Introduction
Le designer graphique au coeur de son travail porte le besoin de communiquer le propos abordé. Nous chercherons ici à relater la capacité du design d’interaction émergeant dans la modernité numérique à atteindre ce but. Le design d’interaction a été créé dans une volonté d’établir un lien plus profond avec le public, en dépassant l’interaction dite « passive ». Un objet de design graphique dit ‘passif’ sous-entend qu’il prend place sur supports statiques comme des affiches, des éditions ou des écrans diffusant. Le contenu de cet objet est donc réceptionné par le public comme une simple information, sans qu’en tant qu’individu il ne puisse directement l’alimenter, l’influencer ou le changer par son intervention ou son imaginaire individuel. Le design d’interaction au contraire s’emploie pour établir un lien concret, en visant l’implication du public face au propos abordé. Il peut s’incarner directement sur des mécanismes interactifs existant comme un ordinateur ou une tablette, et vêtir la forme d’un site web original ou d’un jeu (numérique ou non) support d’une thématique. Il peut aussi s’exprimer au travers d’un objet de physical computing, c’est à dire un objet qui prends place dans l’espace public ou privé sous forme de système interactif/réactif qui peut être déclenché, réagir, diffuser, dialoguer avec le public et en fonction de celui-ci. Cela peut prendre la forme de boutons, volumes à toucher et/ou de senseurs à activer, afin de déclencher des visuels sur écrans, des sons, des projections…
Le design d’interaction intègre deux notions : celle de désign réactif (dispositif déclenché par le public) et de design interactif (où le choix du public à une conséquence sur l’expérience sensorielle vécue). On peut établir que le design interactif est presque systématiquement réactif, là où l’inverse n’est pas forcément vrai. Parfois la frontière entre les deux est fine mais tous deux possèdent les mêmes objectifs, attirer l’attention en premier lieu, puis marquer la perception du spectateur. Invité à participer à une expérience interactive, le public devient un « utilisateur ». En effet, c’est à lui de faire évoluer ou de déclencher le dispositif. Sans lui, son implication et son intérêt, pas d’objet interactif, juste un objet en attente d’être déclenché. Derrière cet objet, nous nommerons ici « designer » ce qui est la plupart du temps une équipe de collaborateurs ayant participé à sa création. Par le biais interactif, l’interface numérique sert de dialogue entre l’expression du créateur, qui conçoit un cadre d’action, et le public, qui peut l’employer. L’interface peut parfois être majoritairement ou purement analogique et revêtir une forme imprimée ou en volume.
Dès lors on peut interroger la pertinence du design d’interaction dans la transmission d’une idée ou d’un message au public et tenter de définir son rôle dans l’implication de l”utilisateur”. Pour comprendre cette approche du design interactif, nous étudierons l’effet d’attachement qu’il produit sur l’utilisateur au travers de l’expérience vécue. Puis, nous constaterons de l’importance de la singularité du mécanisme et de son contenu lors de leur conception. Cela permettra d’affiner ce qu’est une approche adaptée au public pour lui faire vivre l’expérience utilisateur la plus personnalisée possible. Pour cela nous observerons les biais de ludification des dispositifs ainsi que la capacité d’expression de l’utilisateur humain par leur biais.
Produire un attachement émotionnel
L’objet de design d’interaction cherche à créer une émotion et susciter l’intérêt de son utilisateur pour créer une expérience unique. L’interactivité permet d’exécuter cela au delà de la sensibilité esthétique et plastique par la connexion physique établie entre le réel (l’utilisateur) et l’imaginaire (le visuel créatif). Cependant le projet d’interaction doit rester accessible par la globalité du public ciblé et donc privilégier parfois la simplicité. Mais l’engagement du public peut-être encouragé par l’imprévisibilité de la proposition, qui surprend l’utilisateur. De plus, le tempérament insolite de l’expérience peut permettre d’établir une nouvelle connexion ou un nouveau questionnement envers le propos abordé. Cependant, pour marquer sa cible, le dispositif ne doit pas perdre de vue sa fidélité au sujet. Il se trouve d’autant plus lié à la proposition interactive que celle-ci est ouverte à interprétation. C’est pour cela qu’elle doit tendre à être universelle au public cible et faire dialoguer l’utilisateur, ses idées, son imagination, ses actions et sa créativité. Aussi, une narration efficace dans laquelle le public est interpellé ou participe au déroulement de l’histoire permet l’engagement du spectateur. L’expérience personnelle engendrée nous y reviendront, est une mécanique directement inspirée des livres type « L’histoire dont vous êtes le héros /héroïne » et du jeu vidéo, ou il choisit les embranchements et le déroulement de l’histoire.
Avec Suffolk Women Stories, Creative curve propose un projet qui documente la vie quotidienne des femmes à Suffolk en 2022 . Au travers d’ateliers d’expressions, plus de 156 femmes ont pu partager leurs expériences sur une fresque murale interactive de 3,6 mètres. Utilisant des matériaux destinés à créer l’interaction, les peintures électrosensibles employées dans la fresque murale permettent au toucher le déclenchement des audios de chaque personne sujette. Le projet souligne le besoin continu de soutien intergénérationnel pour ces femmes, en particulier pendant la période du Covid où elles ont subi de grandes difficultés socio-économiques notamment dans cette ville à l’image de l’Angleterre rurale. Ainsi sont mises en lumière les inégalités existantes. Ici, l’utilisateur choisit qui écouter en fonction du dessin qui l’interpelle lui donnant accès à une véritable carte sociale de la ville de Suffolk. De plus, l’expérience est propre à chaque utilisateur, qui peut enchaîner les témoignages dans l’ordre qu’il le souhaite, guidé par des représentations symboliques. L’ancrage matériel de cette peinture effectuée par chaque personne qui témoigne, permet ici d’humaniser, d’inscrire chaque audios dans la réalité de tous. Le projet a également une symbolique forte, puisque l’utilisateur touche le dessin et se retrouve d’une manière connectée à son autrice et à son témoignage. La connexion devient alors immédiatement plus sincère que si les témoignages audios étaient lus continuellement de façon passive sur des enceintes dans ce même espace. C’est le designer d’expérience utilisateur (designer UX – User Experience) qui imagine la forme que prend cette expérience, ce témoignage. Dans le cas présent il conceptualise et créé en collaboration avec les femmes de la ville, véritables protagonistes du projet. Cet exemple témoigne aussi de la nécessité de créer des objets d’interaction simples et accessibles aux utilisateurs. Ils nécessitent de la recherche mais pas forcément de la complexité conceptuelle. En effet un dispositif trop complexe, ou dont le mécanisme ou la thématique ne pourraient être compris que dans le cadre d’un environnement ou d’une temporalité très précise perdrait en capacité de diffusion. Dès lors, si le public n’est pas en capacité d’expliciter autour de lui en une ou deux phrases l’expérience qu’il a vécu et son tempérament innovant/singulier alors il sera difficile pour lui de partager son expérience.
Marquer l’utilisateur par la singularité du dispositif
Le tempérament unique d’un projet aussi peut s’effectuer par de multiples biais nécessitant toujours de la recherche mais pas de complexité conceptuelle. En puisant l’approche didactique de l’objet directement dans la thématique abordée, le designer arrivera d’autant plus à incarner l’unicité du propos sous une forme nouvelle et cohérente. Le projet de Creative Curve, comme nous avons pu le voir, puise directement dans l’énergie créative de ses témoignantes. C’est une autre forme de témoignage aussi sincère que leur parole qui leur est demandée, servant de support déclencheur de leurs audios. Il est clair que le designer doit se sourcer au moins en partie dans le thème abordé pour étayer le propos. L’inspiration technique issue de la thématique s’emploie même à des fins pratiques. On le constate avec la proposition réactive et dramatique de la campagne de sensibilisation Only for Children réalisé par l’Agence Grey Spain pour la fondation Nadar. Pour cette campagne une affiche a été conçu de façon à ce que le contenu important ne puisse être perçu que par une partie du public concerné: les enfants battus, et notamment ceux de moins de 10 ans très dépendants de leurs parents. En effet l’affiche est conçue pour que le vrai contenu ne se révèle qu’aux enfants de cet âge-là majoritairement inférieur en taille à 1 mètre 35.
Simultanément l’unicité d’un projet peut et devrait s’inspirer du tempérament unique de l’environnement dans lequel celui-ci prend place – si le projet interactif s’exprime via un outil de physical computing dans l’espace publique par exemple. En effet réussir à lier le dispositif à l’espace dans lequel l’humain évolue, permettra d’ancrer l’expérience interactive – et par conséquent le message – dans le réel. Cela peut permettre à l’expérience de dépasser son support et son tempérament numérique. Pour cela il est possible d’exploiter le tempérament marquant d’une architecture, jouer avec ce qui l’entoure, lui fait face. Ou encore de respecter et de se fondre dans l’atmosphère naturelle et végétale d’un parc, dialoguer avec les objets environnants d’un musée, interagir avec le flux humain d’un passage très emprunté etc.
On entre alors aussi dans les contraintes que l’environnement propose. Un environnement peut offrir des difficultés d’expression au dispositif, pour des raisons symboliques, historiques ou en inadéquation avec le propos ou la forme de l’objet interactif. Mais il existe aussi des contraintes sonores, lumineuses, etc. Comme cité précédemment les contraintes peuvent être dues à la façon de fréquenter un lieu. Si les potentiels utilisateurs n’y sont généralement que de passage, le designer devra alors doubler d’ingéniosité pour interpeller le spectateur, par une forme, un placement ou un visuel original qui interpellera un utilisateur dans son quotidien. L’adaptation au public cible peut aussi se jouer sur des besoins pratiques et logiques : un contenu efficace mais rapide pour les gens pressés, un dispositif utilisable pour les personnes invalides, n’engendrant pas de déchets pour une campagne traitant de respect environnemental… Il devient nécessaire au designer de rester cohérent pour marquer positivement.
Avec le projet Bloc Jam par exemple[fig
Cibler l’individu ou son appartenance au groupe
Au-delà de l’expérience commune, il est important de prendre en compte l’individualité de l’expérience utilisateur, et ne pas limiter son potentiel d’expression au sein du dispositif de façon trop autoritaire. Il est plus intéressant de laisser la possibilité de détourner ou hacker la proposition (même si des limites éthiques au hacking doivent parfois s’établir car tout doit tendre vers une expérience positive et enrichissante).
Par exemple, Teamlab avec Sketch Aquarium incite à colorier et dessiner dans des modèles fournis de poissons et animaux marins. Une fois scanné, on peut voir le dessin prendre vie dans un immense aquarium numérique[fig
Le jeu bac-à-sable1 Minecraft peut en témoigner : l’association Reporters Sans Frontières avec The Uncensored Library a créé dans le jeu une immense bibliothèque virtuelle[fig
L’importance du jeu, de l’approche ludique
Ces interfaces commerciales employées comme voix d’expressions créatives et ludiques prouvent que le jeu est une clef majeure de dialogue entre le designer et sa cible, mais aussi entre les utilisateurs. Il devient grâce à l’interaction, au jeu, possible de recevoir en s’amusant, et l’interface devient une méthode de suppression du tempérament impressionnant et parfois démotivant des enjeux de l’apprentissage. La ludification, souvent anglicisée en gamification, consiste à intégrer ces mécanismes du jeu (règles, forme, interactions et récompenses à l’objectif) dans divers domaines tels que la communication, la vente, mais aussi les environnements d’apprentissage, les contextes professionnels ou bien les réseaux sociaux.
La gamification est souvent utilisée pour influer positivement des comportement sociaux: en incitant à voter sur un avis public à l’aide de cendriers, en utilisant des escaliers sonores colorés comme un piano plutôt qu’un escalator comme avec les projets de Remo Saraceni[fig
Conclusion
Le design d’interaction, émergeant dans l’ère numérique, se positionne comme un moyen permettant de transcender la passivité traditionnelle du design graphique. En cherchant à impliquer activement le public – au travers d’interfaces numériques adaptatives, d’objets interactifs hybrides – il favorise un lien concret entre l’expression créative du designer et l’expérience vécue par l’utilisateur. Ce lien permet d’établir un attachement émotionnel de l’individu au sujet abordé en lui offrant une expérience unique. En dialoguant avec la singularité de chaque projet et l’environnement de l’utilisateur, l’idée transmise comme le dispositif devient alors bien plus marquante pour le public. La ludification et la personnalisation y jouent un rôle clé, transformant la transmission en jeu, favorisant l’engagement du public et ouvrant la voie à des expériences expressives et inclusives. Dès lors le design interactif se positionne comme un outil puissant de transmission d’idées en contribuant à façonner des expériences mémorables chez l’utilisateur.
Annexes
Projets abordés
Creative Curve, Suffolk Woman Stories :
Site Creative Curve, Women’s Project – Suffolk Women’s Stories disponible sur : https://
Site Bare Conductive, « Suffolk Women’s Stories – Sharing Experiences Through a Touch Sensitive Wall » disponible sur : https://
Agence Grey & Fondation Anar,
Only for children :
Behance, Nacho Capelo, Projet « Only for children » disponible sur : https://
Daily-Tous-les-jours, BlockJam :
Site Dailytouslesjours « Bloc Jam MUTEK Montréal, Nuit blanche de Montréal, CA »
disponible sur : https://
Teamlab, Sketch Aquarium :
Site de Teamlab « Sketch Aquarium, teamLab, 2013-, Interactive Digital Installation, Sound: Hideaki Takahashi » disponible sur : https://
Reporters sans frontières, The Uncensored Library :
Site web officiel « The Uncensored Library : the digital Home of press freedom », disponible sur : https://
SpecialMoves et Wieden+Kennedy,
Kaiser Chief: The future is medieval :
Site Web de SpecialMoves « Kaiser Chief – Universal / W+K brief » disponible sur : http://
Remo Saraceni, Musical Stairs :
Site Officiel « Musical Stairs » pour le groupe « Big Piano » disponible sur : https://
Etienne Mineur et Volumiques :
Site Officiel de « Volumiques » disponible sur : https://
Site Officiel de « Etienne Mineur » https://
Bruno Munari et Giovanni Belgrano,
Piu e Meno (traduisez ‘Plus et Moins’) :
par
Site de l’éditeur Officiel « Corraini Edizioni » pour acheter le jeu, disponible sur : https://
Site de « Perrotin Store Paris », Revendeur français du jeu, disponible sur:
https://
Éditions Nathan, Série mon encyclopédie Dokéo :
Page de vente du numéro abordé en image, sur le site de l’éditeur, disponible sur : https://
Bibliographie
Documents imprimés
Gavin Ambros, Michael Salmond,
Les fondamentaux du design interactif, chez pyramyd ntcv, 2013, 200 pages
Sitographie
New York University, « What is Physical Computing ? », for ITP Physical Computing, disponible sur : https://
Site Web agence digitale « Digiworks », « La gamification : utiliser le jeu pour favoriser l’engagement et la motivation », disponible sur : https://
Site Web de l’entreprise de conseil « You Matter » Serious games : définition, classification et usages, dernièrement modifié le 16 Mai 2023, disponible sur:
https://
Stacie Petruzzellis, Thèse « Approche du designer pour faciliter l’expression du vécu émotionnel : conceptualisation d’un jeu permettant d’accompagner l’enfant confronté à une expérience négative dans la construction de son récit », soumise le 1er mars 2021, 341 pages, disponible sur : https://
Projets et studios documentant non abordés :
Graham Plumb, Exploring Space « Welcome Gallery at the Adler Planetarium »
Site de Graham Plumb disponible sur : https://
Site Web du tourisme de la ville de Chicago « Choose Chicago », « Walk through space and time at Adler Planetarium », disponible sur : https://
IDEO « For Kids », A New Tactile Way to Learn Coding », GOOGLE CREATIVE LAB, LONDON
Site du studio IDEO disponible sur : https://
Site Web du « Lab212 »
disponible sur : https://
Projets du studio « Soixante Circuits »:
Site Web du studio, disponible sur https://
Exposition interactive « Dispositifs Behind the game (Assassin’s Creed) » avec Ubisoft, disponible sur https://
Contexte d’écriture
Au fur et à mesure de mes recherches, j’ai réalisé que la plupart des projets de physical computing, qui font partie visible et sociale du design interactif, avaient grandement disparu aux alentours des années 2015.
En effet dû à l’explosion des smartphones et de la sphère internet dans les années 2010, tout le monde s’est retrouvé avec des objets de design interactif directement dans la poche. Une poche individuelle, des objets propre à chacun et plus de commun. À l’inverse de nombreux objets de physical computing qui unissaient physiquement les gens entre eux dans le réel.
En effet le téléphone semble offrir une connexion numérique qui distance entre eux les gens dans le réel, un ordinateur transportable dont l’usage dans l’espace publique isole et renferme l’individu. Alors que l’objet de physical computing rassemble, diffuse en grande taille, permet de comparer des éléments entre utilisateurs, de contribuer à un projet ou à un jeu commun, ou même nécessite d’être à plusieurs pour fonctionner pleinement. Puisse en témoigner le projet Bloc Jam de DailyTouslesjours ou bien le Sketch aquarium de Teamlab. C’est pour ça que j’ai souhaiter traiter du design interactif qui apprends, qui rassemble. Du dispositif interactif d’un musée, à une campagne de communication qui nécessite de nombreuses personnes pour fonctionner. Je ne souhaitais pas aborder des projets ou applications téléphoniques basés sur des individualités numériques. La seule dont j’ai parlé est Epic Win de Supermono Limited qui aide à faire les tâches ménagères dans son quotidien, et donc qui a une répercussion sur la vie réelle de l’utilisateur (et potentiellement de son entourage).
Dès lors, il a été un peu plus difficile de trouver des projets récent porteur de messages qui emploie un design interactif qui réunit, même si quelques-uns ont tout de même pu émerger comme le projet Suffolk Women’s Stories de Creative Curve qui date de 2022.
Remerciements
Je tiens à remercier Alexandra Aïn et Léa Torres-Llobet pour l’aide, l’organisation, la relecture et la correction.
bac-à-sable ; c’est-à-dire un jeu où la créativité et la curiosité interne au jeu prime au détriment ou non d’un objectif principal, devenant quasiment secondaire. ↩︎
Le ‘care design’ est une approche du design qui met l’accent sur une création prenant en compte le bien-être émotionnel et physique des utilisateurs dans les objets, l’espace ou les services. Il cherche à intégrer empathie, inclusivité, intentions dans la conception pour des domaines souvent tels que la santé, les services sociaux et l’éducation. ↩︎