« L’indépassable contradiction du design, une discipline simultanément consciente d’être une part du problème sans pouvoir se résoudre à ne pas être une part de la solution1. ». Le travail d’un designer graphique est au cœur des dynamismes de croissance depuis la révolution industrielle puis l’avènement de la publicité dans les années 60. Raymond Loewy déclarait d’ailleurs : « Pour un designer, la plus belle courbe, c’est celle des ventes2 ». Pour autant, le design n’a pas toujours été tributaire du capitalisme. Au contraire, des courants du design se sont régulièrement construits sur des modèles de justice sociale et en réponse au progrès effréné. Là est donc toute l’ambivalence du design : son interdépendance à la production, et sa recherche d’engagement continuelle. La question de l’engagement dans la pratique du design n’est pas neuve, mais elle connaît aujourd’hui un essor dans un monde bousculé par les dérèglements climatiques et les luttes sociales. Face à ces problématiques, plusieurs solutions émergent. Parmi elles, la décroissance. Mais que veut dire ce grand mot intimidant ? Et dans quelles mesures pourrait-il s’appliquer au design graphique ? Nous tenterons d’amorcer quelques réponses en analysant la tendance du graphisme durable et social en France aujourd’hui. Pour cela, nous nous baserons sur des projets qui interrogent la pratique du graphisme face aux évolutions sociétales, et nous les confronterons aux théories de plusieurs chercheurs sur le sujet de la décroissance. Nous cheminerons des pratiques artisanales et locales avec La Fraternelle jusqu’au design social et l’utilisation de matières premières durables avec Marie Longhi, en passant par le besoin de ralentir avec Plein Temps Libre. Ces études de cas nous amèneront à revenir sur des questions récurrentes dans les débats de la décroissance : le retour de l’artisanat est-il (seulement) un phénomène de mode ? Faut-il être anti-technique pour être décroissant ? La décroissance n’est-elle qu’un modèle de pensée utopique ?
Un design graphique décroissant, qu’est-ce que ça veut dire ?
Pour tenter de comprendre ce que peut être un graphisme décroissant, il est utile de situer l’environnement dans lequel le designer graphique évolue aujourd’hui. Nous appartenons à une société mondialisée, basée sur le libre-échange et le modèle politique du capitalisme. Nous appartenons également à un monde en pleine crise climatique. Les conséquences écologiques de la pollution et de la surproduction entraînent des catastrophes naturelles, elles-mêmes facteurs aggravants d’injustices sociales. Les luttes sociales contre les inégalités sont d’ailleurs au cœur des préoccupations politiques : féminisme, anti-racisme, lutte contre les discriminations de genre et d’orientation sexuelle… Ces revendications sont nécessaires au combat écologique, car les inégalités et discriminations alimentent le capitalisme patriarcal. Pour parler de décroissance, il est donc important de parler d’intersectionnalité. Ce concept en sciences sociales permet de comprendre les processus d’imbrication et de co-construction des différents rapports de pouvoir entre eux, dont ceux de race, de genre et de classe. Cette approche permet d’éviter de (re)produire les marginalisations sociales et historiques de groupe situés à l’intersection de plusieurs rapports de pouvoir qui les oppressent3. Dans cette dynamique, il serait aussi intéressant d’aborder la question de l’éco-féminisme. Ce courant politique, philosophique et éthique allie combats féministes et écologiques comme allant de paire car découlant des mêmes systèmes d’oppression. Catherine Larrère explique : « Agressées dans leur corps et sur leur terre, soumises à un pouvoir patriarcal porteur de menaces guerrières, ces militantes répondent à une domination croisée par la recherche d’une libération commune4. « Travailler moins pour travailler tous5 » : la décroissance ne devrait pas se faire au détriment des plus pauvres et des minorités, mais chercher à rétablir un équilibre social.
Par ailleurs, la crise sanitaire récente nous a fait entrer malgré nous dans une ère post-Covid dont nous récoltons les frais mais aussi les fruits. La période de la pandémie n’a pas épargné les métiers de la communication et les activistes, qui portaient la responsabilité de transmettre l’information dans un monde à l’arrêt sans contact humain. Les termes « burn-out militant » et « burn-out digital » sont apparus. Depuis, la parole s’ouvre petit à petit sur la santé mentale, et les considérations humaines deviennent des considérations graphiques. La nécessité de ralentir se manifeste, et nombreux sont ceux à chercher un retour aux sources grâce aux techniques traditionnelles.
De plus en plus se démocratise l’idée d’un design durable, social et éthique. Cela peut parfois être complètement revendiqué et l’acte politique peut même dépasser le projet artistique, ou bien faire partie intégrante de la pratique. Pauline Gourlet développe par exemple une approche développementale d’un design au présent, situé et socialement distribué afin « d’aider à transformer les manières d’être, de sentir, de se lier, de se soucier, de consommer, de penser6… » Certains diront que le fait même d’interroger continuellement ses usages et ses techniques est profondément politique. Pour le collectif « Design non-éthique », « il n’y a pas de Design éthique. Existent seulement le Design d’une part, la complicité résignée d’une autre7 ». Quoi qu’il en soit, le design graphique est, qu’on le veuille ou non, ancré dans une histoire et une relation à la production qui pose la question de la durabilité.
Cependant, certains chercheurs affirment que dans l’urgence écologique (et économique) actuelle, le modèle du développement durable n’est plus suffisant8. En effet, le développement durable (ou « croissance verte ») sous-entend de préserver nos objectifs de croissance existants, mais de les appliquer de manière plus propre. Or, les alternatives propres semblent difficilement pouvoir satisfaire à elles-seules le rythme de production actuel. C’est pourquoi, certains défendent l’idée de la décroissance, c’est-à-dire le besoin impératif de produire mieux certes, mais surtout moins. Ce projet de société prône la sobriété individuelle et collective, il propose une réflexion sur nos besoins essentiels et la manière d’y subvenir de manière soutenable et juste.
Au final, le chemin de pensée guidant la décroissance – « Qu’est-ce qu’on produit ? Qu’est-ce qu’on consomme ? Comment ? Pour quel usage9? » – est principalement celui d’un designer10. Il pourrait donc être tout aussi logique pour celui-ci de se poser ces questions dans l’optique de moins produire que de l’inverse.
Des pratiques graphiques vues par le prisme de la décroissance
Revenir aux pratiques artisanales et locales : Le « fait-maison » de La Fraternelle
Pour Vincent Liegey, la décroissance est applicable à l’échelle de la société si l’on part de dynamiques volontaires et locales. En d’autres termes, la décroissance peut naître de prises de consciences individuelles qui permettront par la suite d’étendre ces initiatives à plus grande échelle et même d’influencer les pouvoirs décisionnels. Ces dynamiques peuvent s’articuler autour d’une recherche de simplicité et d’alternatives concrètes, de changements de consommation et de production. De manière générale, il s’agirait de « rompre avec une pensée qui s’inscrit autour de visions uniquement quantitatives pour revenir à une pensée beaucoup plus complexe et qualitative afin de poser la question : ‘quel sens veut-on donner à notre vie ?’ » (et plus précisément dans notre cas à notre pratique du design)11. Dans le Jura, la Maison du Peuple La Fraternelle est née de ce questionnement. La Fraternelle émergea en 1881 sous la forme d’une épicerie coopérative dont les profits permettaient d’alimenter un fonds social à visée économique, culturelle et éducative pour les travailleurs. En 1910, elle étendit ses activités culturelles en hébergeant notamment un théâtre, un cinéma, une bibliothèque, une université populaire et une imprimerie. Elle accueillit par ailleurs le siège du parti socialiste local, puis devint un important centre de résistance au cours de la Seconde Guerre Mondiale. En 1984, une nouvelle génération de coopérateurs reprend le flambeau, perpétuant les valeurs sociales et populaires d’accès à l’éducation, à la culture, à l’art et au sport. Depuis, La Fraternelle n’a cessé de s’agrandir, dépassant l’échelle locale avec de nombreux partenariats et ateliers, et en accueillant des artistes en résidence. On retrouve entre autres dans ce lieu pluridisciplinaire de 4000 m², un espace dédié à la création et la production « fait-Maison ». Né de l’ancienne imprimerie typographique de la Maison du Peuple, il permet notamment d’explorer un très large panel de techniques analogiques, allant de la presse typographique à l’impression sur textile en passant par l’estampe et la sérigraphie. Cet atelier permet de sensibiliser aux pratiques artistiques, mais aussi de les questionner. Nous sommes en effet en droit de nous interroger pourquoi recourir à des techniques analogiques et/ou artisanales. Vincent Liegey répondrait ici encore qu’il s’agit de valoriser la qualité plutôt que la quantité. En effet, l’attrait autour des techniques de gravure et d’impression comme la sérigraphie, la taille douce, la linogravure, l’estampe vient en partie de leur frontière floue entre œuvres originales et reproductions. L’impression « à la main » augmente le temps de travail et diminue par conséquent le nombre de copies, mais produit également des irrégularités. Ces fruits du hasard apportent à chaque rendu une qualité unique, que les procédés informatiques sont (pour l’instant) incapables de produire. Très fructueux, l’atelier de la Maison du Peuple attire de plus en plus d’artistes de tous horizons, comme Juliette Mancini et Anne Vaudrey, toutes deux venues en résidence récemment12. La philosophie « fait-Maison » de La Fraternelle est la preuve qu’une ambition qualitative plutôt que quantitative est envisageable en design graphique, et que les initiatives locales sont sources d’engagement et moteurs de changements.
Ralentir : La « société du rien foutre » de Plein Temps Libre
Selon Jason Hickel, « nous devons nous défaire de la croyance irrationnelle que tous les secteurs de l’économie doivent croître, en permanence13 ». Il nous faudrait faire un choix entre les secteurs nécessaires et ceux dont nous pouvons nous passer. Ces derniers sont ceux qui ne servent qu’à générer du profit sans répondre à des besoins humains. Il poursuit : « en libérant les citoyens du poids d’un travail superflu, nous pourrons réduire le temps de travail hebdomadaire afin de maintenir le plein-emploi, distribuer plus justement le revenu et la richesse, et investir dans les biens publics tels que le couverture de santé universelle, l’éducation et le logement pour tous14 ». Se dégager du temps pour soi au milieu de la semaine de travail, c’est le pari que fait Plein Temps Libre, un syndicat / association sportive normand15. Menée par Antoine Giard, graphiste, et Benjamin Le Roux, architecte, l’équipe édite chaque année un calendrier, participe à des aventures, construit des inventions, ouvre la parole sur le Plein Temps Libre, et surtout rejoint la mer à vélo tous les mercredis. En consacrant tous leurs mercredis au Plein Temps Libre, l’équipe défend sa devise « travailler moins pour travailler moins16 ». Provocatrice, cette expression évoque l’idée reçue selon laquelle les métiers de la création s’apparentent à du temps libre, car ce sont généralement des « métiers passion », grâce auxquels on est parfois maître de ses horaires. Le fait est que, au final, on ne compte souvent pas les heures. Le « vrai » temps libre devient alors nécessaire : nécessaire pour se reposer et éviter le fameux burn-out. Nécessaire également pour l’investir dans le sport, l’art, la culture, les liens interpersonnels et l’inattendu, tant de choses qui servent à créer, mais surtout à vivre pleinement. Ce temps dédié à « rien », Plein Temps Libre l’appelle la « valeur Rien Foutre ». Pour illustrer sa nécessité, ils citent Alexander Mitscherlich, médecin et psychanalyste allemand, qui soutenait : « c’est à partir de la possibilité de l’oisiveté et de celle de l’organiser à notre gré que se développent les aspects lumineux de la conscience de l’individu. Tant qu’il peut façonner les choses de manière ludique, l’individu participe à l’aspect constructif de l’histoire du monde17 ». Antoine Giard et Benjamin LeRoux mettent leurs activités de graphiste et d’architecte à profit de leur association pour réaliser des « distractions graphiques » et des constructions farfelues, objets idéaux pour pratiquer le plein temps libre. Ils répondent également à des appels à projets et à résidence18, même si leurs propositions se voient refusées, car faire de la recherche sur le temps libre paraît encore un peu trop saugrenu. Pour résumer leur pratique, ils déclarent : « on travaille à provoquer et organiser ces espaces de temps libre pour rendre prioritaires certaines expériences qui comptent pour nous et qui nous rendent démesurément heureux19 ». On pourrait conclure en disant que l’équipe de Plein Temps Libre fait la part du feu dont parle Jason Hickel. Ils abandonnent une partie des dégâts de l’incendie provoqué par notre société consommatrice et productiviste afin de sauver l’essentiel. Le temps de prendre le temps.
Le design écocitoyen : Leçon d’écosophie avec Marie Longhi
Yann Aucompte propose de réaffirmer le lien entre signes et nature, dans une société où tout est fait pour les opposer. Il explique que traditionnellement, le design graphique est associé à l’écriture et l’image, donc à la culture, ce qui l’opposerait philosophiquement à la Nature. Il adopte alors une démarche écosophique20 pour analyser le design graphique sous un angle écologique, permettant notamment de questionner ses obligations en terme de productivité. Certaines pratiques que l’on regroupe sous l’appellation de « design social » font particulièrement écho à cette approche écosophique. En proposant des projets participatifs, les designers utilisent l’espace public pour créer des échanges, interroger les représentations politiques, les normes et les hiérarchies existantes. Bien souvent, un rapport à la nature est également engendré : l’empreinte d’un projet peut être réduite en favorisant des ateliers locaux, des moyens artisanaux ou demandant une mise en œuvre peu complexe et peu de ressources. Yann Aucompte explique qu’en utilisant des moyens simples, les designers « nous éduquent à des expériences esthétiques moins spectaculaires mais aussi moins porteuses d’inactions, ils exercent l’attention à notre environnement immédiat et parfois à la nature »21. Le travail de l’artiste-designer Marie Longhi se situe dans la lignée de ce que décrit Yann Aucompte. « De la fleur à l’impression22 », Marie Longhi pratique la sérigraphie manuelle sur textile à base d’encres végétales. Elle prône une démarche écocitoyenne, sensibilisant aux techniques respectueuses de l’environnement et démocratisant la fabrication de couleurs naturelles afin de se défaire de l’idéologie productiviste. « De l’agriculture à l’imprimerie, ralentir, créer de nos mains, cultiver un savoir-faire unique, s’inspirer de la nature, la respecter, sublimer le quotidien, faire vivre une utopie23 » : voilà comment s’articule sa pratique. S’inspirer de la nature, cela veut aussi dire, pour le Yann Aucompte, « laisser s’exprimer des initiatives qui, pour le bien de tous, échoueront forcément à moyenne échéance24 ». Cela correspond bien à la vision contre-productiviste de Marie Longhi, qui apporte une lumière nouvelle sur l’idée de décroissance : on peut produire moins, et l’on peut aussi produire des choses qui reviendront à la Terre dans un délai raisonnable. Même si les sérigraphies de Marie Longhi ne sont pas forcément vouées à être compostées, les encres végétales augmentent leur potentiel de biodégradabilité, réduisant donc leur temps de vie. Marie Longhi anime également des ateliers grâce à son association Tellem en collaboration avec ColoreTonMonde. Les deux associations, la première spécialisée en sérigraphie naturelle, et la seconde en teinture végétale, proposent des stages ouverts à différents publics (intergénérationnels, adolescents, visiteurs de parcs et de musée, habitants de certains quartiers25…). Ils permettent de découvrir ces pratiques de manière collective et située. En déplaçant la recherche artistique et écologique du cadre individuel vers un cadre public, Marie Longhi et ses collaboratrices transforment l’espace public en lieu de co-production et d’expérimentations. Yann Aucompte explique qu’en mettant à profit l’inventivité des citoyens, les graphistes ne sont plus les seuls auteurs de signes, et les discours visuels ne dépendent plus seulement des professionnels. Il ajoute : « dans l’espace public, qui est aussi bien la place publique que le travail et ses organisations, nous rencontrons l’autre dans sa différence en permanence. Les minorités doivent pouvoir s’exprimer et s’y représenter26 ». On retrouve donc dans cette écologie une recherche continuelle d’inclusivité, les deux notions allant de paire dans un principe d’intersectionnalité. Pour résumer, un design graphique décroissant serait donc un design graphique situé, naturel, collectif et inclusif.
La tension entre artisanat et technologie
Au cours de mes recherches, des questionnements associés à l’idée d’un design graphique 100 % décroissant sont apparus. Ils correspondent, de manière plus ou moins fortuite, à des problématiques régulièrement soulevées dans les débats sur la décroissance. Certains détracteurs de cette thèse en font d’ailleurs leur cheval de bataille. Or ces questions sont non seulement intéressantes et nécessaires, mais peuvent également appuyer une certaine vision de la décroissance au lieu de la contrecarrer. Par exemple, depuis quelques années on constate un retour de l’artisanat en design graphique. Des techniques traditionnelles et manuelles refont leur apparition. La gravure est particulièrement appréciée et une attention particulière est accordée à la texture, popularisant notamment l’impression risographique. Est-ce seulement un phénomène de mode ? Dans les années 2000, l’arrivée du web et de l’ordinateur personnel révolutionnait le design graphique. 20 ans et une pandémie plus tard, certains graphistes délaissent le numérique pour différentes raisons : rapport sensible à la technique, engagement écologique, tendances. Suivre et réagir à la tendance n’est pas un problème, c’est même tout le principe des mouvements de l’histoire de l’art. Mais il est toujours intéressant de s’interroger sur les origines et l’avenir d’un mouvement afin de mesurer son impact (social, éthique, écologique). Pour reprendre l’exemple de la risographie, si cet engouement actuel peut émettre des questionnements sur ses conséquences environnementales, il s’avère qu’une imprimante riso consomme finalement moins d’énergie qu’une imprimante laser. Leurs toners ne chauffent pas le papier, et les encres végétales à base d’huile de soja sont également moins toxiques27. J’ajouterai que les décalages provoqués à l’impression en font un procédé semi-artisanal, grâce auquel on va donc généralement préférer une approche qualitative que quantitative, cochant pas mal de critères de durabilité.
Cela nous amène à notre deuxième point : faut-il être anti-technique pour être décroissant ? Comme le signalait l’exemple précédent, la technique n’est pas à proscrire, elle est simplement à manier critiquement. Pour une approche décroissante du design on valorisera une démarche low tech28, une recherche de sobriété numérique couplée à l’utilisation de logiciels libres, des moyens simples et des ressources les plus durables possibles. Le duplicopieur riso n’est plus la seule imprimante à utiliser des encres végétales. Avec la multiplication des labels écologiques (ISO, écolabel européen, blue angel…), les imprimeurs se tournent de plus en plus vers des matériaux respectueux de l’environnement. On peut aussi chercher à réduire sa consommation d’encre, notamment par l’usage de polices de caractères spécifiques. Certaines polices dites classiques, comme la Garamond, sont particulièrement frugales en encre. D’autres, comme l’Écofont de l’agence Sprancq ou encore la Ryman Éco de Dan Rhatigan ont été spécialement dessinées pour économiser de l’encre. En design numérique, il existe aussi des alternatives. On sait aujourd’hui qu’un site internet ne consomme pas forcément moins d’énergie qu’un livre produit industriellement. C’est pourquoi le Low-tech Magazine publie sa revue en ligne sur un site alimenté à l’énergie solaire et auto-hébergé29. Cette position radicale permet d’interroger nos usages web, autant en tant qu’utilisateurs qu’en tant que designers. La perspective d’un design graphique décroissant n’est donc pas un retour en arrière, ce n’est pas la fin de la technique, mais l’ambition d’une prise de conscience quant à ses enjeux, et l’élaboration d’une pratique alliant les avantages de l’artisanat et de la technologie.
Conclusion
La décroissance n’est-elle qu’un modèle de pensée utopique ? Certains écologistes, comme Christian de Perthuis, avancent qu’il s’agit soit d’une impasse, soit d’une réminiscence de choses qui ont toujours existé. Les adeptes du concept comme Vincent Liegey répondent que le mot « décroissance » est volontairement provocateur pour inviter à réfléchir sur la notion de « croissance » qui nous paraît si innée30. Que le projet soit applicable ou pas à l’échelle de la société, nous avons en tous cas vu qu’il apparaissait spontanément en design graphique, sans même être nommé, dans des pratiques s’efforçant d’être plus soutenables, plus justes… et un peu utopiques. Les questionnements liées à la conception, la production, la consommation, l’utilisation et même la fin de vie d’un projet accompagnent les designers graphiques. Que ce soit par l’attention portée aux techniques de fabrication et aux matières premières, par la mise en place de projets participatifs et inclusifs, ou simplement par le choix de prendre le temps, des designers contemporains s’inscrivent déjà dans des démarches décroissantes. Il ne tient qu’à nous de questionner notre pratique afin d’imaginer un design graphique situé, naturel, collectif et inclusif. Et peut-être bien, finalement, que le design graphique sauvera le monde, juste après le rock & roll31.
Annexes
Références
Études de cas
La Fraternelle
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Marie Longhi
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Plein Temps Libre
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Bibliographie
AUCOMPTE Yann, « La décroissance par la production de signes ? Le design graphique à l’épreuve des écologies guattariennes », Bertrand, Gwenaëlle, Favard, Maxime (dir.), Design & industrie à l’ère de l’Anthropocène, Revue Design Arts Medias, 2021 [en ligne]. Disponible sur :
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GARDETTE Hervé, avec DE PERTHUIS Christian et LIEGEY Vincent, « La décroissance peut-elle être une autre chose qu’un projet individuel ? », Du Grain à moudre, France Culture, 2015 [podcast en ligne]. Disponible sur :
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SELECTEO, « Quelles polices d’écriture sont les plus économes en encre ? », 2020 [en ligne]. Disponible sur :
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Remerciements
Je remercie Alexandra Ain pour son aide et son suivi tout au long de l’écriture de ce document. Merci également à Julien Bidoret pour la mise en page et la publication de ce document grâce à son outil web + print.
Merci à Plein Temps Libre pour nos joyeux échanges, et au plaisir d’une future rencontre !
PAPANEK Victor, Design for the real world, Human Ecology and Social Change, 1971 ↩︎
LOEWY Raymond, La laideur se vend mal, 1990 ↩︎
LÉPINARD Éléonore, MAZOUZ Sarah : Pour l’intersectionnalité, 2021, particulièrement p.11 et p.27 ↩︎
LARRÈRE Catherine : L’écoféminisme, 2023, p.89 ↩︎
LIEGEY Vincent : Fake or not : Décroissance, 2021, p.74 ↩︎
« Dans ce contexte de crise paradigmatique, c’est en s’intéressant aux relations et aux devenirs au sein d’activités situées et médiatisées, qui rejouent et reconfigurent les formes d’agir collectif, que le design peut tenir un rôle important et aider à transformer les manières d’être, de sentir, de se lier, de se soucier, de consommer, de penser. » GOURLET Pauline, « Vers une approche développementale du design », 2020, p.132 ↩︎
DESIGN NON ÉTHIQUE, « Il n’y a pas de design éthique » ↩︎
Cf. LIEGEY Vincent, op. cit., chapitre « On pourrait essayer la croissance verte », 2021, p.42 ↩︎
LIEGEY Vincent, op. cit., p.69 ↩︎
« Qui agit, qui a l’initiative et qui décide ? Quelles entités participent du collectif ? Quels sont les objets des activités et quels sont les buts recherchés ? Quels types d’actions sont acceptables, lesquels ne le sont pas ? Quels critères permettent de juger d’une action réussie ? Quels types de relations sont privilégiés et quelles interdépendances sont renforcées par telle ou telle forme d’organisation ? Quel potentiel de devenir offre telle ou telle forme ? » GOURLET Pauline, op. cit., p.130 ↩︎
GARDETTE Hervé, avec DE PERTHUIS Christian et LIEGEY Vincent, « La décroissance peut-elle être une autre chose qu’un projet individuel ? » (podcast), 2015 ↩︎
Juliette Mancini était en résidence de recherche et de création à La Fraternelle du 6 novembre au 15 décembre 2023. Anne Vaudrey était en résidence d’édition du 18 au 30 septembre. ↩︎
HICKEL Jason, op. cit., p.44 ↩︎
Ibid, p.45 ↩︎
MITSCHERLICH Alexander, Sociologie de la bourgeoisie, 1963 ↩︎
GIARD Antoine, LE ROUX Benjamin, « Le Bâton d’Or », 2018 & « Temps Libre Intérieur Brut », 2017 ↩︎
GIARD Antoine, LE ROUX Benjamin, « Le Bâton d’Or », 2018 ↩︎
Il se base sur l’écosophie de Félix Guattari, qui propose une philosophie alternative de l’écologie aux multiples facettes : mentale/symbolique, sociale/politique et environnementale/naturelle. AUCOMPTE Yann, « La décroissance par la production de signes ? Le design graphique à l’épreuve des écologies guattariennes », 2021, p.5 ↩︎
Ibid, p.9 ↩︎
LONGHI Marie, résidence de recherche au Bel Ordinaire ↩︎
Ibid ↩︎
AUCOMPTE Yann, op. cit., p.9 ↩︎
ColoreTonMonde, Projets culturels et écologiques ↩︎
AUCOMPTE Yann, op. cit., p.8 ↩︎
REMECHIDO Céline, DOYELLE Christelle : Risomania : Risographe, miméographe et autres duplicopieurs, 2016, p.9 ↩︎
Vincent Liegey rappelle les grands principes du low-tech : repenser ses besoins, repenser ses usages, concevoir de manière durable, penser les matériaux, chercher un équilibre, rester modeste. LIEGEY Vincent, op. cit., p.87 ↩︎
LOW-TECH MAGAZINE, « About the Solar Powered Website », 2022 ↩︎
Ces deux point de vues sont formulés dans le podcast de GARDETTE Hervé, avec DE PERTHUIS Christian et LIEGEY Vincent, op. cit., 2015 ↩︎
« Graphic design will save the world, right after rock & roll does ». BLACKWELL Lewis, CARSON David, BYRNE David : The End of Print: The Graphic Design of David Carson, 1995 ↩︎