Les critiques et les réflexions rétrospectives sur le design graphique sont riches et intenses – design spéculatif, design social, design du care, design du climate, design après le capitalisme… Il est passionnant de voir une pratique se livrer à un examen de conscience. Ces dernières années, la gravité de la crise écologique a fait son apparition dans le discours publique, et de nombreux scientifiques se sont accordés à dire que nous traversons la période de la sixième extinction de masse.1 La possibilité d’un effondrement de la société a également été évoquée par divers chercheurs.
Certes, la possibilité d’un effondrement ferme des avenirs qui nous sont chers, et c’est violent, mais il en ouvre une infinité d’autres, dont certains étonnamment rieurs. Tout l’enjeu est donc d’apprivoiser ces nouveaux avenirs, et de les rendre vivables.2
La gravité de la crise écologique n’échappe pas à la communauté des designers graphiques. De nombreux travaux comme Design after Capitalism (Matthew Wizinsky, 2022) et Caps Lock (Ruben Paters, 2021), What design can’t do (Silvio Lorusso, 2023), etc. ont vu le jour ces dernières années. Ces conférences témoignent d’un changement dans la façon de penser : le design n’est plus au centre de l’attention, l’accent est mis de plus en plus sur le social, le climat, les soins et l’imagination d’une société post-capitaliste.
Avant de réaliser la gravité de la crise écologique, avant de réaliser mon rôle pré-assigné de travailleur, beaucoup de conflits de valeurs et de sentiments d’injustice dans ma carrière de designer graphique sont restés inexploités parce que je ne connaissais pas la source du conflit. Caps Lock, écrit par le graphiste néerlandais Ruben Paters, a fait un bon travail en démêlant la relation entre le design graphique et le capitalisme, il révèle les rôles cachés auxquels les graphistes sont assignés : vendeurs, entrepreneurs, travailleurs, etc. Au final, ce livre présente 10 initiatives de designers graphiques qui se concentrent sur l’activisme, la publication indépendante, le travail social. Cet essai est ma tentative de poursuivre cette ligne de pensée, en recherchant des initiatives existantes qui nous aident à échapper et à éroder le capitalisme et se demandant si le design graphique a un rôle à jouer.
Heureusement, des initiatives qui tentent d’apporter un changement positif émergent, comme Reprises de savoirs3 ou *Association d’Accueil en Agriculture et Artisanat(A4)*4 Enfin, j’ai choisi de me concentrer sur des initiatives locales : les fermes biologiques.
Il est important de préciser que l’agriculture biologique n’est pas synonyme de permaculture. Je suis loin d’être un spécialiste pour dire quelles sont les différences exactes, mais d’après ce que j’ai compris, je dirais que la permaculture, qui doit beaucoup à la sagesse des peuples indigènes, repose davantage sur la philosophie du soin de la terre, du soin des gens et du partage équitable, tandis que l’agriculture biologique peut se retrouver à mettre l’accent sur la production. Dans l’un des entretiens avec David Richard de la Ferme Larqué, celui-ci a également évoqué des attitudes différentes vis-à-vis de la recherche de l’esthétique. Comme en permaculture, il accorde plus d’attention au design et à l’harmonie visuelle.
Néanmoins, l’agriculture biologique est essentielle pour fournir de la nourriture de manière durable. À l’heure où j’écris ces lignes, des milliers d’agriculteurs conventionnels bloquent les routes, manifestant leur frustration et leur désespoir car il leur est impossible de travailler dans la dignité. Dans le rapport de Greenpeace l’une des mesures préconisées est précisément d’aider à créer des structures plus écologiques pour la phase de transition :
Une réforme de la Politique agricole commune (PAC) en profondeur, pour flécher l’argent public vers les structures écologiques et la transition, et non vers l’agro-industrie et les structures les plus polluantes comme c’est le cas actuellement.
J’ai donc entrepris de mener les études de cas dans 4 fermes locales près de la ville de Pau dans le but de comprendre leurs modes de communication et de savoir s’ils ont besoin de notre aide. Pour rendre le sujet plus clair et moins dépendant du jargon, j’ai choisi d’interroger les agriculteurs sur leur communication visuelle en général et j’ai dressé cette liste de questions :
- La philosophie derrière l’acte (parcours), leur propre conception à la ferme.
- Les problèmes auxquels ils sont confrontés
- Leurs modes de communication actuels (à l’intérieur et à l’extérieur de la ferme)
- Leur processus de collaboration avec le designer, comment s’est-il déroulé ?
4.1 Le profil du designer
4.2 La relation qu’ils ont eue - Sont-ils satisfaits du résultat et du processus ?
J’ai choisi de les contacter et de procéder à l’entretien de la manière que je connais le mieux : avant tout, je suis venue pour me faire des amies. Les entretiens prennent la forme de discussions informelles. Le processus de travail est décrit plus en détail dans l’annexe, suivi des transcriptions de chaque entretien.
Cas de la Ferme Larqué
La première rencontre avec David Richard, qui travaille à la Ferme Larqué (4 jours par semaine) depuis 13 ans, c’était à l’occasion du porte-ouvert qu’il organise chaque mois depuis 8 ans. Mon invitation à discuter de mon projet de recherche a été accueillie avec beaucoup d’enthousiasme et de chaleur.
Histoire et conception initiale de la ferme

Située au sud de Pau (Assat), la ferme Larqué a été héritée par Jean-Marc Larqué de ses parents qui ne pratiquaient pas du tout l’agriculture biologique. Ils faisaient partie de la coopérative dans les années 80, lorsque la coopérative a pris le contrôle de l’utilisation des semences, des produits chimiques, des pesticides, en fait de tout le kit de l’agriculture, ainsi que de la fixation des prix. Voyant ses parents perdre leur liberté de travail, Jean-Marc a décidé de se lancer dans l’agriculture biologique malgré la méfiance et le manque de confiance de ses parents et ses ouvriers, mais aussi de la communauté biologique locale. Ce sont des retardataires qui n’ont pas fait preuve de détermination et de réflexion écologique en entrant dans le monde de l’agriculture biologique. Dans les années 80/90, ils ont été laissés à l’abandon de part et d’autre.
Néanmoins, fidèle à sa pratique, la ferme Larqué est aujourd’hui devenue la plus grande petite ferme biologique de Pau, s’étendant sur 20 hectares. Mais pour ce qui est de la communication visuelle, ils n’ont pas fait appel à une agence de design pour la simple raison que la direction n’en voit pas la nécessité. La quasi-totalité des éléments visuels actuels dont ils disposent sont issus de l’initiative de David, qui gère la communication de la ferme avec un budget limité. Voici un petit aperçu de leurs éléments visuels.
Visuels et supports actuels
1. Logo
Il existe deux versions du logo, mais aucune n’est utilisée. La version la plus récente a été dessinée par le neveu de Jean-Marc qui étudiait à l’époque en BTS communication. L’origine du premier logo est introuvable puisqu’il n’est plus utilisé depuis plus de 10 ans.


En ce qui concerne la raison pour laquelle les deux logos ne sont plus utilisés, David émet un jugement sur le nouveau logo :
En fait je trouvais qu’il n’y avait pas d’âme, ça m’a pas parlé moi j 'ai vu un signe qui n 'était pas. L 'ancien logo me parlait plus. l 'ancien logo qui était enfantin… mais c 'est l 'émotion le beau, si ça donne une émotion, moi la petite coccinelle avec sa brouette, ça m 'apporte beaucoup plus d 'émotions que les arcs et bio là. Je pense que c 'est parlant finalement, même si c 'est pas un vrai logo…
David a évoqué notre sentiment commun que le nouveau logo – conçu dans le cadre du programme de communication du BTS – est beaucoup moins personnel et émotionnel que le dessin qui représentait son exploitation. Il a également abordé brièvement la définition d’un LOGO. À quel moment un symbole devient-il un logo ? Est-ce que la complexité retient le visuel comme un dessin plutôt qu’un symbole ?
Dans Caps Lock, Ruben Paters a retracé l’origine des logos. Lorsque les artisans fabriquent leur travail et laissent leur empreinte, des symboles naissent et sont utilisés pour représenter l’identité du travailleur. La pratique de la fabrication d’un logo pour un tiers n’est apparue que lorsque la fabrication est devenue substitutive (le créateur n’a plus de relation personnelle avec l’œuvre qu’il a créée) et qu’elle a pris l’ampleur qu’un artiste est appelé pour créer un symbole.
Il est donc intéressant de s’interroger sur la nécessité d’un symbole pour les exploitations agricoles au regard de son lien direct avec leur travail et leurs clients, ainsi que de l’échelle de leur pratique.
Deuxièmement, l’esthétique du deuxième logo, on semble en trouver partout. Sans réduire le logo à un logo commercial ou non, il est tout de même issu du berceau du commerce. Dans la page officielle du gouvernement qui explique ce qu’est une formation BTS communication :
Le BTS communication forme à la conception, à la mise en œuvre et au suivi d’actions de communication interne et externe, au sein d’agences spécialisées en communication, d’entreprises, de collectivités territoriales, ou de régies publicitaires.5
Vincent Perrottet a critiqué le design commercial dans les espaces publiques dans son ouvrage Partager le regard comme tel :
…du regard par le bas: la transformation du citoyen en consommateur. Ces messages visuels condescendants et sexistes, qui n’informent jamais sur la réalité des produits ou des services qu’ils proposent, sont conçus par des agences de publicité et de communication dont le principal objectif n’est pas de réaliser des formes qui intéresseraient, en les éclairant, celles et ceux qui les regardent, mais de faire un chiffre d’affaires à la hauteur de ceux qui les emploient.
2. site web
Il existe deux sites web :
David a construit le site de la ferme avec la plateforme SKT Themes, une plateforme en ligne avec des « thèmes WordPress professionnels » inscrits sur leur page d’accueil. Ce site web sert d’un centre où l’on peut trouver des informations pratiques et sert également de lieu de sensibilisation à leurs pratiques.
https://
Le deuxième site est construit avec la plateforme Google Business, la galerie de photos amènera le visiteur à la page Google map.
3. Porte ouverte et cadeaux
David organise chaque mois une porte-ouverte au cours de laquelle il fait visiter l’exploitation tout en expliquant des notions de pratiques agricoles : l’importance des haies, la nécessité des serres et le concept de légumineuses de garde. Son stand est une petite table pliable sans élément visuel significatif. Il distribue également quelques cadeaux : des badges, des sachets de graine créées par SEMAE6 qu’il a récupérées lors de la Journées Nationales de l’Agriculture en 2023.
4. Courts métrages sur Youtube
C’est là que David accorde le plus d’affection. En pointant du doigt le logo JM, il a dit :
… tu vois JM, JM c’est Jean-Marc, toujours une personne, et non, moi ce que j 'avais envie de montrer c’est plutôt ces gens là. C’est Fernando qui fait du radis noir. Si tu vas sur les réseaux sociaux, ces petites vidéos, c’est les gens qui sont en train de ramasser, plein de gens différents. Et moi je pensais que c’était comme ça qu 'on allait créer du lien avec les gens. Amener de la proximité, les visages. Et puis dans le marketing digital, on dit beaucoup, amener du visage, donc c’est cohérent aussi.
Finalement, je lui ai demandé s’il m’était possible de venir à la ferme et d’organiser un atelier créatif. Il m’a répondu avec une hésitation prononcée que les patrons ne seraient pas contents si leurs employés ne travaillaient pas selon leurs horaires. Il m’a conseillé d’aller voir du côté de la ferme Piétométi et de Terra Preta (micro fermes urbaines à Pau entretenues par Julien Moreau), il a ajouté : ce sont des fermes avec une organisation plus horizontale, elles pourraient être intéressées par tes projets créatifs.
Cas du Jardin de Las Hies

Situés à Gan, Sandrine et Marc se sont installés ici depuis 10 ans. Ils ont tous les deux la soixantaine, leurs enfants étudient et vivent dans les grandes villes. La demande financière la plus urgente ayant disparu, ils envisagent de réduire la taille de leur plantations et d’expérimenter de nouvelles pratiques comme le maraîchage sol vivant.7
Leur chapitre sera relativement court, car ils n’ont aucune communication visuelle. Ils ont expliqué :
Lorsque nous avons commencé à travailler, nous avons fait un panneau avec notre nom, mais nous ne l’avons jamais utilisé. En effet, nous sommes situés au bord d’une route où circulent 2000 voitures par jour. Les gens nous voyaient travailler dans le jardin et devenaient curieux. Ils s’arrêtaient et nous posaient des questions, nous demandaient où ils pouvaient acheter nos légumes. La vente s’est faite toute seule… Nous allons aussi au marché deux fois par semaine, l’un au nord de Billère, l’autre à Gan. Et nous n’avons jamais eu besoin de visuels pour communiquer, nous aimions parler à nos clients. Certains d’entre eux sont devenus des amis au fil des ans.
Cas de Les délice de la mielle

Le terrain de Laura est situé sur une petite colline au pied de la montagne à Agnos. Originaire d’Espagne, Laura vit en France depuis près de 20 ans. Elle a passé 8 ans à étudier la philosophie entre différents emplois à Paris. Par la suite, ayant du mal à trouver un emploi en rapport avec la philosophie, elle a travaillé comme professeur d’espagnol à Oloron-Saint-Marie pendant 10 ans. Une cause écologique forte lui a donné le coup de pouce final pour quitter son emploi et devenir agricultrice. Difficile de trouver un terrain même grâce aux réseaux de Safer et ABDEA, ils ont finalement obtenu l’aide de la mairie d’Agons. Elle et son mari Pierre (professeur de sciences sociales dans un lycée) s’occupent maintenant de 2 hectares de fruitiers et d’une sorbeterie.
Visuels actuels
1. logo
Laura attachait une certaine importance à l’existence d’un logo :
Il me semble qu’aujourd’hui, un nom, un visage est important pour que les autres nous connaissent.
En collaboration avec l’une de ses amies, une graphiste qui a étudié aux Beaux-Arts de Toulouse, elle a créé le logo à partir de son dessin. Par respect pour le travail de la graphiste et par timidité de ne pouvoir lui verser la rémunération normale en une seule fois, elle a promis de donner à son amie 1 % de ses revenus pendant 5 ans. Cela me rappelle une anecdote à propos du collectif Bon pour 1 tour. Au début de leur pratique, ils avaient du mal à être payés correctement. Un restaurant pour lequel ils travaillaient leur a proposé de leur payer des déjeuners gratuits à vie.
2. Étiquettes

Laura a appris à utiliser Canva8 pendant la saison hivernale. Elle a créé ses propres étiquettes et a fait la mise en boîte de son sorbet. La vente s’est bien passée et elle travaille maintenant à la création de visuels pour son camion de glaces.

Intermède : Conversation avec Piétométi
J’ai croisé Étienne (que j’ai rencontré brièvement lors de la Fête de l’agriculture paysanne en octobre 2023) de la ferme Piétométi en revenant d’une visite à Oloron. Il travaillait à la coopérative agricole locale Tôt de casa – chaque producteur fait sa part de travail en s’occupant du magasin.
Avant de monter dans le TER, j’ai donc pu discuter avec lui. Si je parle de cette ferme, ce n’est pas seulement parce que leur pratique (maraîchage, pain au levain, G.A.E.C9) est intéressante et mérite une visite, mais aussi parce qu’ils ont une identité visuelle assez complète.
Ils ont renouvelé leur identité visuelle il y a trois ans (ils sont installés à Ogeu-Les-Bains depuis 10 ans). J’ai été intriguée par les motivations de cette démarche. Debout devant le comptoir, tout en répondant à la question, Étienne s’est assuré que je comprenais bien qu’il ne réfléchissait pas trop à ce sujet. Au départ, Piétométi était un projet de trois amis – Pierre, Thomas et Étienne (d’où le nom de la ferme). Lorsque 4 autres amis ont rejoint la ferme, ils ont discuté du changement de nom. Finalement, une solution de compromis a été trouvée : garder le nom et changer le logo. Une de leurs amies, Merry Lau, qui est également graphiste, a alors proposé ses services.
En manipulant leur bouteille de ratatouille que je viens d’acheter, nous avons parlé plus précisément de l’étiquette. Étienne a mentionné 2 choses qui le dérangeaient :
1. L’étiquette est trop longue. Les informations utiles n’occupent qu’un espace réduit, la majeure partie de l’espace étant occupée par des illustrations. C’est un gaspillage de papier.
2. L’étiquette ne peut pas être décollée facilement et il n’est donc pas possible de recycler la bouteille.
Ses préoccupations touchent à l’éternel débat entre la fonctionnalité et l’expression artistique, ainsi qu’à la critique des limites des options industrielles. La question du recyclage des bouteilles soulevée par Étienne n’est pas une exigence mineure, c’est une vraie question à poser à l’industrie face aux outils : pourquoi les autocollants qui collent sont-ils la norme plutôt que les autocollants qui collent mais se décollent facilement ?
Pour jouer un rôle dans les fermes biologiques locales, la pratique du graphisme devrait aspirer à être biologique elle aussi. Peut-être devons-nous réfléchir de manière plus radicale aux outils dont nous disposons.
Analyse + leçons apprises
Comme je l’ai déjà mentionné dans l’introduction, je suis très influencée par le travail des critiques qui s’attaquent aux problèmes auxquels nous sommes confrontés au lieu de perfectionner l’art du design graphique lui-même. Cependant, j’ai établi la recherche dans le contexte d’une étudiante en design graphique qui fait son Master. Après 4 ans de fréquentation de l’école, j’ai compris que le terme de design graphique peut désigner un large éventail de pratiques qui peuvent être fortement codées en réponse à des commandes ou qui peuvent être plus exploratoires et spontanées. D’après ce que j’ai compris, l’école d’art penche vers ce dernier. Un savoir-faire qui passe par la pratique, le questionnement, l’expérimentation. Se permettre d’expérimenter et d’être ouvert au résultat est déjà une forme de lutte contre la recherche d’objectifs, l’esprit de quota dérivé des usines (que j’ai expérimenté de première main en étant designer commercial pendant quelques années avant l’école).
Avant de mener les entretiens avec les fermes, j’ai supposé, avec une légère fierté, qu’il y avait certainement des choses à faire ou à améliorer. Mais en discutant avec les exploitations agricoles, j’ai fait preuve d’humilité. Leur histoire m’invite à repenser leur besoin de communication visuelle.
Par rapport aux besoins : l’absence de besoin de communication visuelle est-elle la même chose que l’absence de besoin de Label Bio ?
Lors d’une discussion avec Laura, elle a souligné le paradoxe du label bio. Pour obtenir ce label, les exploitations doivent payer une cotisation annuelle et conserver la facture de tous les plants et semences qu’elles achètent pour en justifier la provenance. Cela semble tout à fait raisonnable à première vue, mais le formalisme interdit à un agriculteur d’alterner ses pratiques. Par exemple, un pêcher pousse dans votre jardin, vous l’avez entretenu et vous vous êtes assuré qu’il ne contenait aucun produit chimique, mais vous ne pouvez pas vendre ses fruits simplement parce que vous ne pouvez pas justifier la provenance. Il y a l’enjeu de la confiance.
Elle m’a dit que certains agriculteurs ne se donnaient pas la peine d’obtenir le label parce que leurs clients – souvent établis depuis des générations et des générations – ont une grande confiance dans leur pratique. Dans ce cas, la stratégie descendante visant à garantir la confiance avec un label impose plus de contraintes qu’elle apporte du bien.
Cela me rappelle le cas de Sandrine et Marc, et leur absence de besoin d’un visuel pour mettre en confiance leurs clients. Leur jardin étalé devant les yeux des clients n’a pas besoin d’être abstrait. Lorsqu’ils se rendent au marché, la confiance se construit au travers de discussions interhumaines. Pour moi, cette absence de besoin de communication visuelle doit être respectée, en laissant la place à d’autres formes d’interactions.
Lorsqu’il y a un besoin, comme dans le cas de Cathy qui a besoin d’exprimer son existence, en raison de son manque de réseau en France, les designers graphiques peut l’accompagner dans sa recherche d’identité. Le besoin de Cathy est de mettre l’accent sur le site web où elle peut communiquer avec des clients individuels et fournir un panier de légumes. Alors que pour Laura, un site web est beaucoup moins nécessaire car sa glace n’est pas adaptée à la livraison. Elle parvient à créer la plupart des visuels dont elle a besoin une fois que le logo est conçu. D’après ce que j’ai compris, chaque ferme a une histoire et des besoins qui lui sont propres ; identifier et respecter leurs besoins est une première étape importante.
Par rapport à l’esthétique :
Le design amateur est un grand sujet, surtout dans le milieu où il y a très peu d’argent. Les 4 fermes que j’ai interviewées évoquent toutes le manque de moyens pour faire appel à un graphiste, et encore moins à une agence de design. Beaucoup d’entre elles ont essayé et conçu elles-mêmes leurs visuels. Existe-t-il encore une fois différentes catégories de design amateur ? Y a-t-il une frontière à tracer entre le design commercial classique et le design amateur ?
L’étude menée par Yoann Bertrandy en 2008 peut nous donner un aperçu de ce sujet peu étudié.10 Il a invité 5 designers amateurs aux profils différents à parler de leurs méthodes de travail, de leurs outils ainsi que de leur culture générale.
Selon leur profession, l’objectif de leur conception peut être très différent : attirer des sponsors, inciter les gens à venir au concert, annoncer aux étudiants des séances de sports, etc. Fidèles à leurs intentions, les résultats sont eux aussi radicalement différents. Parmi les créations des 5 designers amateurs, les affiches du chanteur de reggae et graphiste David Longuet ont retenu mon attention. Franches et expressives, ses affiches respirent la personnalité et l’amour du travail.
Bertrandy a réussi à créer une scène magnifiquement tordue dans laquelle il a demandé à tous les designers amateurs de dessiner pour une autre personne interrogée. C’est là que l’on peut voir l’effondrement total de la personnalité de David. Un musicien travaillant pour une agence immobilière, son caractère enjoué a été anéanti par le décalage. La façon dont il a fait le design pour l’agence est une fois de plus encadrée par l’apprentissage social du concept : une agence doit paraître digne de confiance et efficace – deux mots qui n’appartiennent pas à son vocabulaire musical.
Dans ce cas, un designer peut choisir de s’adapter rapidement à la nouvelle peau d’un agent immobilier ou de s’interroger sur la nécessité et la sincérité de cette métamorphose. L’étude sur le design amateur ouvre une nouvelle voie à la norme qui sépare les professionnels (ceux qui sont passés par un système académique d’écoles de design et qui pratiquent régulièrement) et les amateurs (ceux qui ne le font pas). Au lieu de nous mettre dans des cases, il me semble que le fait qu’un designer examine ou pas le monde qu’il conçoit, y compris les implications sociales, les objectifs visuels et les outils, peut nous conduire à une perspective plus ouverte. Ainsi, en termes de pratique, je me positionne dans l’immense respect de la création amateur qui provient de causes authentiques, de l’amour de la création.
Par rapport aux outils :
Si l’on considère l’ensemble des éléments visuels créés par les agriculteurs, on s’aperçoit que leur design ne relève pas exactement d’une intention commerciale (qui s’appuie sur des tactiques de persuasion), mais que la pratique s’appuie néanmoins sur les outils et la logique de commerce.
Ce sont les plateformes business-as-usual (telles que Google, WordPress, Wix, Canvas…) qui ont proposé leur service et attiré les gens avec leurs produits gratuits. Si l’on ose les comparer à l’agriculture industrielle, n’y a-t-il pas une similitude ? La nourriture incroyablement bon marché a pris plus de 85% de notre régime alimentaire contre les outils incroyablement gratuits de la big tech11 qui ont façonné la plupart de notre paysage numérique, dans les deux scénarios, nous laissons à la génération future de payer le prix caché. Alors qu’un designer a la capacité mentale de choisir ses outils, les exploitations agricoles aux moyens limités doivent très souvent s’en remettre aux outils industriels auxquels elles sont si opposées.
Par rapport à l’argent :comment survivre à la transition
Lorsque j’ai demandé à Laura pourquoi elle n’avait pas fait appel à une agence de design, elle m’a répondu qu’un logo pouvait coûter cher et qu’elle n’avait pas 500 euros dans son budget uniquement pour un logo. Ce chiffre m’a intrigué, je me suis demandé comment elle avait eu cet impression, et est-ce que je demanderais 500 euros pour la conception d’un logo ?
Il me semble que parler du coût d’un service est tabou dans notre société, ce qui a pour conséquence que les plus preneurs de risques et les plus entreprenants bénéficient de prix non réglementés et non transparents. Existe-t-il un autre moyen de contourner ce problème ?
Gauthier Roussilhe, chercheur et consultant en le développement durable, a fait un acte assez radical en exposant publiquement l’ensemble de ses revenus. Ce faisant, il est incité à mieux choisir ses collaborateurs. Une autre décision importante qu’il a prise est d’ignorer le prix du marché pour le travail de consultant :
Je ne veux pas m’inscrire dans une logique de marché… En ce qui concerne ma propre situation, rien ne justifie que je sois mieux payé que les emplois à haute valeur sociale.
Cette intention pourrait en fait résoudre le problème des 500 euros : au lieu de la norme du marché, choisir le prix en fonction de ses propres besoins et de son évaluation de la valeur sociale. Souvent, cela peut signifier proposer un chiffre plus bas. Mais proposer cela à tout le monde perturberait la lutte pour le maintien de la dignité de la norme de paiement.
Le studio typographique berlinois Nan.xyz différencie ses prix en fonction de la taille de l’acheteur et de sa situation géographique. En plus de ces deux critères, ils ont également affiné leur EULA (End User License Agreement) en incluant différentes réductions pour différents objectifs : éducation (80% de réduction), associations caritatives et à but non lucratif (50% de réduction), justice sociale et développement durable (50% de réduction). En rédigeant les règles en termes juridiques, ils conservent leur propre pouvoir en choisissant les personnes avec lesquelles ils souhaitent travailler. Cela peut être une solution pour garantir le sens et la dignité de notre travail.
Bien que nous soyons profondément imbriqués dans tous les aspects de la vie avec la structure économique actuelle, il est crucial d’être conscient que la structure actuelle n’est qu’un modèle parmi d’autres. Cette prise de conscience nous permet de prendre du recul par rapport à notre anxiété de survie, de mieux comprendre la structure, de briser le réalisme du capitalisme et nous guide finalement dans la prise de décisions pour l’avenir que nous voulons contribuer à créer.
Conclusion
En tant que designers graphiques sensibles aux éléments visuels, à l’impact des images, nous avons beaucoup parlé et critiqué l’abus de visuels, notamment commerciaux, dans les espaces publics, mais pas tant que cela dans les zones rurales. Avec les encouragements apparus ces dernières années, comme le Palmarès PALPITE, un prix étudiant qui encourage les étudiants à orienter leur regard sur les territoires ruraux, ou la ministre de la Culture Rachida Dati confiant à l’École des Arts Décoratifs (Paris) le déploiement d’une stratégie nationale rurale, la situation est en train de changer chez les designers graphiques. Mais les designers qui s’intéressent aux zones rurales connaissent la résistance. RadicalRural
En effet, avant d’agir sur l’espace rural, n’est-il pas important de le connaître ? Contrairement à l’idée dominante du manque de culture en milieu rural, les agriculteurs que j’ai rencontrés sont plus qu’avertis dans leurs réflexions, incroyablement terre-à-terre et pleins de savoir-faire. Leurs actions, soutenues par la philosophie du mouvement des Néo-rureaux (même dans le cas de la ferme Larqué, David Richard, lui-même ancien technicien, a opéré sa grande bifurcation il y a 13 ans), démontrent leur rôle de, comme le dit Catherine Rouvière dans son livre « Retourner à la terre » :
…l’avant-garde de la société post-moderne, se propose de répondre aux marges territoriales laissées par le modèle capitaliste de croissance industrielle et urbaine.
En fin de compte, le design graphique a-t-il un rôle à jouer pour les petites exploitations biologiques ? La réponse est : c’est compliqué. Enfin… oui, mais pas pour tout le monde, pas partout et ça demande même une réflexion rétrospective.
J’ai élaboré un schéma très personnel qui semble fonctionner pour moi : tout d’abord, il est essentiel de savoir qui est le commanditeur et de prendre le temps de le connaître ; ensuite, il faut identifier le besoin ou l’absence de besoin ; design avec une pensée critique des outils, des formes, des méthodes ; pour soutenir les actions, un regard rétrospectif sur son mode de vie permet d’adoucir l’aspect financier ; enfin, une vision plus large d’autres mouvements sociaux qui apportent un changement systémique peut nourrir les intentions et maintenir la dynamique.
Les limites de ce Mémoire:
Juste un point de vue personnel
Je décrirais l’éveil écologique comme l’incapacité de tourner la page après avoir discuté de la fin du monde vivant tel que nous le connaissons. Mais j’essaie de ne pas prôner la pureté idéologique non plus, surtout dans l’état actuel de la société où les changements doivent se faire de manière systématique plutôt que par de simples faisceaux de lumière individuels.
Mais j’appelle à une prise de conscience de la crise. Car, aussi petits soient-ils, les individus s’influencent les uns les autres. Il y a quelque temps, j’ai entendu un Talk sur le comportement des abeilles. De temps en temps, surtout en temps de crise, la totalité des abeilles sortent de leur ruche et se posent temporairement quelque part. Ensuite, une poignée d’abeilles du cercle extérieur quittera la colonie à la recherche de sa nouvelle demeure. Lorsqu’elles l’auront trouvée, elles reviendront et se trémousseront, convainquant quelques autres par leur danse. Ils vérifient ensuite l’emplacement ensemble et reviennent pour faire de même. En l’espace de quelques heures, un phénomène époustouflant se produit : toute la colonie se met à trembler, à bourdonner d’une énergie déferlante. Puis toute la colonie se remettra à tourbillonner, tel un nuage noir, en direction de leur nouvelle refuge.
Il est peut-être illusoire de penser qu’il en irait de même dans la société humaine. Il est peut-être déplacé d’en parler dans le cadre d’une thèse institutionnelle. Mais j’ai écrit ceci dans l’espoir de partager cette danse. En particulier pour les jeunes designers qui sont du mal à trouver un sens à leur travail et qui cherchent à comprendre la cause de leur confusion et souhaitent s’en échapper.
Au-delà de l’étiquette :
Dans le cadre de cette recherche, je me suis attachée à déterminer si un graphiste pouvait ou non aider concrètement les fermes biologiques locales dans leur communication visuelle. Cela n’incluait pas d’autres formes de co-création. Par exemple, David et Cathy ont tous deux évoqué le fait que la sensibilisation des clients est cruciale pour la pérennité de leur pratique. La sensibilisation est ce que les outils graphique savent et font le mieux. Après tout, le design grphique a aidé la structure économique capitaliste à promouvoir avec succès le consumérisme par le biais de visuels hypnotiques. Et la sensibilisation peut prendre la forme d’histoires écrites (publication en ligne), de documentaires, d’objets éditoriaux, etc. Il y a un domaine avec beaucoup de pistes que je n’ai pas encore abordé.
Lorsque l’on a répondu à la question de savoir si le design graphique peut jouer un rôle pour les petites exploitations agricoles biologiques, la question suivante est de savoir comment. J’ai fait part de quelques réflexions sur ce qu’il faut garder à l’esprit lorsque l’on travaille avec les fermes, ce qui peut aider les designers à démarrer l’action. Mais en termes de pratique, le simple fait de dire qu’il faut faire du design avec une pensée critique sur les outils, les formes et les méthodes est général et vaste. La prochaine étape serait d’explorer systématiquement, en détail, comment mieux travailler de manière critique et organique.
Remerciements
Je remercie mes professeurs Alexandra Aïn et Julien Bidoret pour m’avoir donné des idées, des références et du courage tout au long du processus de rédaction. Je remercie également David, Cathy, Laura, Etienne, Sandrine et Marc pour leur générosité et le temps qu’ils ont pris sur leur emploi du temps chargé pour discuter avec moi. Merci à Rémi et Marie qui m’ont aidé à diffuser l’information sur mon projet dans l’association, c’est là que tout a commencé. Je me réjouis de m’être fait autant d’amis. J’ai aussi beaucoup appris au fil de nos conversations. Cette expérience a aiguisé mes visions écologiques et m’a donné des orientations plus claires pour mes projets futurs, ce dont je suis immensément reconnaissante.
Ceballos G, Ehrlich PR, Barnosky AD, García A, Pringle RM, Palmer TM. Accelerated modern human-induced species losses: Entering the sixth mass extinction. Sci Adv. 2015 Jun 19;1(5):e1400253. ↩︎
Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer – Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes ↩︎
Reprises de savoirs est un mouvement qui vise à faire de la sensibilisation aux pratiques utiles par le biais d’un travail de chantier participatif. ↩︎
A4 est une association qui construit une dynamique d’accueil, de formation, d’accès au travail et de soutien administratif pour les personnes avec ou sans papiers, urbaines ou rurales, dans les domaines de l’Agriculture et de l’Artisanat. ↩︎
Onisep, BTS communication, https://
www ↩︎.onisep .fr/ressources/univers , ‑formation/formations/post , ‑bac/bts , ‑communication L’interprofession des semences et plants en France ↩︎
Le Maraîchage Sol Vivant se définit par une bonne activité biologique des sols, une bonne porosité et un bon flux de nutriments dans le sol. Cette qualité de la vie du sol est atteinte grâce au non-travail du sol (pas de labour) et apports de matières organiques importants (fumier, paille) qui nourrissent la vie du sol. Source: Centre de formation de la Chambre d’agriculture des Pays de la Loire, 09 juin 2023, C’est quoi le Maraîchage Sol Vivant (MSV)
? ↩︎Canva est une plateforme en ligne qui fonctionne comme une combinaison de Powerpoint et de Photoshop simplifié, qui « propose des templates pour absolument tout » ↩︎
Le Groupement Agricole d’Exploitation en Commun, En 1965, pour enrayer l’exode rural, l’association vosgienne d’économie montagnarde, favorise le projet de quatre agriculteurs de la commune du Haut du Tôt qui créent le premier Groupement agricole d’exploitation en commun. source: Wikipedia, https://
fr ↩︎.wikipedia .org/wiki/Groupement _agricole _d’exploitation _en _commun Yoann Bertrandy, 2008, Tout le monde est graphiste. ↩︎
The verge, Google shapes everything on the web., https://
www ↩︎.theverge .com/c/23998379/google , ‑search , ‑seo , ‑algorithm , ‑webpage , ‑optimization