto-tchadienne par sa mère, collectionneuse d’art africain, et camerounaise par son père, ancien diplomate français. En tant que photographe, directeur artistique, scénographe, galeriste et designer dans le secteur du luxe, il a collaboré avec des marques comme Kenzo et Martin Margiela. Ses voyages en Asie et en Afrique de l’Ouest nourrissent son inspiration.
Pour mieux illustrer les transformations du continent et fournir des exemples concrets, il a créé Afropolis.
Il s’agit d’un projet artistique et numérique autour d’une ville virtuelle, un monde imaginaire qui mêle traditions africaines et modernité afin d’offrir une nouvelle perspective sur le continent. Ce projet s’inscrit dans un effort plus large. Pierre-Christophe Gam souhaite montrer une Afrique nouvelle, créative et vivante, qui a peu à voir avec les clichés.
Afropolis.
Exposition de l’installation.
Il s’agit d’un espace où les traditions africaines et les influences venant de tous les coins du globe se mélangent, avec des directions spécifiques venant d’Asie et d’Europe. S’appuyant sur son expérience dans l’industrie du luxe et la culture populaire asiatique, il crée un espace où l’Afrique peut s’exprimer librement à travers l’art, le design et la musique. Cette installation numérique et artistique se diffuse à travers des visuels, des films, des illustrations et des directions graphiques qui imaginent une métropole africaine contemporaine et cosmopolite. Dans cet univers, les symboles traditionnels africains sont réinterprétés dans un style coloré et futuriste. Les motifs, les textiles, l’architecture et la culture urbaine africaines se mêlent à des éléments inspirés de la science-fiction et de l’art numérique.
Le résultat est un espace imaginaire où l’Afrique est perçue non pas comme un continent « arriéré », mais comme un lieu d’innovation et de créativité.
Pourquoi Afropolis est-il essentiel à la valorisation du patrimoine africain ? Ce projet propose une nouvelle vision de l’Afrique en dépassant les représentations traditionnelles du continent. En mêlant références culturelles africaines et esthétiques contemporaines, Pierre-Christophe Gam construit un imaginaire où l’Afrique se réapproprie son récit visuel. À travers une fusion entre numérique et tradition, Afropolis illustre une Afrique en pleine renaissance.
En fin de compte, Afropolis est une œuvre d’art numérique qui imagine un avenir dans lequel la culture africaine n’est pas réduite à une simple référence ethnographique, mais occupe une place centrale. C’est un projet qui nous invite à voir l’Afrique différemment, non pas comme un continent à rattraper, mais comme une source d’inspiration et d’avant-garde.
Dans la même approche, d’autres projets ont été lancés pour valoriser le patrimoine africain et proposer de nouvelles initiatives.
On peut évoquer le magazine Ogojiii, lancé par un studio de design danois. Ce magazine est dédié à l’innovation en matière de design en Afrique. Il rassemble les communautés africaines de la mode, de l’architecture, de l’artisanat et du design numérique, agissant comme un catalyseur de l’innovation sur le continent. Le magazine est reconnu pour sa qualité, tant sur le fond que sur la forme. Il ouvre de nouvelles perspectives et offre une plateforme aux créateurs afro-descendants pour présenter et partager leur travail.
Ogojiii.
La démocratisation et la vulgarisation du concept de « décolonisation » dans le monde du design, portées par des ouvrages et des études menées par de grandes figures telles que Dori Tunstall, Anoushka Khandwala, Ramon Tejada et Kelly Walters, ont permis l’émergence de nouveaux projets dans la continuité des premières initiatives apparues dans les années 2000.
Cette prise de conscience a ouvert la voie à une nouvelle génération de designers engagés, qui consacrent leur travail à la création d’un design plus inclusif et ancré dans des perspectives décoloniales. Charlotte Attal est une designer·euse graphique qui s’inscrit dans une démarche de décolonisation du design, explorant les intersections entre design, histoire et cultures marginalisées dans le cadre de ses recherches. À travers ses projets, elle utilise le design comme un outil de réécriture des récits et de mise en lumière de perspectives souvent négligées. Parmi ses travaux les plus marquants, on peut citer Kitaba, un projet pédagogique sur les écritures marginalisées, en arabe phonétique Kitaba signifie écriture. Le contexte de ce projet résulte d’une envie de valoriser le plurilinguisme au sein des écoles et d’explorer sans tabou la notion de langue d’origine. Dans la même démarche, Tras Kréyol, dont l’objectif est de valoriser les langues créoles à travers le design graphique. Développé d’abord en Martinique avec des élèves créant des îles imaginaires et leurs récits en créole, il s’est poursuivi en Guadeloupe avec un workshop d’affiches sérigraphiées explorant l’écriture créole. Enfin, à La Réunion, il s’est décliné sous la forme d’un projet d’affiches autour des sirandanes, des devinettes créoles, impliquant des enfants dans la mise en image de leur patrimoine linguistique. Ce projet démontre le rôle du design comme outil de transmission et de réappropriation culturelle.
Si la réappropriation de l’héritage culturel et visuel est une première lutte, certains designers vont plus loin et font du design un véritable outil de transformation sociale et politique.
Ils s’investissent activement dans des luttes sociales, utilisant leur pratique comme un levier pour amplifier des voix marginalisées, critiquer les systèmes oppressifs et promouvoir la justice sociale. Les récits oublient bien trop souvent de nombreux designers noirs qui ont contribué de manière significative à la discipline. Malheureusement, ils reçoivent rarement de reconnaissance, tandis qu’aujourd’hui, plus que jamais, l’inclusion et l’égalité sont dans l’esprit de beaucoup de gens. Il est important que l’histoire du design fasse une place à ces créateurs. Un nouveau récit inclusif permettrait de brosser un tableau un peu plus complet du design.
Affiche « Je ne veux pas épouser votre fille » (1970).Parmi ces figures majeures, certaines ont su imposer leur vision en repensant les codes du design, à la fois comme un moyen d’expression et comme un acte politique. Archie Boston, par exemple, a utilisé le design graphique comme un outil de provocation et de sensibilisation, notamment avec son affiche « Je ne veux pas épouser votre fille » (1970), qui dénonçait les préjugés raciaux dans le domaine.
Archie Boston : Identité visuelle-Pentel.
Il a également contribué à l’identité visuelle de marques comme Pentel, illustrant ainsi un travail qui dépasse l’activisme graphique.
Gail Anderson : Couverture du magasine Rolling Stone. Gail Anderson, quant à elle, a marqué la presse culturelle et musicale à travers son travail chez Rolling Stone, réinventant la représentation de ces disciplines.
Aaron Douglas : La Trompette de Dieu de James Weldon Johnson Aaron Douglas, figure de la Renaissance de Harlem, a combiné cubisme et art africain dans ses œuvres, telles que La Trompette de Dieu de James Weldon Johnson et la conception des fresques de la Bibliothèque Schomburg. Enfin, E. Simms Campbell, premier illustrateur noir publié aux États-Unis, il a ouvert la voie aux artistes noirs dans le domaine de l’illustration de presse, notamment à travers ses collaborations avec Esquire, The New Yorker et Ebony.
Pour comprendre l’histoire du design noir, son évolution doit être comprise dans le contexte socio-politique qui a marqué l’apparition des designers noirs les plus influents.
Les années 1920 représentent un tournant important dans l’art afro-américain ainsi que dans le design graphique. Une explosion culturelle et intellectuelle, la Renaissance de Harlem représente un moment charnière dans lequel la communauté noire des États-Unis trouve sa voix dans la littérature, la musique et les arts visuels. Le jazz est omniprésent durant cette période et impacte de nombreuses formes artistiques, le design graphique y compris. Avec la musique jazz syncopée comme toile de fond, le design afro-américain de l’époque se caractérise graphiquement par de fortes compositions rythmées, par des couleurs vives et des motifs influencés par une forte empreinte africaine. Cette nouvelle esthétique cherche à se détacher des représentations racialisées qui lui sont dictées par une culture majoritairement blanche, et à revisiter l’identité noire dans de nouvelles perspectives.
Aaron Douglas, souvent considéré comme le pionnier du design graphique afro-américain, est l’un des artistes qui a illustré cette révolution. S’inspirant de l’art africain et du cubisme, il développe un style singulier et unique intégrant des silhouettes stylisées, des formes géométriques et une iconographie tirée directement de la culture africaine. Ses dessins pour des revues à destination du public afro-américain, tels que The Crisis, cherchent à déconstruire les clichés et à démontrer une présence raffinée des Afro-Américains. Son impact se décline à travers plusieurs domaines de conception passant du design éditorial à l’illustration.
Par conséquent, le design noir des années 1920 se transforme en outil d’affirmation, un moyen de réclamer une position et une histoire. Au cours des trois décennies suivantes, cette lutte sociale s’intensifie, en particulier avec l’apparition du mouvement pour les droits civiques. La montée du nationalisme culturel noir dans les années 1960–1970 marque l’affirmation d’un mouvement identitaire qui dépasse la question des droits civiques. Il s’agit d’une période de réappropriation radicale des esthétiques africaines. Le design graphique, dans ce contexte, devient un instrument de lutte et un moyen de protestation politique.
C’est alors qu’Emory Douglas se distingue et s’impose comme une référence dans le design militant, en tant que ministre de la culture des Black Panthers16.
La Renaissance de Harlem (années 1920–1930) est un mouvement culturel, artistique et intellectuel qui a émergé dans le quartier de Harlem à New York. Il marque une période d’effervescence où les artistes, écrivains, musiciens et intellectuels afro-américains revendiquent une identité culturelle propre et s’émancipent des représentations racistes dominantes. Emory Douglas crée des affiches et des illustrations qui dénoncent les injustices raciales, l’abus policier et l’exploitation économique des zones habitées par les Noirs.
Affiche du film Do The Right Thing, réalisée par Art Sims, 1989.
Affiche du film Mo’ Better Blues, réalisée par Art Sims, 1990.
En effet, le contenu publié dans The Black Panther adopte une approche radicale : des contrastes marqués, des visuels percutants et des compositions tirées directement des structures de propagande. Ses images ne sont pas simplement décoratives : elles constituent des outils au profit de la révolution. Le travail d’Emory Douglas dépasse les concepts de son époque. Son travail reste une source d’inspiration pour de nombreux designers engagés aujourd’hui, qui utilisent leur pratique pour défendre leurs convictions.
Les années 1990 marquent une nouvelle ère dans l’évolution du design graphique noir. Avec l’éclosion du hip-hop et du cinéma afro-américain, le design graphique s’impose comme une forme d’affirmation culturelle. Dans un contexte où la représentation de ces minorités dans les médias reste encore stigmatisante, un collectif de créateurs utilise l’impact des images pour redéfinir le paysage visuel de la culture urbaine et populaire. Art Sims, connu sous le nom de The Movie Man, compte parmi les figures emblématiques de cette période. Originaire de Detroit, il devient un pilier majeur dans le design graphique dédié au divertissement. Il est surtout connu pour ses affiches de films, comme celle de Do The Right Thing de Spike Lee et de Mo’ Better Blues.
Par le biais de ces différents projets, Sims intègre une esthétique inspirée des influences du hip-hop : une variété de polices de caractères, des couleurs vives, l’incorporation de graffitis et d’éléments graphiques urbains. Cette approche donne une nouvelle manière de percevoir les films noirs et participe à donner à la culture hip-hop une identité forte et claire.
Sims ne se limite pas à la conception d’affiches : il participe de manière proactive à l’élaboration d’un vocabulaire propre à une génération, un vocabulaire qui trouve également sa place dans les domaines de la mode, de la publicité et du numérique.
« Il est important que les jeunes designers aient des modèles de leur soi-disant ethnie. Cela leur donne le sentiment que “s’il peut devenir ceci, je peux aussi”. »
Affiche de l’initiative As, Not For, un projet dédié aux designers noirs.
Des initiatives comme As, Not For : Dethroning Our Absolutes voient le jour dans cette même perspective : valoriser l’héritage des graphistes noirs qui ont construit l’histoire. En étudiant des artistes comme Cey Adams, LeRoy Winbush, Silas Munro et Dian Holton, il apparaît clairement que ces designers ne se limitent pas à créer et à concevoir mais réinventent les normes du design, remettent en question ces standards et plaident pour une représentation plus juste.
L’exposition As, Not For ne se contente pas de valoriser les designers afro-américains méconnus; elle remet en question les récits dominants du design graphique et les mécanismes d’exclusion qui en découlent.
En mettant en lumière plusieurs créateurs dont Cey Adams, qui occupe le poste de directeur artistique chez Def Jam Recordings, il a contribué à façonné l’identité graphique du hip-hop à travers ses créations de logos et d’albums pour des artistes tels que Run DMC, Beastie Boys, LL Cool J et Jay-Z. Son travail a permis d’institutionnaliser une culture marginalisée, en lui apportant une reconnaissance comparable à celle des majors.
« Le hip-hop est une culture, une manière de voir le monde et de l’interpréter visuellement. Mon travail n’a jamais été de simplement créer une image, mais de raconter une histoire fidèle à l’esprit de cette musique. »17
Son style qui combine graffiti, collage et typographie s’inspire de l’héritage du street art et des affiches de contestation.
« Nous devions tout créer nous-mêmes, avec peu de moyens. C’était du design par nécessité, mais cette urgence a donné naissance à une identité visuelle puissante et authentique. »18
Actuellement, son influence se manifeste dans le détournement de logos et le style urbain, désormais adoptés par des marques comme Supreme et Off-White.
LeRoy Winbush figure parmi les premiers designers afro-américains à atteindre un poste dirigeant dans le domaine du graphisme, ayant travaillé avec des marques telles qu’Ebony, Jet, 7-Up et Union Carbide, à une période où les créateurs noirs étaient écartés des agences majeures, il a tracé la voie en fusionnant le design éditorial avec l’identité de marque d’entreprise.
« L’objectif n’était pas seulement d’être visible, mais de montrer que nous pouvions influencer le marché à travers des codes graphiques universels. ».
Cela montre que les designers noirs n’ont pas à se limiter à une esthétique propre à leur communauté, mais peuvent imprimer leur marque dans tous les secteurs du design graphique. Silas Munro, designer et fondateur de Polymode, explore le design comme outil de réappropriation culturelle. Il questionne les dynamiques coloniales du graphisme, en développant des typographies et mises en page inspirées des alphabets africains et récits diasporiques.
« Le design graphique est un espace de tension entre tradition et innovation. Nous devons déconstruire l’héritage colonial des typographies classiques et proposer de nouvelles formes qui résonnent avec nos identités. »19
Son travail s’inscrit dans la lignée des recherches de W.E.B. DuBois, qui utilisait déjà l’infographie pour documenter la condition des Afro-Américains au XXe siècle.
Dian Holton milite pour une meilleure représentation des designers noirs à travers des initiatives comme People of Craft, qui documente et valorise les créateur·rices sous-représenté·es.
« La diversité dans le design n’est pas une question d’esthétique, c’est une question d’équité. Si nous ne nous battons pas pour être visibles, personne ne le fera à notre place. »20
Elle s’inscrit dans une tendance de cartographie et d’archivage du design noir, visant à éviter que leurs contributions ne disparaissent des récits dominants. En créant un réseau international, elle met en lumière de nouveaux talents et réhabilite les figures historiques oubliées.
Bien que l’obtention des droits civiques aux États-Unis représente une avancée significative, ces acquis demeurent fragiles. L’ascension du mouvement Black Lives Matter et la persistance des discriminations raciales ont ravivé les luttes sociales, soulignant ainsi l’importance du design en tant qu’outil d’engagement. De nos jours, de nouvelles personnalités se distinguent, faisant entendre les voix militantes à travers leurs créations et en inscrivant le graphisme dans une dynamique d’engagement toujours plus forte.
Plusieurs designers et illustrateurs ont utilisé leur pratique pour interpeller, mobiliser et rendre visibles les injustices sociales. Dans le cadre de Black Lives Matter, des pratiques ont évolué pour s’adapter à un militantisme de terrain mais aussi au numérique. On retrouve dans le mouvement Black Lives Matter des codes graphiques issus des luttes pour les droits civiques des années 1960. Toutefois, le mouvement a su se renouveler dans son esthétique militante, notamment en investissant l’espace numérique. Certains créateurs ont aussi fait de la typographie un langage de résistance, d’autres ont réinventé les supports de protestation à travers le collage, l’illustration ou encore l’hybridation de plusieurs styles.
Tré Seals, fondateur de la fonderie vocal type co, est l’un des designers ayant directement engagé son travail dans le prolongement du mouvement. Il a développé des polices de caractère inspirées des pancartes du mouvement des droits civiques afin de rappeler que chaque période de contestation est liée à des histoires de lutte préexistantes. Il s’est inspiré particulièrement des affiches des grèves des éboueurs de Memphis en 1968 qui utilisaient une police de caractères en capitale massive, condensée et sans empattement. La dimension mémorielle de son travail, se double d’un effort d’accessibilité, puisque les polices de caractères sont mises à disposition de tous les créateurs militants. Son approche témoigne d’une volonté de transmission culturelle, à travers des mouvements de résistance.
Dans la même optique, Don Lee a développé une police de caractères basée sur les lettres peintes à la main sur les fresques Black Lives Matter apparues dans plusieurs villes américaines. Après 2020, l’idée était de numériser cet héritage visuel, pour permettre aux activistes designers de réutiliser cette identité graphique dans différents supports, passant du numérique aux impressions papier. La police s’intitule « Black Lives Matter » : https://
Black Lives Matter Font _ Don Lee.
Un des aspects les plus importants du graphisme militant est la création d’une identité visuelle, reconnaissable et cohérente. C’est dans cette optique que le « Design action collective » a conçu l’identité visuelle officielle du mouvement de 2023, en utilisant une police de caractère, sans empattement, en capitales, avec un fort contraste noir et jaune.
Logo BLM – 2023 — Design action collective.
Le logo est rapidement devenu une icône graphique identifiable, utilisée sur des pancartes et des sites Web. Le but était de créer une standardisation visuelle pour que le mouvement s’inscrive dans un cadre identifiable et que le message soit davantage impactant.
Avec la montée du militantisme en ligne, certains designers illustrateurs adaptent leurs pratiques pour travailler uniquement dans une approche des réseaux. Shirien Creates, par exemple, a marqué les esprits en réalisant des portraits illustrés des victimes de violences policières comme George Floyd et Breonna Tyler. Contrairement aux affiches militantes que l’on a l’habitude de voir, son travail adopte une esthétique plus colorée, dans le but d’humaniser les figures victimes d’injustices. D’un point de vue graphique, les illustrations sont réalisées dans des tons pastels contrastant avec la brutalité des faits dénoncés et elle met en avant les visages et les noms pour souligner l’individualité des personnes.
L’usage du design graphique dans le mouvement Black Lives Matter démontre à quel point les images et les typographies sont des outils puissants de lutte. À travers la mémoire typographique, la construction d’identités visuelles fortes, l’activisme numérique et les initiatives collaboratives, ces designers ont contribué à ancrer BLM dans un héritage graphique accessible. Leur travail s’inscrit dans une longue tradition de graphisme engagé, tout en adaptant les nouvelles dynamiques de diffusion numérique et de co-création. En créant des ponts entre l’histoire des luttes et les nouvelles formes de mobilisation, le design devient un acteur du changement social.
Après avoir exploré l’impact du design militant, il est essentiel d’analyser les conditions actuelles des designers afro-descendants dans le milieu du graphisme. Malgré leur contribution indéniable, ils font face à des obstacles structurels, limitant leurs opportunités et leur visibilité.
Dans Black, Brown + Latinx Design Educators: Conversations on Design and Race, Kelly Walters met en lumière cette sous-représentation :
les designers noirs ne représentant que 3 à 5 % de la profession aux États-Unis.
Le premier obstacle réside dans l’accès aux écoles d’art et de design, historiquement pensées pour un public blanc. L’absence d’enseignants noirs et de références non occidentales crée un sentiment d’exclusion, empêchant les jeunes designers noirs de se projeter dans ce milieu.
Walters cite un étudiant qui témoigne :
« Lorsque je suis arrivé à l’université, aucun des designers que nous étudiions ne me ressemblait. J’avais l’impression d’être un intrus. »
Ce manque de diversité entrave aussi l’accès aux réseaux professionnels, essentiels à l’intégration. Même lorsqu’ils y parviennent, ces créateurs sont souvent cantonnés à des projets liés à leur culture, au lieu d’accéder à des commandes grand public.
Silas Munro critique cette assignation systématique :
« Trop souvent, les designers noirs ne sont sollicités que pour travailler sur des projets qui concernent leur propre communauté, et non pour des projets mainstream. »
L’embauche discriminante est un autre frein majeur. Walters révèle que les grandes agences privilégient des designers issus de parcours similaires à ceux de la direction (majoritairement blancs), renforçant un biais d’exclusion inconscient. Un designer noir témoigne :
« Mon portfolio était jugé intéressant, mais seulement pour des projets ‘de niche’ destinés à un public afro-américain. Pourtant, mon travail était universel. »
Un autre problème fondamental est l’absence d’archives et de documentation sur les designers noirs. Walters parle d’un « cycle d’invisibilisation », où leurs contributions ne sont ni enseignées, ni exposées, ni conservées, ce qui efface progressivement leur place dans l’histoire du design. Contrairement aux figures modernistes comme Paul Rand ou Josef Müller-Brockmann, largement étudiées et archivées, les designers noirs voient leurs œuvres dispersées et ignorées, créant un cercle vicieux où le manque de références renforce leur marginalisation.
Face à ces défis, des initiatives émergent pour briser cette exclusion.
Walters met en avant des projets comme People of Craft, une plateforme répertoriant des designers issus de minorités.
L’enjeu principal reste l’institutionnalisation de ces créateurs dans les récits du design graphique.
« Nous devons cesser de voir l’inclusion comme un effort supplémentaire et la considérer comme une nécessité absolue pour comprendre pleinement l’histoire et l’évolution du design graphique. » – Kelly Walters
L’avenir du design passe par une réévaluation de ses modèles et de son enseignement afin que les designers afro-descendants puissent pleinement exercer leur créativité, sans être réduits à des rôles secondaires ou folklorisés.
Pour finir, je vais analyser les différences de dynamiques entre les États-Unis et l’Europe sur ces questions.
Aux États-Unis, la question de la diversité dans le design graphique est discutée depuis plusieurs décennies, en partie grâce aux mouvements sociaux comme le Civil Rights Movement et Black Lives Matter, qui ont accéléré l’inclusion des designers afro-descendants. Des structures influentes comme l’AIGA (American Institute of Graphic Arts) ont intégré ces enjeux à leurs programmes et organisent régulièrement des expositions et conférences sur la représentation dans le design. Des écoles comme le Maryland Institute College of Art enseignent désormais des figures telles qu’Emory Douglas ou Cey Adams, et des plateformes comme People of Craft, qui répertorie et valorise les designers issus de minorités, renforçant leur visibilité et leur accès aux opportunités.
En revanche, en Europe et particulièrement en France, le design
graphique a longtemps été perçu comme un champ « neutre », éloigné des
problématiques raciales et sociales. Cet aveuglement découle d’une
tradition académique centrée sur les références occidentales et
modernistes (Bauhaus, Style suisse…), où les contributions des
designers noirs sont rarement étudiées ou archivées. Contrairement aux
États-Unis, il n’existe pas d’équivalent à l’AIGA pour soutenir ces
créateurs, et les écoles d’art restent peu enclines à intégrer des
références hors du canon dominant.
Les designers noirs y sont donc largement absents des manuels, des expositions et
des récits historiques du design.
Même lorsqu’ils parviennent à s’imposer dans le milieu, ils se retrouvent souvent confinés à des projets en lien avec leur propre culture, au lieu de participer à des campagnes grand public. Comme l’explique Silas Munro, designer engagé dans la décolonisation du design :
« Trop souvent, les designers noirs ne sont sollicités que pour travailler sur des projets qui concernent leur propre communauté, et non pour des projets mainstream où ils pourraient exprimer pleinement leur créativité. »
Ce cloisonnement limite leur progression et perpétue une dynamique d’exclusion professionnelle.
Malgré ces freins, certaines initiatives commencent à émerger en Europe, bien que marginales. Le programme Europe Créative, soutenu par la Commission Européenne, finance des projets culturels favorisant la diversité. L’EuroFabrique Design Camp, organisé à Chaumont, explore les identités graphiques et intègre des créateurs issus de cultures variées. Des créateurs comme Johanna Makabi (France) ou Mawena Yehouessi (Bénin-France) développent des travaux qui questionnent ces inégalités. Toutefois, les efforts restent dispersés et n’ont pas encore atteint une reconnaissance institutionnelle comparable aux États-Unis.
L’Europe amorce donc une réflexion tardive sur ces enjeux. Pour combler ce retard, il est nécessaire de créer des structures de soutien, d’intégrer ces récits dans l’enseignement et d’archiver le travail des designers afro-descendants afin de sortir du cycle d’invisibilisation qui les relègue à la marge du design graphique mondial. L’histoire du design graphique a longtemps ignoré les contributions des créateurs afro-descendants, les cantonnant à des récits marginaux. Pourtant, leur travail, qu’il soit militant, culturel ou esthétique, a profondément influencé l’évolution du graphisme. Des figures comme Emory Douglas, Cey Adams et Tré Seals, ont démontré que le design peut être un outil de contestation, de réappropriation et d’affirmation identitaire. Si les États-Unis ont amorcé cette reconnaissance, l’Europe, et en particulier la France, restent en retard. L’absence de structures dédiées, de visibilité académique et d’opportunités professionnelles continue d’exclure de nombreux designers noirs des récits dominants. Pourtant, des initiatives comme People of Craft ouvrent la voie à une intégration plus équitable.
À travers cet écrit, nous avons retracé un parcours historique et soulevé des problématiques essentielles pour nous, personnes racisées, dans un univers où notre place a longtemps été invisibilisée. C’est aussi, pour moi, une manière de mettre en lumière ces créateurs et de leur rendre hommage, tout en affirmant que le design graphique ne peut se limiter à une seule perspective dominante. Loin d’être un simple effort d’inclusion, la reconnaissance des designers afro-descendants doit s’inscrire dans un changement systémique. Cela passe par l’archivage de leurs contributions, l’intégration de leurs références dans l’enseignement, et une refonte des standards graphiques. Le design graphique façonne nos perceptions. Pour qu’il reflète réellement la diversité du monde, il doit s’émanciper d’une vision eurocentrée et reconnaître la richesse des cultures qui l’ont toujours influencé.
Finalement, reconnaître et intégrer ces perspectives ne bénéficiera pas seulement aux designers afro-descendants, mais enrichira l’ensemble de la discipline en la rendant plus inclusive et plus juste. C’est en déconstruisant les récits dominants que nous pourrons construire un design à l’image du monde : multiple, pluriel et porteur d’histoires.
« L’inclusion ne doit pas être un effort ponctuel, mais une nécessité absolue pour comprendre l’histoire du design. »
— Kelly Walters, Black, Brown + Latinx Design Educators, 2022.
WALTERS, Kelly. Black, Brown + Latinx Design Educators: Conversations on Design and Race. 2021.
BERRY, Anne H.. The Black Experience in Design: Identity, Expression & Reflection. Allworth Press, 2022.
TUNSTALL, Elizabeth Dori. Decolonizing Design. MIT Press, 2020.
JENNINGS, Eric. Illusions d’empires : la propagande coloniale et anticoloniale à l’affiche. Éditions les échappées, 2016.
Collectif Decolonising Design. Decolonising Design. 2023. Disponible sur : https://
Grapheine. L’Afrique et le design. 2022. Disponible sur : https://
Growfox. Is Graphic Design Too White?. 2023. Disponible sur : https://
Kale & Flax. Influences du design noir. 2024. Disponible sur : https://
Design Enquiry. Exploring Racism Within Design. 2023. Disponible sur : https://
American Institute of Graphic Arts. Eye on Design. 2023. Disponible sur : https://
Mémo DG. Mémo – Design Graphique. 2025. Disponible sur : https://
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Je remercie Alexandra Aïn pour son suivi ainsi que pour les références et les pistes de réflexion qui m’ont été apportées. Ces références m’ont non seulement aidé à structurer mon document, mais également à enrichir ma culture. Grâce à ces différentes lectures, j’ai pu approfondir des notions qui ont nourri mes réflexions durant l’écriture de ce document.
Je remercie également Julien Bidoré pour les références, qui m’ont permis de recueillir des témoignages et de mieux saisir l’importance de certains concepts.
Et enfin, un immense merci à mon entourage, qui a été mon principal soutien tout au long de cette rédaction. Leur présence, leurs relectures et leurs encouragements ont été essentiels pour mener ce projet à bien. Ce document n’est pas seulement un travail de rédaction, mais aussi une démarche personnelle qui s’inscrit dans mes convictions et qui me semblait nécessaire.
Relatif, propre à des personnes qui descendent de parents ou d’ancêtres d’origine africaine/D’ascendance africaine.-Usito dictionnaire / Larousse ↩︎
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, UNESCO, 1952. ↩︎
Decolonising Design est une plateforme collective réunissant chercheurs, praticiens et universitaires qui interrogent les cadres dominants du design, en remettant en question ses modes de production et de validation des savoirs. ↩︎
Saki Mafundikwa : designer, enseignant et cinéaste originaire du Zimbabwe, utilise le design comme un moyen de transmettre la culture africaine. ↩︎
Ramon Tejada : Designer et éducateur dominicano-américain, il développe une pratique hybride du graphisme fondée sur la collaboration, l’inclusion et l’exploration critique du design. ↩︎
Amy Suo Wu: est une artiste et designer qui explore les liens entre texte et textile, ainsi que la transmission et la résistance par le design. ↩︎
Anoushka Khandwala : Designer, écrivaine et enseignante, elle explore les implications coloniales du design et publie dans AIGA Eye on Design, Elephant et Creative Review. ↩︎
Design to Divest est un collectif fondé par Van Newman pour déconstruire le racisme structurel et recentrer les designers noirs dans l’industrie du design. ↩︎
Bauhaus : École d’arts appliqués fondée en 1919 à Weimar par Walter Gropius, devenue un mouvement influençant l’architecture, le design et les arts, avec une approche moderniste et fonctionnelle. ↩︎
Herbert Bayer (1900–1985) : Typographe, photographe, designer, peintre, architecte et sculpteur d’origine autrichienne, naturalisé américain. ↩︎
Nida Abdullah : Chercheuse, éducatrice et créatrice interdisciplinaire, elle explore le design textile et les arts de la fibre à travers le gota, en interrogeant l’héritage des pratiques artisanales. Elle coédite Through Witnessing et contribue à repenser la pédagogie du design avec Post-Radical Pedagogy. ↩︎
Kelly Walters : Designer, chercheuse et professeure à Parsons, elle explore l’impact du colonialisme sur le design. Auteure de Black, Brown + Latinx Design Educators. ↩︎
Le Zimbabwe Institute of Vigital Arts (ZIVA) est une école de design et de nouveaux médias fondée en 1999 à Harare par Saki Mafundikwa, offrant une formation en arts visuels numériques. ↩︎
un phonème est la plus petite unité sonore d’une langue parlée ↩︎
Re-Painting the Red (2009) de Charlie Michael détourne les codes publicitaires en recouvrant des façades peintes par Vodafone avec des symboles Adinkra, dénonçant la privatisation de l’espace public au Ghana. ↩︎
Le Black Panther Party (BPP), fondé en 1966, est un mouvement militant afro-américain prônant l’autodéfense armée, menant à des affrontements violents. Malgré ses actions sociales, il reste controversé. Son graphisme, porté par Emory Douglas, a marqué le design militant. ↩︎
Cey Adams, Complex, 2018 ↩︎
Cey Adams, Design Matters Podcast, 2020 ↩︎
Silas Munro, AIGA, 2021 ↩︎
Dian Holton, Adobe Max, 2022 ↩︎