Introduction

Depuis plus d’une dizaine d’années, j’utilise Ubuntu sur mon ordinateur personnel. C’est un système d’exploitation open source basé sur GNU/Linux. Ce type de système d’exploitation induit fortement l’utilisation de logiciels libres par l’utilisateur·ice. La communauté mondiale du logiciel libre est composée de dévellopeur·euse·s, d’informaticien·ne·s, d’artistes, d’utilisateur·ice·s actif·ves ou non. Selon la définition de Richard Stallman, le père du mouvement des logiciels libres, ce terme « ne fait pas référence à la gratuité ; le mot libre signifie que les utilisateurs sont libres d’utiliser le programme, d’étudier son code source, de le modifier, et de le redistribuer avec ou sans modification, gratuitement ou contre paiement. »1 Le libre se différencie de l’open source, qui est une méthode de développement et de diffusion du code plus technique dans son approche, par sa volonté militante et sociale.

Mon choix est motivé par le rejet des systèmes d’exploitations propriétaires édités par les sociétés Microsoft et Apple ainsi que des logiciels qui en découlent. Je ne souhaite pas être sous l’emprise financière et la dépendance de technologies d’une société capitaliste ainsi que de ses logiques d’obsolescence programmée.2

Pourtant, l’utilisation d’un système Linux et des logiciels libres en général est perçue comme une contrainte, car soit disant difficile à installer et à utiliser. Que ce soit avec des ami·es, des collègues ou des camarades, j’ai toujours senti qu’i·els avaient peur de l’utilisation de linux et des logiciels libres, comme si je faisais partie d’une minorité de hackers, au sens très commun et péjoratif du terme. Quelques soient les milieux éducatifs ou les professions, les besoins en termes de logiciels sont comparables ; naviguer sur internet, éditer des textes, des images, du son, de la vidéo ou des données brutes. Il existe une multitude de logiciels propriétaires standards efficaces et payants mais leurs équivalents existent aussi gratuitement en logiciels libres. Aussi bien pour mes besoins personnels que pour rendre des projets lors de mon « parcours  scolaire » (depuis le collège), j’ai utilisé des logiciels libres. Cela ne m’a pas empêché de produire un résultat correspondant aux attentes pédagogiques.

Aujourd’hui étudiant en école d’art et de design, mon activité demande particulièrement en design graphique, une utilisation considérable de l’ordinateur pour le webdesign, la PAO, le motion design, le montage vidéo à un moment ou à un autre du processus de création. Pour permettre de satisfaire ces besoins numériques, la suite logicielle de la société Adobe propose une multitude d’outils propriétaires destinés aux designers graphiques, étudiant·es ou professionnel·les. Partant du principe qu’en tant qu’étudiant j’ai peu de moyens, il m’est difficilement envisageable de financer une licence adobe pour mon ordinateur personnel. (De toute façon, la suite adobe n’est pas dévelloppée pour Linux, ce qui rend l’argument économique caduque pour ma part).

Malgré cela, la plupart des professeur·es intervenant·es dans l’école (et les écoles en général) me forment techniquement et me proposent de travailler pour des projets nécessitant l’utilisation de logiciels Adobe.

J’ai bien conscience que l’enjeu d’une école d’art et de design est de permettre aux étudiant·es de vivre de leur activité professionnelle. Les possibilités liées au monde professionnel classique sont actuellement inenvisageables sans la suite Adobe. Il est compréhensible que les intervenant·es et professeur·es souhaitent nous donner les « clés » qu’i·els ont acquis au long de leurs parcours personnels pour mieux nous permettre d’appréhender un travail de commande par exemple.

Le monopole des logiciels de la société Adobe est incompatible avec les enjeux de créativité et d’inclusivité d’une école d’art et de design graphique publique.


Nous verrons comment les logiciels de la société Adobe sont devenus des standards pour les designers graphiques, à travers une politique commerciale offensive menée depuis 30 ans et notamment dans le secteur de l’éducation. Nous verrons, notamment d’après mon expérience personnelle, que le mouvement du libre est plus enviable pour tous·tes afin de créer et étudier en école d’art et de design.

Définissons d’abord ce que sont pour moi la créativité3 et l’inclusivité4 :



-La créativité, en art ou en design est une forme de capacité propre à exprimer une idée graphique neuve ou originale et à mobiliser ses capacités en les faisant coexister. Quelque soit le médium de transformation, sa source est propre à chaque individu.
-L’inclusivité est la volonté sociale d’intégration de toute personne au collectif ou à la collective, sans distinction aucune, pour la durée qu’i·el souhaite et avec l’investissement qu’i·el désire.


Monopole de la société Adobe

L’histoire d’Adobe, établissement d’un monopole depuis les années 1990.

Revenons d’abord sur la société Américaine Adobe Inc, fondée par John Warnock et Charles Geschke en 1982. Cette société a commencé a éditer des logiciels d’impression, de mise en page et de graphisme pour aujourd’hui proposer une suite complète de PAO, de montage vidéo, de compositing, de retouche photo etc. Comme le précise Kevin Donnot dans Code = Design, « ces outils sont exemplaires et la majorité des designers s’en satisfait très bien ». Personnellement je ne m’en satisfait pas car je n’ai jamais eu envie de les utiliser, trouvant de mon côté des alternatives libres.

Je parle bien d’alternatives puisque la majorité des designers travaille avec Adobe et a été formée en utilisant Adobe. Ce monopole n’est pas récent en vue de l’histoire des logiciels commerciaux. Quand nous naviguons sur le site de Adobe, nous sommes confrontés à un discours très prometteur quant aux produits vendus  comme « créer des produits innovants qui changent le monde ». En vérité, la politique de la société Adobe est globalement basée sur le rachat de licences existantes et de leur amélioration. Il est bien souvent question d’innovations et non d’inventions, mise à part pour PostScript en 1982 et Illustrator en 1988 qui est le premier à permettre la manipulation d’image vectorielle avec des courbes de Bézier. Adobe change le monde par sa vision marchande d’expension, en rachetant ses concurrents. En 1994, il rachète Aldus Corporation qui est son principal concurrent et monopolise ainsi le secteur de la mise en page et du dessin 2D. Adobe est interdit de tout rachat d’une entreprise par la commission fédérale du commerce des États-Unis pendant 10 ans. Dès 2005 et jusqu’à aujourd’hui, Adobe s’est relancé dans le rachat de plus d’une dizaine d’entreprises à coups de milliards de dollards. La société tente par exemple de racheter en 2020 l’éditeur Figma mais la transaction est alors refusée par la commission de régulation du commerce britannique, afin de maintenir la concurrence entre les logiciels d’édition d’image et de mise en page.

Offre commerciale d’Adobe, la main mise dans le secteur de l’éducation.

Aujourd’hui, Adobe s’est imposée dans le monde avec plus de 303 millions d’utilisateur·ice·s recensé·es en 2022. Ce monopole ou cette « monoculture de logiciels » concerne les entreprises sans étonnement mais également le milieu éducatif où Adobe s’est aussi imposée pour devenir le standard de l’apprentissage : ainsi nous pouvons lire sur le site de Adobe« De la communauté étudiante aux spécialistes de la création en passant par les petites entreprises et les multinationales, notre clientèle utilise les produits Adobe pour laisser libre cours à sa créativité, améliorer la productivité et dynamiser les activités digitales  […]  Adobe fournit tout le nécessaire aux établissements et aux élèves . » Ici Adobe propose de nous donner les outils qui pourront laisser libre cours à notre créativité. Cela induit que l’utilisateur·ice ne peut manifester sa capacité propre à exprimer une idée graphique neuve ou originale qu’en utilisant un logiciel Adobe. À travers cette prétention, Adobe s’accapare une sorte de « monopole de la créativité » en se donnant la place de la seule proposition d’outils viables pour être un bon créateur·ice de contenu. D’ailleurs le modèle commercial d’Adobe pour les particuliers, les entreprises ou les écoles est basé sur un abonnement à l’arborescence de logiciels nommé « Creative Cloud . »

Nous pouvons lire sur le site5 « Adobe Creative Cloud aide les élèves à développer les compétences requises dans l’enseignement secondaire et supérieur, puis dans le monde du travail moderne. […] leur épanouissement et leur réussite professionnelle. » Adobe se veut le garant de notre réussite professionnelle et s’assure au plus tôt de notre cursus notre dépendance à ses produits.

Depuis 2013, les utilisateur·ices ne font que louer le logiciel mensuellement ou annuellement. Finie est l’époque du CD-Rom d’installation avec un manuel papier, qui octroyait une licence perpetuelle et qui donnait l’impression que l’on possédait sa propre copie du logiciel. Adobe propose des abonnements spécifiques pour les étudiant·es et les enseignant·es. Les 20 applications sont disponibles pour 20 euros par mois ou 232 euros par an.

Capture écran du site Adobe et ses offres d’abonnements pour les étudiants et enseignants

L’offre s’applique également aux structures comme les écoles ou universités et s’adapte aux nombres d’utilisateur·ice·s, à la taille des structures…Pour le cas des écoles publiques il est assez probable que la licence en postes partagés soit globalement utilisée. À l’École Supérieure d’Art et de Design des Pyrénées, nous utilisons le même compte sur une vingtaine de poste à priori (des postes Apple Macintosh, mais là il s’agit d’un autre monopole sur lequel on ne s’étendra pas !). Ces postes sont à disposition des étudiant·es gratuitement dans les locaux de l’école. Cette mise à disposition gratuite de ces logiciels commerciaux est selon moi problématique, sous couvert d’une forme d’inclusivité aux personnes n’ayant pas les moyens de payer la suite Adobe, l’école est plus ou moins complice de la dépendance aux logiciels Adobe pour la suite du cursus des étudiant·es.

Capture écran du site Adobe et ses offres d’abonnements pour les écoles et universités.

Nous le voyons ici, Adobe s’adapte à tout le monde et propose des offres plus intéressantes comparativement à l’offre dédiée aux particuliers ou indépendants. Trois types d’abonnements sont disponibles ; l’abonnement mensuel résiliable sans frais à 100 euros (10×12 mois = 1200 euros par an), l’abonnement annuel à paiement mensuel qui revient à 33×3 mois+67×9 mois = 702 euros par ans ou l’abonnement annuel payable en une fois à 774 euros par an, toutes taxes comprises. Ces prix sont élevés et il notable que pour débuter une activité professionnelle payer une licence Adobe nécessite un bugdet non négligeable.

Capture écran du site Adobe et ses offres d’abonnements pour les indépendant·es.

Ces offres attirantes pour le secteur de l’éducation sont le moyen pour Adobe de rendre dépendant à leurs outils les futurs designers professionnel·les. Commencer à travailler avec Creative Cloud nécessite une connexion internet. Il s’agit de vérifier mensuellement que le paiement de la licence est à jour et ainsi pouvoir continuer à accéder à ses propres fichiers de travail (ces fichiers de travail ayant des formats propres à Adobe).

Standardisation des outils, standardisation des pratiques, standardisation des designers, standardisation du design

L’utilisateur·ice s’enferme dans un microcosme Adobe où de plus en plus d’outils complémentaires viennent se greffer aux Photoshop, Illustrator et compagnie. En effet au delà des logiciels, Creative Cloud propose des templates, des add-ons, des palettes de couleurs, des tendances, des patterns, des formats prédéfinis ou encore la possibilité de générer des contenus par Intelligence Artificielle générative. Cette multiplication des outils de plus en plus spécifiques s’immice insidieusement dans l’interface de travail. Cela participe à la standardisation des pratiques, sous couvert d’assister et de rendre plus facile la création.

La mentalité d’Adobe revient à permettre de concevoir en oubliant les outils que nous utilisons, comme le précise Olia Liliana dans Turing Complete User6, « Le message d’Adobe est clair. Moins vous pensez au code source, aux scripts, aux liens et au web lui-même, plus vous êtes créatif en tant que concepteur web. Quel mensonge . »

Olia Liliana nous présente une analogie simple avec l’histoire de l’art et de l’artisanat : « il est facile d’imaginer que le choix du pinceau, de la peinture et du support influencent le résultat final. Il est difficile d’imaginer un moment où tous les peintres utilisent les mêmes peintures et les mêmes pinceaux. » Il est certainement plus facile de percevoir l’influence d’un outil analogique sur le résultat final qu’avec un ordinateur où la perception de l’outil se résume à une interface écran.

L’interface écran a changé de paradigme. Le « père » de l’UX design Don Norman (design de l’expérience utilisateur) écrivait déjà en 1990 : « The computer of the future should be invisible! » 7

Cette invisibilisation de l’ordinateur est alors réalité vingt ans plus tard. La société Apple étant une bonne indicatrice des tendances, voilà comment l’autre monopole présentait sa nouvelle conception de l’Ipad en 2012 : « Nous croyons que la technologie est à son meilleur quand elle est invisible, quand vous n’êtes conscient que de ce que vous faites, pas l’appareil avec lequel vous le faites… L’iPad est l’expression parfaite de cette idée, c’est juste ce vitrage magique qui peut devenir tout ce que vous voulez qu’il soit. C’est une expérience plus personnelle de la technologie que les gens n’en ont jamais ».

Apple nous propose de ne pas être conscient de ce que nous faisons à travers un « vitrage magique » Ici nous passons d’« interface design » dédiée à des utilisateurs de logiciels à « expérience design » dédiée à de « vrais » personnes, dotées d’une conscience et de sensations.

On pourrait se réjouir de penser que les concepteurs nous considèrent à notre juste valeur d’êtres humains. Pourtant il s’agit d’un changement de paradigme majeur dans l’histoire de l’informatique et de notre rapport à la machine. Dans un soucis d’efficience, d’atteinte d’objectifs ou d’accomplissement de tâches, l’UX design éloigne un peu plus l’utilisateur de la machine et de son fonctionnement en rendant l’utilisation plus émotive, plus sensitive, plus intuitive.

Or, connaître le fonctionnement d’une machine que l’on utilise c’est ne pas être dépossédé de ses droits en informatique. Ce site « We, Computer Users, demand the right to … »8 rédigé par Olia Liliana entre autres, référence nos droits en tant qu’utilisateur·ice de logiciels, comme supprimer ses fichiers, lire le code source d’un programme, copier&coller, supprimer son compte, etc. Agir dans un espace où l’on ne connaît pas ses libertés individuelles revient à laisser de côté son regard critique, sa capacité à questionner ses propres usages.

Par rapport à nos droits informatiques il est intéressant de se pencher sur les Conditions générales d’utilisation d’Adobe. L’article Wikipédia sur Adobe retourne ceci :

Capture d’écran de l’article lu sur Wikipédia

En lisant les conditions générales d’utilisation, on remarque une certaine ambiguité quant à l’utilisation des données personnelles :

Vous êtes propriétaire de votre contenu. Mais pour utiliser nos produits et services, nous avons besoin de votre autorisation pour utiliser votre contenu lorsqu’il est stocké ou traité dans notre cloud. Cette autorisation est appelée licence.
(A) Licence applicable au Contenu cloud pour assurer le fonctionnement des Services et Logiciels en votre nom.
Uniquement dans le but d’assurer le fonctionnement des Services et Logiciels en votre nom, et sous réserve de l’article 4.2 (Propriété) ci-dessus qui stipule que dans tous les cas vous êtes propriétaire de votre Contenu, vous nous accordez une licence non exclusive, mondiale et libre de droits pour effectuer les opérations suivantes avec votre Contenu cloud :  reproduire / distribuer/ créer des œuvres dérivées / afficher publiquement / exécuter publiquement / sous-licencier.

Adobe analyse le contenu qui est stocké sur ses serveurs mais pas localement. Difficile de savoir le degré de traitement de ces données, notamment par rapport à l’utilisation de l’IA mais il est clair que ce flou participe à la perte des droits des utilisateur·ices des services Adobe.

Si la perception de l’outil, de son fonctionnement, de la machine et de nos droits sont de plus en plus difficile à percevoir sur les interfaces Adobe, les pratiques des concepteur·ices contemporain·es en design graphique sont influencées. Pour reprendre Kévin Donnot,

« […] et, comme tout outil, ils ont leur empreinte propre. Si l’outil est standard, ce qui est produit a tendance à se standardiser. » La standardisation ne permet pas d’explorer de nouvelles formes ou d’apprendre à détourner des outils. Or l’enjeu de l’école d’art est semble t-il d’être le terrain de jeu d’expérimentations et de conscientisation de l’impact de ses pratiques, de ses droits fondamentaux.

Pour résumer, depuis les années 1990, Adobe s’est imposée et fait de ses outils un monopole de l’industrie graphique. Sa main mise dans le secteur de l’éducation à travers des offres commerciales attirantes, la multiplication d’outils dans l’espace de travail Creative Cloud et l’invisibilisation de la machine cristallisent les pratiques des designers autours de logiciels ayant la même empreinte. Les enjeux de créativité et d’inclusivité selon Adobe sont clairs ; vendre des outils aux utilisateur·ices correspondants aux standards de l’industrie graphique. Ceux ci n’étant pas totalement compatibles avec une école d’art et de design, voyons comment l’utilisation d’outils libres nous rapproche plus de ces enjeux.

Pratiques du libre

Pratiques du libre : à partir de mon experience personnelle

Pour revenir sur ma relation aux outils numériques, depuis le début de mon cursus scolaire, universitaire ou actuel en école d’art et de design, mon rapport à l’ordinateur et aux logiciels n’est pas le même que ceux qui utilisent majoritairement Windows ou MacOS. Étant minoritaire, pour ne pas dire le seul à utiliser des logiciels libres, étudier et créer nécessite une capacité d’adaptation aux standards de l’informatique propriétaire présents dans les milieux scolaires, afin de pouvoir malgré tout présenter un travail comparable aux autres. Cela demande une adaptation aux formats propriétaires, mais aussi dans le cas d’un apprentissage technique sur logiciel, d’extrapoler le fonctionnement d’un logiciel propriétaire sur un logiciel libre semblable dans ses objectifs. Cela demande de trouver des logiciels différents dans leurs approches mais qui produisent un résultat identique.

S’adapter et bidouiller sont les maîtres mots de mon rapport à l’informatique. Je me suis aperçu que mes compétences techniques se sont dévelloppées plus aisément du fait de la plasticité nécessaire des usages.

Pratiques du libre : compatible avec nos enjeux

Nous avons évoqué la question de l’expérience utilisateur à travers l’invisibilisation de la machine précédemment. En effet, ces logiciels souvent sont perçus comme moins intuitifs, moins beaux, pas à la mode, l’expérience visuelle de l’utilisateur·ice qui utilise les logiciels propriétaires est vécue comme peu plaisante par comparaison.

Mais comme nous l’avons vu, l’invisibilisation de la machine par l’interface nous éloigne du fonctionnement de l’ordinateur et de nos droits en informatique. La philosophie du logiciel libre n’est-elle pas une volonté sociale « d’utiliser le programme, d’étudier son code source, de le modifier, et de le redistribuer avec ou sans modification, gratuitement ou contre paiement » ou encore de supprimer ses fichiers, de copier&coller, de supprimer son compte ? Il me semble qu’ à ce point se jouent la concordance des enjeux de créativité et d’inclusivité d’une école d’art et de design publique.

Dans son ouvrage La convivialité9, Ivan Illich définit les bases d’une société conviviale :

« J’appelle conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. » C’est bien dans la maîtrise des outils, de leur fonctionnement mais aussi dans leur dysfonctionnement ou leur détournement que l’outil devient un générateur de convivialité. Pour reprendre les détracteurs des logiciels libre, nous sommes des « hackers ». Au sens plus originel du terme cela définit des artisans de l’internet, du numérique et non pas des pirates informatiques, mais plutôt des «  détourneurs », élargissant le potentiel d’action des logiciels et des pratiques. Élargir le potentiel d’action d’un outil permet de garder le contrôle sur l’outil puisque nous en connaissons les rouages.

Ivan Illich décrit la relation d’interdépendance humains-outils. Dans ce qu’il nomme une sorte « d’épilogue de l’âge industriel », il met en lumière la fin d’un monde où l’humain perd le contrôle de l’outil qui travaille à sa place : « On déterminera les seuils de nocivité des outils, lorsqu’ils se retournent contre leur fin ou qu’ils menacent l’homme ; on limitera le pouvoir de l’outil. On inventera les formes et les rythmes d’un mode de production postindustriel et d’un nouveau monde social. »

Aujourd’hui l’accoutumance aux outils et aux technologies en général est telle que l’autonomie des utilisateur·ices est dégradée. Dans l’optique d’une chute potentielle du numérique ou d’une décroissance globale, la transition pour nos générations questionnera notre capacité à s’auto-gérer, auto-gérer nos pratiques et nos outils…ou être totalement nostalgique de la société marchande.

Conclusion

Pour conclure reprenons les définitions consacrées à la créativité et à l’inclusivité ; La créativité, en art ou en design est une forme de capacité à mobiliser l’ensemble de ses capacités en les faisant coexister. Quelque soit le médium de transformation, ses sources sont propres à chaque individu. L’inclusivité est la volonté sociale d’intégration de toute personne au collectif ou à la collective, sans distinction aucune, pour la durée qu’i·el souhaite et avec l’investissement qu’i·el désire.

La société Adobe n’est pas compatible, dans son approche totalement marchande de l’ industrialisation du graphisme, avec les enjeux de la créativité et de l’inclusivité nécessaires dans une école d’art. La monopolisation de ses outils propriétaires, la perte des droits informatiques de l’utilisateur·ice, l’essor assumé de l’utilisation de l’IA participent seulement à une standardisation des pratiques et donc une standardisation des designers. Il semble primordial de réduire l’utilisation de ces logiciels (dans les écoles d’art et de design publique et partout ailleurs), dans le but de stopper l’excroissance incontrôlée du capitalisme et de ses impacts. L’utilisation de logiciels libres, plus fidèle à une informatique originelle non piloté par des logiques commerciales, est une nécessité. En design, en art ou dans tout autre domaine, il est plus enviable pour tous·tes d’inventer dès aujourd’hui les formes et les rythmes d’un mode de production postindustriel.

Lucas Pérès
Références

Références

Bibliographie

LALLEMENT Michel. L’Âge du faire: Hacking, travail, anarchie, Éditions du seuil, 2015.

ILLICH Ivan. La convivialité, Paris: Seuil, Points Essais, 1973.

LILIANA Olia, Turing Complete User, contemporary‑home‑computing.org, 2012.

BIDORET Julien, Design libre, radicalweb.design, 2021.

SCHRIJVER Eric, An Awkward Silence The Adobe Monopoly In Art And Design Software, i . like tight pants . net, 2014.

Sitographie

Lucas Pérès
Remerciements

Remerciements

Je tiens à remercier Alexandra Aïn, Julien Bidoret ainsi que Corentin Brûlé pour les aiguillages et corrections apportés.


  1. Page officielle de GNU.org https://www.gnu.org/philosophy/use‑free‑software.fr.html ↩︎

  2. Malgré la perception virtuelle de l’informatique, l’impact sur la réalité économique et matérielle de chacun·e n’est pas à remettre en question – relation hardware/software -, par exempe la durée de vie de mes ordinateurs personnels est augmentée avec un système Linux et je n’ai jamais été victime de logiciels virus. ↩︎

  3. https://www.cnrtl.fr/definition/créativité ↩︎

  4. https://fr.wiktionary.org/wiki/inclusivité ↩︎

  5. Site de Adobe https://www.adobe.com/

    ↩︎
  6. Olia Liliana, Turing Complete User http://contemporary‑home‑computing.org/turing‑complete‑user/

    ↩︎
  7. Ibid

    ↩︎
  8. Olia Liliana, https://userrights.contemporary‑home‑computing.org/

    ↩︎
  9. Ivan Illich, La convivialité, Paris: Seuil, Points Essais, 2003 (1re éd : 1973)

    ↩︎