Introduction
La classification du jeu vidéo en tant qu’art a longtemps été un sujet à débat lors de sa démocratisation vers la fin du XXe siècle. Aujourd’hui, le médium semble s’être fait une place au sein des arts visuels, mais garde un statut ambivalent du fait de sa forte ambition mercantile. Il peut être en effet difficile de concevoir un secteur comme un art à part entière lorsque la majorité des acteurs qui le composent comptent avant tout sur le profit pour pérenniser leur existence. Si pour certain·es ces valeurs sont contraires à celles de l’art au sens propre, pour d’autres les questions de profit et de vente ont toujours été intrinsèques au monde de la création. Le parallèle avec le septième art, le cinéma, est ainsi couramment employé, et à juste titre. En effet, selon Bounthavy Suvilay, autrice d’un ouvrage sur le jeu vidéo indépendant, « l’évolution de la conception du jeu vidéo peut ainsi être rapprochée de l’industrie cinématographique. Les deux médias ont été développés par des individus multipliant les expériences à partir d’une nouvelle technologie, avant de devenir un secteur économique constitué d’entreprises aux nombreux professionnels dotés de connaissances pointues. » Au centre de ces questionnements se démarque une frange de pratiquants de ces arts : les indépendants. Au même titre que dans le cinéma et la musique, les créateur·ices de jeux indépendants ont la possibilité de s’affranchir des contraintes du marché principal afin de trouver une liberté artistique plus grande.
Cependant, il est aujourd’hui beaucoup plus difficile de définir précisément le jeu indépendant. Ce secteur du jeu vidéo a évolué et pris énormément d’ampleur dans la dernière décennie grâce à des succès internationaux tels que Minecraft ou Fez pour n’en citer que deux. Les plus grands studios se sont donc forcément intéressés au processus de création de ces jeux indépendants, et à leur manière de concevoir et de penser. Ainsi, des productions brouillent désormais les frontières du genre : elles conservent leur liberté artistique mais reçoivent d’autre part un soutien financier de grands éditeurs. C’est le cas de Journey et Flowers, développés par le petit studio thatgamecompany, mais ayant reçu le soutien de Sony. Ces jeux sont pourtant considérés comme indépendants par le grand public, du fait des prises de risques innovantes au niveau du gameplay. Toujours selon Bounthavy Suvilay, le terme « “indé” est aujourd’hui repris massivement dans le milieu vidéoludique, car il possède des connotations éminemment positives, tel un gage d’authenticité dans un univers de la consommation intensive renouvelant chaque année l’offre avec une variation autour d’une licence connue. » Il faut donc rester conscient que ce genre possède une définition large qui peut varier selon l’angle d’approche. Cependant, avant de faire ses preuves sur la scène mainstream, le jeu indépendant connaît une histoire en dents de scie qu’il est intéressant d’aborder pour en constater les réminiscences actuelles. Très marginal avant le début des années 2000, le jeu indé est presque impossible à distribuer largement. Les quelques premiers succès sont réalisés dans les années 1980 jusqu’aux années 1990 par des passionnés d’informatique sur des machines aux capacités réduites, et distribués à la main sur des cassettes piratées. Le secteur était en effet dominé par les consoles (Atari, Nintendo et SEGA se partagent 95% du marché français au début des années 1990), qui n’acceptent pas les jeux en dehors des licences officielles, et rendent donc la création et l’utilisation de jeux externes très complexe. Alors que la scène indépendante grandit lentement mais sûrement, on observe une baisse du développement amateur dans les années 1990/2000 à cause de l’utilisation accrue de graphismes modélisés en 3D, difficilement accessibles à l’époque. Un renouveau du développement amateur surgira alors vers 2005/2010 avec l’arrivée d’Internet et le développement de nouvelles technologies comme le logiciel Flash sur navigateur, les distributeurs App Store sur mobile et Steam sur ordinateur. Les créateur·ices de jeux indés ont alors pu concevoir puis distribuer leurs jeux à un public international sans avoir recours à un éditeur. En parallèle, la démocratisation de financements participatifs (Kickstarter, Ulule…) aide les studios indépendants à réunir un budget pour développer leurs jeux plus confortablement. Cette nouvelle méthode permet aux créateur·ices de se passer des éditeurs et de leurs contraintes artistiques, mais donne aussi aux joueurs l’occasion d’aider au développement de nouveaux genres, styles, inédits, et de créer un attachement fort aux futurs titres.
Le statut de ces créateur·ices indépendant·es reste malgré tout paradoxal. En effet, si l’absence de directives artistiques par des éditeurs leur donne une liberté certaine, beaucoup d’autres contraintes sont en revanche induites par ce statut. Nous aborderons donc cet équilibre délicat entre libertés et contraintes par le prisme du design graphique. En recentrant ainsi l’angle d’étude, nous pourrons aborder les questions d’interfaces, de choix de couleurs, de polices, d’animations, de character design, de level et de game design : en résumé, tout ce qui a trait à la présentation de l’information.
I) Créer sous la contrainte
1) Contraintes matérielles, créer avec un budget
En effet, au-delà de la créativité, le jeu vidéo, même en tant qu’art, doit être rentabilisé. Cela entraîne des contraintes budgétaires, temporelles, créatives. Les concepteur.ices ne peuvent souvent pas se permettre de passer des années à peaufiner un jeu. Des zones, mécaniques ou même parties de l’histoire restent souvent à l’état de croquis dans les cahiers des développeur·euses par manque de moyens, en particulier dans le milieu du jeu indépendant. Le livre Indie Games de Bounthavy Suvilay explore en détail les aspects de la vie de créateurs de jeux indépendants, et particulièrement les moments difficiles. On y découvre ainsi les inquiétudes et pressions auxquelles font face les concepteur·euses de jeux, tant dans leur vie professionnelle que personnelle. Ces deux vies sont en réalité intimement liées, puisque la plupart de ces concepteur·euses travaillent chez eux, souvent seul·es ou en tout cas dans des équipes réduites de personnes proches. Comme souvent dans les métiers-passion, il devient difficile de faire part égale entre travail et repos, et les cas de dépression, burn-out ou disputes sont courants au sein des équipes de développement de jeux indés. De même, la fragilité du statut d’indépendant ne facilite pas la création : les imprévus ont des conséquences décuplées car le budget est très limité, et pour la plupart des passionné·es, le développement se fait souvent en parallèle d’une vie active ou dans des conditions précaires, car ils ne tirent presque aucun revenu de leurs jeux. À cela s’ajoutent les potentielles pressions d’internautes dans le cas de l’attente d’un jeu à succès, ou à l’inverse l’angoisse induite par l’échec d’essais précédents. Malgré tous ces obstacles, créer un jeu indépendant n’est évidemment pas une souffrance sans fin, poussant à bout les passionné·es. Au contraire, les équipes trouvent des solutions toujours plus créatives pour proposer les meilleurs jeux possibles tout en se pliant aux exigences. Il s’agit pour les créateur.ices de trouver le juste équilibre entre ambition créatrice et réalité financière. C’est dans un contexte similaire qu’Adam Robinson, développeur de jeux indépendants sur son temps libre, commence à travailler sur A Short Hike. Après plusieurs projets discrets dont un l’ayant poussé au burn-out, Robinson est conscient qu’il doit trouver une nouvelle méthode de travail, c’est pourquoi il envisage de développer un jeu assez court, lui demandant un investissement financier et mental moindre : A Short Hike. Sorti en 2019, le jeu est son premier réel succès dans le monde du jeu-vidéo indépendant. L’histoire met en scène Claire, un oiseau en vacances sur une petite île montagnarde dans un parc naturel. (image ci-dessous)
La durée de vie très courte du jeu, de quatre à cinq heures en moyenne, permet à Robinson d’en travailler les détails ainsi que de ménager sa santé mentale. En effet, celui-ci travaille presque seul sur ce jeu, en s’occupant du développement, du level-design, et surtout de la direction artistique. Il sera appuyé par quelques connaissances et amis au cours du développement, dont Mark Sparling qui compose la bande son, et David Czarnowski qui réalise le logo du jeu, entres autres. Robinson confiera plus tard dans des entrevues que n’ayant aucune fibre artistique, ses choix ont été principalement guidés par leur facilité d’exécution. Le jeu prend le parti d’une direction artistique chaleureuse et simple (image ci-contre). Robinson sélectionne une palette de couleurs à partir de photos de forêts automnales trouvées sur Pinterest. Il applique ensuite un filtre pixelisant l’image qui donnera cette touche visuelle particulière et propre au jeu. En réalité, cette idée est une astuce pour cacher des modèles 3D très simples et lisses. Sans ce filtre, le jeu aurait eu du mal à se différencier d’autres titres indépendants, puisque beaucoup utilisent des modèles simplifiés pour des soucis de gain de temps et de facilité d’optimisation du jeu. L’île de A Short Hike, qui est le cadre du jeu, est également dessinée et designée par Robinson, qui choisit de lui donner une taille relativement réduite. Pour éviter l’écueil d’une carte trop simple et répétitive, Robinson décide de faire de la verticalité un élément central du gameplay. Ce choix particulier est directement lié à la mécanique de déplacement principale du jeu : l’endurance de Claire, personnage principal. Celle-ci va progressivement récupérer des “ailes” qui lui conféreront de plus en plus de battements d’ailes, permettant de s’envoler de plus en plus haut et de gravir Hawk Peak. La gigantesque montagne qui sert de point de repère sur l’île permet ainsi de fournir à la fois un élément graphique intéressant, un repère et un objectif pour le joueur, mais aussi une aide au level-design pour le concepteur. La carte est ainsi remplie de vallées, plateaux, forêts, et recoins à explorer en jouant brillamment avec l’axe vertical pour créer plus de diversité dans le terrain. Le jeu récompense l’exploration, et ne force jamais la·e joueur·euse dans une direction en particulier. Un game design intelligent pousse la·e joueur·euse discrètement, lui fait parvenir des informations à travers des éléments du jeu sans que celui-ci ne s’en rende compte. Au-delà de créer une expérience plaisante pour le joueur, ce jeu a été façonné par les contraintes auxquels faisait face Robinson. L’île en tant que cadre réduit pose une limite claire au développeur dans son projet, et évite l’écueil d’une ambition trop importante. De la même façon, cette direction artistique devenue le point fort du jeu est en réalité et avant tout guidée par des contraintes techniques. A Short Hike est ainsi un jeu ayant su tirer parti des contraintes, sans laisser celles-ci appauvrir sa créativité. Le cas de figure de Robinson montre la capacité d’un individu seul à adapter ses projets pour arriver au bout de la conception d’un jeu. Il s’agit cependant d’un cas assez particulier, dans le sens où le développeur possédait les connaissances et capacités techniques pour mener à bien le développement seul. Dans d’autres cas, il devient nécessaire de monter une petite équipe, souvent d’amis, pour rassembler plusieurs personnes aux capacités différentes. Mais même dans ces configurations, la nécessité d’assumer plusieurs rôles reste dominante. Il s’agit là d’une autre contrainte induite par le développement de jeux indépendants.
2) Créer en indépendant, endosser plusieurs casquettes
Aujourd’hui, les plus gros studios travaillant sur des jeux toujours plus ambitieux recrutent des équipes de développement gigantesques. Celles-ci peuvent facilement atteindre plusieurs centaines de personnes, incluant même des postes réservés à la communication, la promotion des jeux, en dehors de la création pure. Les jeux produits dans ces conditions sont regroupés sous l’appellation de Triple A ou AAA. À l’extrême opposé se trouvent les développeur·euses de jeux indés, parfois seul·es mais souvent en équipes réduites, dépassant rarement la dizaine de membres. Comme évoqué avec le cas de Adam Robinson, la difficulté pour ces petits studios est de se partager les tâches, tout en sachant que les membres devront s’attaquer à des domaines qu’iels ne maîtrisent pas ou peu. Comme cité précédemment, Bounthavy Suvilay évoque également des pans méconnus du développement indépendant. À la suite des quelques lignes sur les risques de burn-out et de répercussions sur la santé mentale des développeur·euses, l’autrice cite des difficultés bien souvent omises, mais pourtant bien ancrées dans le réel. On y apprend ainsi grâce à des entrevues avec des membres de studios que les tâches administratives comme la création d’une entreprise, la déclaration de factures et plus généralement la comptabilité constituent un frein au développement des jeux. Les créateur.ices sont obligés de déléguer leur temps précieux à des tâches complexes, sans accompagnement. Des associations se développent heureusement un peu partout, et particulièrement en France, pour aider et informer les studios sur ces sujets, afin de les guider dans ces démarches administratives. Pour en revenir au développement, il reste difficile d’endosser plusieurs casquettes à la fois. Les membres de petits studios devront se charger du code, de la direction artistique (et la dizaine de rôles que cela implique), de la communication etc. Ce cas de figure fut celui du studio Team Cherry, composé de trois amis australiens. Ceux-ci prirent en charge la totalité du développement du jeu, de l’écriture au level design en passant par le code et les animations à la main (images ci-dessous).
De cette répartition des rôles ambitieuse émergera Hollow Knight, l’un des jeux indépendants les plus acclamés de cette dernière décennie. De la même manière que pour A Short Hike, le petit studio n’a pu se permettre d’engager le compositeur Christopher Larkin pour se charger de la partie sonore (musique et sound design) qu’après le succès du financement participatif en ligne. L’exemple de Team Cherry est cependant assez particulier, puisque deux des trois membres sont en réalité issus de milieux artistiques (particulièrement Ari Gibson, fondateur d’un studio d’animation). Toute la direction artistique du jeu a ainsi pu être prise en charge par des créateurs ayant déjà de l’expérience dans ce milieu. Le character design, le choix des couleurs, le dessin des décors, des items, les animations, et la conception des interfaces ont ainsi pu être réalisés sans faire face à des contraintes majeures. L’inverse est cependant plus courant, et incitera les développeur·euses à prioriser certains pans du développement, notamment celui du game design, au détriment de la partie graphique. Pour ces créateur.ices les graphismes, animations des personnages, character designs, interfaces deviennent alors des lieux d’expérimentations. Tous les moyens sont bons pour faciliter la tâche aux développeur·euses sans grandes compétences graphiques, tout en conservant un certain attrait visuel pour les joueur·euses. De nombreux jeux créés dans cette dynamique feront alors sensation par leur approche graphique innovante, et pourtant induite par des contraintes lors du développement. On pourra évidemment citer Minecraft, dont le créateur Markus Person alias Notch réalisa les premières textures dans un style pixel art très rudimentaire. Notch passait en effet plus de temps à développer de nouvelles mécaniques qu’à améliorer l’aspect graphique de son jeu, et ce fut le cas jusqu’à ce que l’explosion du titre permette de recruter de nouvelles personnes. Bien que très minimales et peu impressionnantes techniquement, les premières textures n’en restaient pas moins expressives et assez vagues pour laisser libre cours à l’interprétation des joueur·euses, à la manière des LEGO. Cette solution trouvée ne fut en aucun cas un frein au développement du jeu, et contribua même à en définir la direction artistique générale, jusqu’à en devenir iconique. De la même manière, le jeu Thomas Was Alone s’inscrit dans cette liste de jeux apportant une innovation graphique à la suite d’un choix technique. Réalisé dans le cadre d’une game jam en 2010, le jeu n’avait évidemment pas pour objectif premier de produire une innovation dans le domaine graphique. Le joueur y contrôle plusieurs rectangles de couleurs dans un environnement géométrique (images ci-contre). Les graphismes sont minimalistes, cubiques, et surtout abstraits. La contrainte temporelle de 48h de l’évènement est avant tout la raison de ce choix graphique ultra simplifié, le développeur, Mike Bithell, ayant principalement dû se concentrer sur le code. Les jeux produits lors de game jam sont donc de parfaits exemples de titres créés sous des contraintes fortes. Cela ne veut cependant pas dire que les développeur·euses se contentent du minimum. Au contraire, bien souvent ces contraintes servent comme des vecteurs de créativité, permettant de canaliser le potentiel d’un jeu. Restreindre ses objectifs et l’ambition d’un jeu sous la contrainte, graphiquement comme conceptuellement, n’appauvrit pas un jeu. Pour preuve : le jeu vidéo indépendant est aujourd’hui considéré par beaucoup comme le secteur le plus innovant de l’industrie.
II) Un terrain d’expérimentation. Implication du joueur, révolution du genre, conceptions alternatives
1) Des jeux par des passionné·es, pour des passionné·es
Malgré toutes les contraintes qu’il induit, le milieu indépendant est en réalité un écosystème propice au développement d’expérimentations toujours plus poussées. L’absence de supervision créative par des éditeurs désireux de créer un jeu rentable permet ainsi cette liberté, d’abord purement au niveau du gameplay, mais aussi graphiquement. Il n’est donc pas surprenant de constater que des jeux à caractère expérimental, voire artistique, sont développés depuis la naissance du médium. Des jeux repoussant ainsi les limites du médium sont souvent destinés à un modeste succès auprès du grand public, conséquence de l’éloignement des standards du genre. Malgré cela, il s’agit de titres réalisés par des passionné·es, et surtout pour des passionné·es. De nombreux jeux sont ainsi développés à l’aide d’outils externes, plus accessibles au grand public. Il existe ainsi un sous genre de jeux uniquement textuels se définissant à l’apparition de Twine, un logiciel permettant d’écrire des fictions narratives à embranchements multiples. Ces jeux se passent donc même d’aspect graphique, désireux de mettre en avant une autre facette du médium. En 2012 est publié sur l’App Store et le Play Store The Longest Game Ever, un jeu mobile au gameplay aussi simple que son interface graphique (image ci-dessous).
Le but est de progresser le plus loin possible à travers les niveaux du jeu pour arriver à le finir. La progression est matérialisée par un dialogue avec une IA très avancée (en réalité des messages écrits par la·e développeur·euse), qui parlera très longuement au joueur avec pour but de lui faire abandonner le jeu. Des défis seront donc proposés au joueur, poussant à ses limites le concept de jeu textuel tout en utilisant le média du jeu mobile de manière méta. L’IA demandera ainsi d’aller chercher des vidéos sur YouTube, de copier-coller une définition Wikipédia, de réciter des décimales de Pi, d’appuyer 100 fois sur un bouton pour passer à la suite… L’intérêt principal de ce jeu n’est ici pas sa direction artistique, qui se limite à présenter une boite de dialogue sur fond noir, l’indication du niveau actuel (le nombre de messages avec l’IA passés) et trois boutons au maximum. La plupart des épreuves proposées par l’IA sont relativement simples à mettre en place, impliquant simplement des boutons à cliquer, des réponses en chiffres. Il est clair que The Longest Game Ever est une expérience d’un·e développeur·e voulant pousser à ses limites le concept de jeu vidéo et de jeu mobile dans la limite de ses capacités graphiques. Cette approche du jeu vidéo, bien qu’accessible au grand public grâce aux plateformes de diffusion sur mobile, reste tout de même destinée à un public curieux, désireux d’explorer les nouveautés permises par l’apparition des smartphones au début des années 2010. Le jeu ayant touché un public relativement large (plus de cent mille téléchargements selon le Play Store), il n’a cependant pas vraiment révolutionné l’approche du jeu vidéo sur mobile dans l’industrie mondiale, ou même française. Malgré cela, l’accumulation de tous ces jeux expérimentaux, qu’ils soient plus ou moins confidentiels, constitue un patrimoine culturel important, côtoyant l’art contemporain. Ce rapprochement sera d’ailleurs exploité par plusieurs concepteurs de jeux vidéos qui feront figurer leurs créations dans des expositions. Ainsi, le japonais Keita Takahashi expose une version courte du jeu Noby Noby Boy dans une exposition à Blois en 2016 intitulée Garage Game. Sans réelle trame narrative et aux graphismes simples, le jeu garde tout de même un intérêt par son gameplay amusant (image ci-contre). La·e joueur·euse contrôle une créature pouvant s’étirer énormément, et interagissant avec le décor et les personnages. Le personnage se contrôlant la fois par sa tête et son postérieur, le gameplay est très aléatoire et décalé. Il est ensuite possible pour l’utilisateur.ice de mettre en ligne la longueur de son personnage, qui s’additionnera à celles des autres joueur·euses. La somme de toutes ces tailles finit ainsi par former un personnage d’une longueur immense, ayant couvert la distance de la Terre à Pluton en novembre 2015 (image ci-contre). Plutôt qu’un jeu vidéo à consommer comme un divertissement, Takahashi place ici son expérimentation comme un objet créatif et artistique, preuve que le médium trouve sa place parmi les autres arts. Le créateur détourne le caractère extrêmement interactif du jeu vidéo pour en faire une œuvre accessible au public, puisque ce dernier participe même à son développement. Tout un pan de créateur.ices de jeux indépendants sont alors plus focalisés sur cette vision artistique que sur une tentative de rentabilité. On pourra citer Kids, de Mario von Rickenbach et Michael Frei, ayant figuré dans une exposition en tant qu’installation interactive, ou encore One Last Game, un jeu à la durée de vie de trois minutes seulement, mais à l’histoire très touchante grâce à son sound design prenant1.
2) S’éloigner de l’influence des gros studios
Comme on aura pu l’évoquer précédemment, cette communauté solide de passionné·es dans le jeu vidéo indépendant contribue à innover tant graphiquement que conceptuellement. Cette marge de manœuvre est principalement permise grâce à l’affranchissement de ces développeur·euses par rapport aux gros studios de l’industrie. Inspirés par des pionniers comme Minecraft ou Super Meat Boy, développés en équipes très réduites, de plus en plus de petits studios tentent leur propre aventure sans chercher directement le soutien des grands éditeurs. Cette scène indépendante manifeste un besoin de tenter des nouvelles choses, pas simplement de réitérer des expériences de jeux qui sont établies comme stables, rentables, et dont ni la forme ni le fond ne changent grandement. Il s’agit en effet du modèle économique privilégié par les grands studios depuis les années 1990 : décliner une franchise à succès en de nombreux opus. Des titres cultes comme Call Of Duty, FIFA, Pokémon ont ainsi suivi ce parcours. Réitérer la même formule permet au développeur·euses de ces jeux de gagner du temps sur la conception d’un univers, sur la mise en place du gameplay et des mécaniques principales. À côté de ça des jeux comme, Celeste, Cuphead, Journey, Hollow Knight, Minecraft, Rain World proposent des expériences plus audacieuses et éloignées de ce qui se faisait à leur époque. On observe typiquement deux façons pour les jeux indés de s’éloigner de l’influence des gros studios. La première est une proposition de gameplay radicalement différente. Certains jeux indés décident alors de proposer une difficulté en jeu élevée. En effet, les jeux AAA visent un public le plus large possible. Il est donc normal pour eux de rester accessibles, et s’assurer que des enfants comme des adultes pourront s’amuser le plus possible en jouant (la franchise Pokémon est souvent décriée pour son manque de difficulté car elle vise majoritairement un public jeune, bien que sa communauté de fans soit en grande partie constituée d’adultes ayant connu la pokémania dans les années 90). C’est donc en opposition à cette logique que les développeur·euses indés proposent des titres très exigeants. Il s’agira d’ailleurs pour certains d’entre eux d’une forme de communication, comme une sorte de défi lancé aux plus courageux.ses joueur·euses. Des jeux comme Getting over it with Bennet Foddy ou Jump King doivent ainsi leur succès à des vidéos ou streams de youtubers s’acharnant devant les niveaux extrêmement frustrants et difficiles. Cette vision du jeu vidéo peut cependant sembler élitiste, fermant la porte à une part des joueur·euses moins expérimenté·es ou à l’aise avec le médium. En effet, la plupart de ces jeux se basent sur des réflexes ou une rapidité d’action, ce qui peut repousser une partie du public. À l’extrême inverse, des jeux proposent une expérience beaucoup moins exigeante, beaucoup plus proche du septième art. À but narratif ou contemplatif, ceux-ci prennent le temps d’exposer une histoire en laissant le gameplay au second plan. ll ne s’agit plus de garder le joueur actif et stimulé à chaque instant, mais de lui proposer une expérience plus cinématographique. Un parti pris audacieux quand le gros du marché du jeu vidéo repose sur des titres basés sur de l’action et des réflexes rapides. Dans des titres comme Dear Esther, Adios, What Remains of Edith Finch (image ci-contre), la·e joueur·euse est sollicité·e plus calmement, suivant les péripéties et interagissant avec les personnages ou le décor à son rythme. Un nouveau genre naît du développement de ces jeux surtout après les années 2015 : ils sont décrits comme des jeux cinématiques, ou walking simulators pour les plus cyniques. Il n’est cependant pas obligatoire de révolutionner le gameplay pour offrir une expérience de jeu différente. Ainsi, certains développeur·euses indés se détacheront du secteur des AAA par la singularité de leur direction artistique. Ce phénomène prend une importance particulière vers les années 2020–2015, en plein développement du secteur indé. À cette époque et encore aujourd’hui, des mastodontes tels que Call Of Duty, Grand Theft Auto 5 ou Read Dead Redemption règnent en maître sur l’industrie. Ces jeux issus de séries à succès réalisent des ventes record, mais ont tous en commun des graphismes de plus en plus poussés et réalistes. Les moteurs de jeux, les consoles et les ordinateurs sont de plus en plus puissants; et les lumières, les animations, les textures et les modèles de plus en plus détaillés. Les jeux indés se posent alors à l’opposé de ces canons en innovant dans des directions artistiques de plus en plus osées. Une vague de réaction déferlera alors sur l’industrie avec un décalage de quelques années : à partir de 2017, des jeux comme Cuphead, Celeste, Hollow Knight voient le jour. Tous possèdent une direction artistique propre, mettant l’accent sur un univers construit et prolongé par le style graphique, tant dans les décors que les menus et les animations. Ainsi, Cuphead reproduira le style des vieux courts métrages d’animation de Disney en réalisant toutes les animations et décors du jeu à la main, image par image, dans un style cartoon (image ci-contre). Maintes fois saluée par son originalité et son ambition, la direction artistique de ce jeu trouve sa force dans ses références culturelles. Sans révolutionner l’animation ni le cartoon, Cuphead applique ce style au médium du jeu vidéo, et le transforme pour l’y adapter. Le timing des animations doit en effet être grandement accéléré pour répondre efficacement aux inputs du ou de la joueur·euse (particulièrement dans un jeu difficile comme celui-ci). Les paternes d’attaque des ennemis et des boss mettent en scène des éléments typiquement présents dans les cartoons de l’époque : bombes, dynamite, canons, mais sont également très diversifiés selon les niveaux. Un tel revirement par rapport aux standards industriels placera Cuphead comme un pionnier de l’innovation graphique dans le milieu indé. Après une période dorée vers la fin des années 2010, ce laboratoire d’innovations et d’expérimentations qu’est le jeu vidéo indépendant finira par se stabiliser au début des années 2020. Des mouvements généraux commencent à apparaître, dans les graphismes comme dans le gameplay, et le jeu vidéo indépendant possède désormais son esthétique propre.
III) Développement d’esthétiques et de nouveaux genres
1) Se rassembler autour d’une esthétique
Nous avons pu constater à quel point les contraintes induites par le milieu indépendant forgent la créativité des développeur·euses, qui trouveront les moyens nécessaires pour s’y adapter et produire le meilleur résultat possible. Ainsi, des sortes de lieux communs ont fini par se construire autour des solutions trouvées. En effet, lorsque les pionniers du jeu indé commencent à simplifier leurs modèles 3D comme dans A Short Hike, à réaliser des jeux où la trame narrative est plus importante pour se permettre d’apporter un soin moindre aux graphismes, ils ouvrent des portes pour le reste des développeur·euses. Celleux-ci pourront s’inspirer librement des solutions trouvées pour à leur tour simplifier la conception de leur jeu, ou faire face aux difficultés qu’ils et elles rencontrent. Après la période de grande expansion du secteur indé à la fin des années 2010, il est désormais possible de prendre un peu de recul sur le paysage indépendant. Des milliers de jeux indés sont publiés chaque année sur Steam depuis 2015, l’année où le secteur explose, et s’il est impossible d’avoir une vue d’ensemble sur tous ces titres, il suffit d’observer les plus grands succès pour obtenir un échantillon représentatif. On pourra ainsi noter qu’un grand nombre de jeux indés ayant pu se démarquer se rassemblent autour de styles de jeux similaires. Le jeu de plateformes en deux dimensions, classique indiscutable, est ainsi bien présent, même avant 2015, dans des titres tels que Spelunky, Shovel Knight, Ori and the Blind Forest puis Cuphead, Hollow Knight, Celeste, Rain World, et bien d’autres encore. Même si la mécanique de jeu reste souvent la même (sauter et/ou attaquer, et autres variations), des changements qui donnent leurs singularités aux jeux suffisent à renouveler la formule. De même, aucune des directions artistiques de ces jeux ne se ressemble, passant du pixel art aux dessins animés à la main. Autant de preuves qu’utiliser une formule déjà bien assimilée constitue pour ces développeur·euses une base solide sur laquelle prendre appui plutôt que des lauriers sur lesquels se reposer. D’un autre côté, on pourra également retrouver beaucoup de représentants du style rogue-like, ou rogue-lite, comme The Binding of Isaac, Rogue Legacy, Dead Cells, et Hades, tous d’énormes succès. Le succès de ce genre pourrait en partie s’expliquer par le caractère aléatoire des cartes que la·e joueur·euse arpente. Celles-ci sont générées procéduralement (une forme d’aléatoire aux conditions prédéfinies), de sorte à ce que le chemin pris soit différent à chaque partie, tout en restant riche en surprises (image ci-dessous).
Cette méthode de conception pourrait faciliter la tâche aux développeur·euses, qui évitent ainsi l’écueil de la construction dans les moindres détails d’un monde à grande échelle comme dans des jeux AAA. De la même façon, on observe une certaine appétence pour le metroidvania, un genre presque disparu jusqu’à ce qu’il soit réapproprié par des titres tels que Cave Story en 2004, puis Ori and the Blind Forest en 2015 et Hollow Knight en 2017. Le genre sera ainsi réapproprié et re-popularisé, particulièrement après la sortie des deux derniers titres cités en tant que succès massifs. Il va sans dire que ces généralités sont bien loin de résumer l’immense diversité présente dans le jeu-vidéo indépendant. Chaque jeu apporte sa spécificité, tant grâce à un gameplay innovant que grâce à une direction artistique singulière. Cependant, ces lignes directrices constituent un point d’entrée intéressant pour analyser l’imaginaire collectif des créateur.ices de jeux, ainsi que la façon dont celleux-ci surmontent les contraintes de leur milieu. Si des exceptions demeurent encore et toujours, désireuses d’innover encore plus et de proposer de nouvelles façons de jouer, la majorité du secteur indépendant gravite autour de ces mécaniques de jeu ou styles graphiques centraux. Ainsi, on retrouve également quelques similitudes du côté de la conception graphique. Même si chaque jeu possède sa propre direction artistique, un lieu commun reprend tout de même ses lettres de noblesse : le pixel art. Appliqué sans frontières entre les styles (dans le jeu de plateforme Celeste comme dans le rogue-like Dead Cells), ce style rassemble les joueur·euses comme les créateur.ices par son efficacité. Sa domination dans le secteur indé est le fruit d’une réappropriation par les développeur·euses de ce canon du jeu vidéo.
2) Se réapproprier des styles induits par la contrainte
Durant la période de démocratisation du jeux-vidéo des années 1980 à 1990, le support internationalement utilisé, les cartouches, imposait déjà des contraintes dans le développement des jeux, et pas seulement dans le milieu indépendant. Même pour les plus gros concepteur·euses de jeux, le gameplay et la jouabilité étaient prioritaires sur la qualité graphique et le son. Les cartouches et les programmes contenant les jeux pouvaient en effet contenir très peu de données, et chaque mécanique implémentée devait faire l’objet d’une réflexion et d’une optimisation approfondies. C’est dans ce contexte que naît le pixel art, une forme de dessin numérique contenant très peu d’informations, et composé de ces fameux pixels, prévus pour des écrans à très basse résolution. D’abord en une seule, puis deux et par la suite une multitude de couleurs, les dessins restent rudimentaires et très loin du niveau de détail des graphismes que nous connaissons aujourd’hui. Le pixel art est donc extrêmement lié à cette période du développement technique du jeu vidéo, et ancré dans l’imaginaire des créateur.ices ayant grandi durant ces années. Outre cet aspect pratique, il est donc évident que beaucoup de développeur·euses de jeux choisissent d’adopter ce style pour rendre hommage aux jeux qui les ont marqué dans leur enfance ou adolescence : bien souvent les jeux classiques sur consoles des années 80–90. Bien que moins utilisé depuis les années 2000 du fait des progrès technologiques, le pixel art n’a cependant jamais vraiment disparu. Les jeux indépendants comme Cave Story puis Undertale (images ci-contre) et Stardew Valley décident déjà de se l’approprier en 2004, 2015 puis 2016, et lancent une deuxième vague de cette esthétique à partir de 2015–2017. Le pixel art garde encore aujourd’hui sa pertinence grâce à son exigence conceptuelle : pour qu’un style en pixel art soit efficace, les formes représentées doivent se rapprocher de l’abstraction. Il ne s’agit plus de trouver comment représenter un visage le plus fidèlement possible, mais plutôt comment faire comprendre au joueur qu’il s’agit d’un visage avec le moins de pixels possible. Les animations, les formes (et les couleurs de plus en plus rarement) sont réduites à leur strict minimum. Cela demande un esprit de synthèse particulier : il faut résumer un personnage, un lieu, un objet à ses caractéristiques les plus marquantes. Dans Celeste, le sprite de l’héroïne, Madeline, ne comporte pas d’yeux ni de bouche, simplement un corps et de longs cheveux qui sont sa caractéristique principale (image ci-contre).
Les cheveux de Madeline changent également de couleur en fonction du nombre d’action restantes au joueur, un moyen intelligent d’imbriquer mécanique de jeu et conception graphique. De plus, la conception d’un jeu en pixel art n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était dans les débuts du jeu-vidéo. Les concepteurs peuvent maintenant utiliser des logiciels bien plus performants pour le dessin, mais aussi combiner cette technique avec des logiciels de modélisation 3D. Cette technologie en particulier permet d’ajouter plusieurs aspects intéressants, le premier étant une meilleure spatialisation des différents plans, en créant une parallaxe, comme dans Shovel Knight, Jump King ou Celeste. Déjà présente dans certains jeux classiques de l’époque dorée du pixel art, comme Kirby ou Super Mario, cette parallaxe apporte surtout du détail visuel. Les logiciels de modélisation permettent également de générer procéduralement plusieurs petits effets de particules comme des traînées de poussière après les pas du personnage, des éclaboussures ou des éléments réagissant au passage du joueur (passage dans des hautes herbes qui sont mises en mouvement par exemple). Cette possibilité évite aux concepteurs graphiques d’animer à la main, et a particulièrement été utilisée dans Dead Cells ou Rain World, couplée à une modélisation en 3D des personnages puis pixelisée par la suite. Ce type de génération procédurale a également beaucoup été utilisée, cette fois hors du style du pixel art, sur Hollow Knight et ses éléments de décor pour venir compléter les animations plus importantes réalisées à la main par le studio Team Cherry. Tous ces nouveautés technologiques permettent ainsi aux développeur·euses de jeux indépendants de moderniser une technique qui n’a déjà plus rien à prouver au niveau de son efficacité graphique, en créant au passage une sorte de sous genre au sein du jeu indépendant. De plus, il est souvent plus facile pour des personnes étrangères à l’univers de l’illustration de concevoir un jeu en pixel art, sans connaissances antérieures. Si réaliser un sprite en pixel art demande certes des compétences en dessin, il est plus facile de synthétiser rapidement un personnage en quelques pixels que de le dessiner et animer à la main. Le développeur de Undertale, Toby Fox, avouera ainsi avoir adopté ce style par souci de facilité car étant très mauvais en dessin. La direction artistique 8bit d’Undertale, dans une période régie par les graphismes 3D, fera à l’époque sensation dans le milieu du jeu vidéo. De la même façon, des jeux prendront le parti de styliser des modèles 3D peu détaillés, car le développement d’un jeu au rendu photoréaliste nécessite une équipe de plusieurs centaines de personnes. On observe ainsi la naissance d’une esthétique du low poly, terme qualifiant la présence de peu de polygones dans les modèles 3D. Cette astuce permet à la fois aux développeur·euses de passer moins de temps sur les modèles, mais aussi d’optimiser les performances du jeu, un aspect parfois délicat. A Short Hike . Utilisant le même genre d’optimisation, Untitled Goose Game propose des modèles 3D sans ombres ni textures, permettant de lisser les modèles dans un parti pris graphique intéressant (image ci-dessous). Cette technique permet aussi et surtout aux développeurs d’éviter l’écueil important du rendu des ombres et des textures, souvent difficile pour des petits jeux travaillant sur des moteurs moins perfectionnés. Le rendu final est ainsi chaleureux et joyeux, notamment grâce à l’utilisation d’une palette de couleurs pastels.
Conclusion
Le paradoxe au milieu duquel se trouve les développeur·euses de jeux indés est en réalité une partie intégrante du processus créatif de ces jeux, et surtout de ce qui a contribué à forger cette esthétique aujourd’hui si populaire. En effet, si l’on a pu noter à quel point le développement d’un titre indé est semé d’embûches, tant dans la conception du jeu que tout ce qui gravite autour, il apparaît que bien souvent, ces contraintes sont le moteur principal d’innovations. La passion des développeur·euses est en effet suffisamment forte pour que celleux-ci acceptent de faire face aux difficultés que créer en indépendant implique, tout cela afin de garder à tout prix une liberté créative dans le travail. On aura pu ainsi observer des exemples de jeux réalisés par des passionné·es, et qui n’auraient sans doute jamais pu voir le jour dans le cadre d’une supervision par des éditeurs désireux de produire un titre rentable et sans risques. Loin d’enfermer les développeur·euses dans un schéma de création limité, ces contraintes jouent plutôt le rôle de défis à surmonter. La communauté indé étant particulièrement soudée, l’atmosphère d’entraide régnant entre ses membres contribue à créer des liens forts, et forme peu à peu une esthétique propre au secteur. Comme évoqué plus tôt, les styles de gameplay et artistiques de prédilection de beaucoup de jeux indés sont d’abord les résultats de contraintes contournées et réappropriées. Il s’agira par la suite de véritables lieux communs que le grand public pourra définir comme l’esthétique indé.
Suite à la période d’explosion en popularité et en nombre de sorties des jeux indés, entre 2015 et 2020, le secteur est aujourd’hui plus que reconnu dans le milieu du jeu vidéo. Au-delà de posséder sa propre catégorie aux Game Awards (équivalent des Oscars), cela signifie que le secteur indé s’impose comme un acteur majeur de l’industrie, malgré son caractère protéiforme. Les plus grands acteurs de l’industrie (éditeurs et studios AAA) tentent déjà de soutenir, voire de racheter les petits studios ayant réalisé des jeux à succès. Qu’il s’agisse de simples opérations marketing ou de véritables intentions d’innover du côté créatif dans le jeu vidéo, il est certain que l’esthétique indé se retrouve désormais au centre des enjeux pour les années à venir. Il reste à espérer que la passion insufflée dans la conception de ces jeux par les créateur.ices parvienne à influencer la dynamique des plus grands studios.
Bibliographie
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Sitographie
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Ministère de la culture, Jeu vidéo : https://
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Glossaire
- Game Jam
- Évènement rassemblant des équipes de développeur.euses. L’objectif est de créer un prototype de jeu dans une limite de temps stricte (48 heures, une semaine…), qui sera ensuite présenté devant un jury pour tenter de remporter des prix. Le jeu One Last Game évoqué dans l’article est par exemple issu de la GMTK Game Jam ayant duré 48 heures. Les jeux créés durant ces évènements peuvent d’ailleurs être développés par la suite en des jeux complets. Ce fut le cas pour Hollow Knight, prolongement du prototype Hungry Knight.
- Input
- Action de la part de la·e joueur·euse se répercutant dans le jeu. Le fait de presser un bouton afin de faire sauter le personnage est par exemple considéré comme un input.
- Metroidvania
- Sous-genre nommé d’après les jeux Metroid et Castlevania. Son intérêt principal repose dans la gestion d’une carte et de niveaux conçus très précisément pour encourager l’exploration. Certaines zones sont ainsi bloquées au début et nécessitent l’obtention d’objets ou de capacités pour y accéder, créant un sentiment de progression et d’amélioration chez la·e joueur·euse.
- Sprite
- Élément d’un jeu en deux dimensions pouvant être animé, généralement des objets ou personnages. Dans les premiers Pokémon par exemple, chaque créature possède à la fois un sprite de face et de dos pour les combats.
Jeux cités
Un gameplay intégral des trois minutes de jeu est disponible sur Youtube : https://
youtu ↩︎.be/RtZBtFJiJ80 ?si=sdE _mO2056gLqt8M