Depuis quelques jours, un astéroïde menace de s’écraser sur Liberty City. Les habitants se sont réunis sur une esplanade pour assister au lancement d’une fusée, dont dépend le destin de la ville tout entière : un équipage d’astronautes s’est porté volontaire pour dévier la trajectoire de l’astéroïde, avec toute l’abnégation et le patriotisme exacerbé de Bruce Willis dans Armageddon. Le maire, qui doit donner un discours, se fait attendre. Un pompier monte sur l’estrade qui lui est réservée pour livrer un message d’adieu à sa famille, avant de se faire dégager sans sommation par un policier ; une employée de fast-food demande du crack à la cantonade, elle veut un dernier shoot avant de mourir ; un type passablement ivre se lance dans un plaidoyer mielleux incitant à « s’aimer les uns les autres », avant de se faire traiter par son voisin de Martin Luther King à la petite semaine. De part et d’autre, on entend des gens prier pour leur vie et échanger des déclarations d’amour de dernière minute. Lorsque le maire Jon Wood débarque enfin pour entamer son allocution, plus personne ne pipe mot. « Ce soir, c’est la concrétisation du projet d’une centaine d’ingénieurs et de scientifiques, tous réunis pour lutter face à cette menace qui ne cesse de grandir de jour en jour », énonce-t-il au micro. Quelques minutes plus tard, la fusée décolle, puis une explosion tonitruante se fait entendre : la mission est un succès, les astronautes meurent en héros, et la ville est sauvée.
À Liberty City, des centaines d’histoires comme celle-ci s’écrivent au quotidien. Derrière les portes fermées des cabarets, au détour d’une ruelle sombre, sur les bancs d’un jardin public ou dans les couloirs d’un hôpital, on peut croiser des gangsters repentis, des policiers zélés, des médecins corrompus et des rappeurs en devenir. Tout ce petit monde est arrivé ici pour une raison bien précise : il y a par exemple Cassidy Roy et sa petite sœur Lindsay, en quête d’une vie meilleure après leur adolescence tourmentée dans un orphelinat catholique. Il y a aussi Perry Jameson, un mécanicien toujours enclin à insulter sa clientèle, qui voit passer la majorité des véhicules de la ville dans son garage miteux ; ou encore Florim Krasniki, un avocat albanais qui cherche tant bien que mal à cacher son passé criminel. Tous sont des personnages inventés par des adeptes de role-play (RP) - une pratique qui consiste à incarner un personnage dans un environnement virtuel - ici sur Grand Theft Auto : Online. Ils passent pour la plupart des mois entiers à incarner le même rôle, sans jamais en sortir.
Une bonne partie de la communauté de GTA RP utilise le mod1 FiveM, dont la popularité a fini par surpasser celle de GTA Online. En avril 2021, les moddeurs de FiveM annonçaient plus de 250 000 utilisateurs connectés simultanément, au moment où GTA Online en comptait 124 000. FiveM n’est pas uniquement dédié au RP - ses outils permettent simplement de créer des serveurs customisés pour jouer en ligne, que ce soit pour faire des courses de voitures ou du tir. Mais c’est indéniablement la pratique du RP qui explique son succès aujourd’hui.
[...] Le soir, aux alentours de 19 heures, les joueurs se rejoignent à Liberty City pour tracer les grandes lignes d’une immense pièce d’improvisation, et s’adressent uniquement les uns aux autres par leur nom d’emprunt. Là-bas, je m’appelle Apollonia Wójcik - je suis une journaliste qui travaille pour la presse quotidienne régionale, lassée de couvrir des réunions d’entreprise, des accidents de voiture et des kermesses de quartier. « Quand on commence tout juste le role-play, il vaut mieux créer un personnage qui nous ressemble au moins un petit peu », m’a conseillé une joueuse expérimentée quelques semaines plus tôt.
Au départ, Liberty City est la ville où se déroule l’intrigue de GTA IV, sorti en 2008. Au cours de cette aventure qui se déroule dans un monde ouvert2 librement inspiré de la ville de New York, le joueur incarne le vétéran de guerre serbe Niko Bellic, à peine débarqué à Liberty City, qui voit son rêve américain fracassé sur l’autel de la réalité. C’est ce même monde ouvert qui sert actuellement de terrain de jeu pour la communauté de Flashback3, un serveur entièrement dédié au RP. Le RP s’inscrit dans la lignée du jeu de rôle sur table, qui s’est popularisé dans les années 1970 avec Donjons et Dragons. Il s’organise différemment du jeu de rôle sur table : il n’y a pas vraiment de scénario, ni de maître de jeu à proprement parler4. Les joueurs se connectent dans un environnement en ligne, où ils incarnent des personnages, improvisent et interagissent avec les autres via un chat vocal de proximité. Si plusieurs jeux abritent des communautés de role-players (citons par exemple Arma, World of Warcraft ou encore Rust), le RP sur GTA Online, plus communément appelé le « GTA RP », connaît depuis cinq ans une popularité grandissante.
Qu’est-ce qui fait que GTA se prête aussi bien au RP ? La licence comporte des campagnes solo qui mettent en exergue une histoire, tout en laissant une grande liberté d’approche au joueur avec sa dimension bac à sable5. « Ce que nous aimons dans les jeux en monde ouvert, et ce qui les rend uniques, c’est le fait de permettre au joueur d’être quelque part », déclarait l’un des créateurs de GTA, Dan Houser, à Polygon6 « Nous leur permettons d’exister dans un monde que nous avons construit, comme s’ils faisaient du tourisme virtuel. » Le RP GTA est possible parce que GTA, avant d’être un simulateur de fusillade et de course-poursuite, s’attache aussi à reproduire la vraie vie. Le studio de développement des jeux GTA, Rockstar Games, n’a jamais pris de position définitive sur le RP : les mods comme FiveM n’ont jamais été interdits, ou à l’inverse soutenus de manière officielle.
Quand j’observais encore le phénomène du RP loin, avant de créer mon propre personnage, j’avais honnêtement du mal à comprendre l’intérêt de suivre les aventures virtuelles d’un autre pendant des heures - d’autant plus lorsque celles-ci impliquaient des actions triviales comme le simple fait de réparer sa voiture. Au contraire du Liberty City de GTA IV, où il est possible de massacrer n’importe quel PNJ7 et de conduire à tombeau ouvert sans trop avoir à souffrir des conséquences, le monde du serveur Flashback exige d’incarner un personnage de manière réaliste. [...]
Certains joueurs gravissent les échelons de la criminalité pour devenir barons de la drogue à la tête d’un empire tentaculaire ; d’autres préfèrent incarner de modestes employés de restaurant. Tous les joueurs y débarquent les mains vides, et doivent trouver une activité pour gagner de quoi s’offrir un téléphone, une voiture ou un appartement. Il n’est pas rare de croiser des joueurs qui occupent une profession avec une certaine forme de zèle - en particulier les médecins et les policiers, qui ont un rôle central au sein de la ville. L’entrée y est très sélective : les nouveaux joueurs doivent rejoindre le Discord8 de Flashback et envoyer un dossier de candidature aux administrateurs du serveur. Ce dossier doit comprendre le nom du personnage, son âge, quelques détails sur son passé, ainsi que ses objectifs à court et à long terme, et c’est seulement une fois que la candidature du joueur est validée que ce dernier peut se connecter en jeu.
De nombreux serveurs sont ouverts aux débutants, mais Flashback est réservé aux joueurs aguerris : les administrateurs exigent que chaque participant soit âgé de 20 ans minimum, et qu’il puisse justifier d’au moins 380 heures de RP sur GTA. Pour préserver un semblant de réalisme, les administrateurs du serveur s’attachent à préserver un équilibre entre les personnages dits « civils » et ceux qui ont des activités illégales, dont les rôles laissent habituellement la part belle à la créativité et à l’amusement. [...]
« Merci de lire l’intégralité du règlement avant de jouer sur le serveur », peut-on lire sur le fil de discussion dédié aux nouveaux arrivants. « En cas de manquement au règlement, vous vous exposez à des sanctions. » Le règlement de Flashback s’étend sur seize pages, durant lesquelles on apprend notamment qu’il est interdit de faire ce que l’on appelle du « hors role-play », ou HRP - tout ce qui est susceptible de briser l’immersion et de faire sortir le joueur de son personnage. Si un joueur doit s’absenter un temps de son écran, il est mal vu de rester planté sans rien faire en présence d’autres personnages : la plupart des joueurs prétextent que leur avatar doit passer un coup de téléphone, avant de se placer dans un endroit où peu de gens seront susceptibles de les croiser. Si un joueur constate que la personne à qui il s’adresse a des problèmes de micro, il doit trouver un moyen détourné de lui faire comprendre (le règlement suggère de lui dire quelque chose comme « Tu as une petite voix aujourd’hui, tu devrais prendre une pastille pour la gorge »). Quand un joueur se trouve dans une situation à risque (une course-poursuite avec des policiers, ou une confrontation physique), il est également tenu de faire semblant d’avoir peur. [...]
Dans la journée, la ville de Liberty City est plutôt calme : Flashback est un serveur de nuit, où les joueurs se connectent généralement entre 19 heures et 2 heures du matin. Pour une néophyte comme moi, l’après-midi constitue le moment idéal pour apprendre les rudiments du jeu. Afin d’éviter de passer des journées entières à gagner assez d’argent pour pouvoir louer un appartement ou effectuer la moindre activité, je choisis de m’appuyer sur l’expérience d’une joueuse de longue date, Pollynette, qui gagne notamment sa vie en streamant ses sessions de GTA RP sur Twitch devant 210 000 abonnés. Nous décidons ensemble de me créer un personnage qui a connu le sien (nommé Cassidy Roy) dans l’orphelinat où elle a passé son adolescence, et qui décide sur un coup de tête de passer quelques jours à Liberty City en vue de travailler pour un journal prestigieux.
Lorsque je me connecte pour la première fois en jeu, il y a seulement une poignée de vrais joueurs : le monde est néanmoins peuplé de PNJ qui vaquent à leurs différentes occupations.
Comme tout nouveau joueur, je débarque dans un lieu qui s’appelle l’Hôtel Majestic, où il est possible de modifier l’apparence de son personnage avec un nombre faramineux de paramètres (qui comprennent notamment l’opacité de la barbe, les défauts de peau, les imperfections du corps et les taches de rousseur) : le mien sera une grande blonde au visage émacié et aux traits sévères. Alors que je commence à m’habiller, Pollynette me rejoint avec son personnage Cassidy, et me détaille quelques erreurs à éviter : je ne peux pas mettre une veste de biker sous peine d’avoir des embrouilles avec les gangs de motards qui sévissent dans la ville, ou endosser un vêtement buggé qui laisserait par exemple entrevoir un trou béant au niveau du torse de mon personnage. Elle me donne ensuite 1500 dollars - les personnages peuvent faire glisser des objets de leur inventaire pour les donner à d’autres joueurs - pour tenir le temps de quelques jours, avant de m’emmener acheter une carte SIM et un téléphone, qui sont essentiels en RP.
Les joueurs se servent de leur portable virtuel pour appeler d’autres joueurs, chercher l’amour (sur l’application Matchmaker, sorte d’équivalent de Tinder) ou voir les événements en cours sur la version en jeu de Twitter (où les joueurs postent souvent des messages pour annoncer l’ouverture d’un lieu ou publier des offres d’emploi). La mairie, passage obligatoire pour les nouveaux joueurs, est malheureusement fermée : mon personnage restera finalement sans papiers pendant toute la durée de son séjour. Le fait de ne pas passer par ce processus m’a donné au mieux le sentiment d’être une touriste à Liberty City, au pire une hors-la-loi, mais cela ne m’a posé problème qu’à deux reprises : lorsqu’une joueuse m’a demandé mes papiers d’identité pour m’inscrire à une tombola organisée par le serveur, et bien plus tard, lorsque des policiers m’ont arrêtée avec Pollynette parce que nous avions percuté un lampadaire en roulant trop vite. La plupart des joueurs chevronnés reconnaissent instantanément les nouveaux venus de ma trempe : en constatant mon absence de papiers d’identité (de même que mon incapacité à faire lever les mains en l’air à mon personnage pour signifier son obtempération), les agents m’ont relâchée contre une amende de cinq dollars - ils auraient été sans doute moins cléments avec un joueur qui connaîtrait parfaitement le règlement.
« Soirée Cholo style à Morris Street, 23h15, dress code cholo obligatoire. Barbecue, musique, chicas : on vous attend ». C’est la seule soirée officielle prévue ce samedi soir, et une bonne partie des joueurs ont choisi de s’y retrouver pour faire la fête autour d’une voiture rose vif, dont les hautparleurs éructent les notes d’une chanson traditionnelle mexicaine. La plupart des invités, au nombre d’une petite trentaine, arborent des chemises à carreaux et des bandanas. Un personnage qui doit faire tout juste 1 mètre 35 m’aborde et me pose quelques questions sur ma présence ici. Il ne tarde pas à se confier sur son envie de devenir acteur, avant de me livrer une interprétation toute personnelle de « Boom, boom, boom, boom!!! » des Venga Boys.
Deux Jamaïcains viennent également me parler, et me tirent à l’écart de la foule ; l’un deux me donne un joint en guise de cadeau de bienvenue, et m’invite à le recontacter par téléphone. Les administrateurs de Flashback organisent parfois des événements massifs en jeu - c’était le cas de la mission spatiale citée plus haut -, le plus souvent des concerts9, mais la plupart de mes soirées sur les serveurs de Flashback s’avèrent plutôt calmes.
Il y a quelque chose d’assez intrigant dans le fait de se connecter en jeu pour se réunir à une fête virtuelle remplie d’inconnus, avec tous les temps morts que cela peut impliquer. Être connectée à un jeu - c’est-à-dire dans un endroit où personne ne peut constater que le seul mouvement de danse que je maîtrise consiste à agiter mollement les bras, et où il me suffit de taper la commande e/dance pour me transformer en chorégraphe professionnelle - ne m’empêche pas d’avoir des doutes existentiels.
Avant d’engager la moindre conversation, je réfléchis toujours pour m’assurer de ne pas trop empiéter sur l’intrigue d’un autre joueur. Durant les quelques instants où plus personne ne semble avoir quoi que ce soit à se dire autour de moi, je me demande si ce n’est pas ma présence de joueuse occasionnelle qui gêne tout le monde. Pour me rassurer après cette première soirée, je vais immédiatement voir les rediffusions de streams d’autres joueurs présents sur Twitch, afin de déterminer s’ils l’ont vécu de la même manière que moi. Je suis aussitôt rassurée : si chaque personnage a vécu des choses différentes selon l’endroit précis où il se trouvait, personne ne semble immunisé contre la maladresse sociale. Ces petits événements sont importants, notamment parce que le simple fait de rencontrer et d’obtenir le contact de différents personnages permet de multiplier les opportunités d’intrigues : en une soirée, j’obtiens le numéro d’un journaliste qui vient de quitter son média indépendant, celui d’un avocat véreux qui cherche simplement des amis, ou encore celui d’un détective privé qui me propose des missions de filature. Au début, je ne suis pas très à l’aise à l’idée de les appeler, par crainte de les interrompre au beau milieu d’une conversation importante et de mettre à mal le scénario qu’ils avaient en tête. Ces doutes se dissipent rapidement, à mesure que j’apprends à maîtriser les codes du RP.
Après tout, les role-players sont censés être capables d’improviser en permanence, quelle que soit la situation à laquelle ils font face : que ce soit parce que leur personnage est sur le point de se faire dépouiller par des gangsters, ou parce que la journaliste gênante qu’ils ont croisée lors d’un barbecue de quartier a subitement décidé de se joindre à eux.
La ville de Liberty City est fondée sur celle que l’on peut voir dans GTA IV : on retrouve des éléments déjà présents dans le jeu d’origine, comme la chaîne de fast-food Cluckin’ Bell, les bureaux du média Liberty News, le département de police LCPD ou l’hôpital Carson General. Il y a aussi des lieux de vie plutôt classiques : des appartements (où les personnages sont idéalement tenus de se rendre pour dormir avant de se déconnecter), des boutiques de vêtements (où il est possible de changer sa tenue virtuelle à tout moment), des clubs ou encore des concessionnaires automobiles10. Le monde du GTA RP est persistant, ce qui signifie qu’un joueur impliqué dans la vie de la communauté, comme le gérant d’un bar ou le directeur d’un hôpital, doit se connecter fréquemment. « Si un joueur ne se connecte plus trop, on va lui envoyer un petit message pour savoir pourquoi il ne vient plus », m’explique LolyPokicake, co-fondateur et administrateur de Flashback. « Il ne nous doit rien et nous non plus, mais s’il endosse le rôle d’un chef de gang important, on peut être amené à le remplacer s’il ne compte plus venir en jeu. » La majorité des role-players que j’ai croisés se connecte à raison de plusieurs heures par soir, et certains incarnent le même personnage pendant des mois, voire des années entières, jusqu’à ce qu’ils aient l’impression d’en avoir épuisé toutes les possibilités.
Qu’est-ce qui peut pousser des joueurs à s’investir autant dans un personnage civil, quitte à parfois avoir le sentiment de travailler? Je pouvais comprendre qu’un joueur choisisse d’incarner un mafieux, un dealer ou n’importe quelle activité criminelle un peu excitante ; j’avais cependant plus de mal à saisir l’intérêt d’une vie virtuelle passée à classer des factures et à boire des coups dans des bars à la tombée de la nuit. « Quand je prends en charge un patient, je dois faire des fiches, rédiger un dossier patient, faire de la comptabilité. Au début ça perturbe, c’est comme commencer un boulot dans la vraie vie » expliquait au Monde11 la streameuse Sushint, qui incarne le personnage d’un médecin. Pollynette m’explique que pour elle, c’est un moyen de s’essayer à des carrières différentes et de rencontrer des gens qu’elle n’aurait jamais croisés dans la vraie vie - souvent des gens à l’imagination débordante, capables d’improviser dans n’importe quelle situation. Il est finalement assez rare que les personnages se contentent d’une seule activité - si cela reste cohérent avec leur personnage, les joueurs peuvent effectuer des stages en jeu pour modifier la trajectoire de leur RP.
Au final, j’ai croisé un nombre incalculable de personnages aux parcours et aux personnalités improbables : un mécanicien aspirant à devenir une star de la pop, un interne en médecine qui passait ses soirées à se battre devant des grandes fortunes dans des fight clubs clandestins, un serveur qui faisait un stage dans la police, ou encore un pompier toujours à la recherche d’activités illégales afin de satisfaire son obsession pour l’argent. Les personnages civils peuvent ainsi se retrouver à faire des activités illégales au gré de leurs rencontres, que ce soit du trafic de drogue ou du détournement d’argent. Au cours de ma première soirée à Liberty City, j’ai aussi rencontré un nombre alarmant de personnages qui faisaient de la musique - à commencer par Funko, un rappeur qui m’a fait écouter son morceau « Cyprine/PuS$y Juice » (« Ta cyprine coule à flots, mais moi j’ai pas le permis bateau ») et Lindsay Roy, la sœur de Cassidy, dont le morceau pop « Dance With Me » est devenu une sorte d’hymne non officiel de la ville. Certains joueurs de RP postent ensuite des clips en ligne, en faisant des prises de vue de leurs personnages en jeu. L’un des streameurs les plus populaires passés par Flashback, Inoxtag, a cumulé 17 millions de vues sur son clip « Barillo ».
La pratique du RP se démarque des jeux multijoueurs par son absence de but. Dans les jeux en monde ouvert, les joueurs ont souvent des objectifs clairs à accomplir, avec une récompense à la clef. Le RP va à l’encontre de ces conventions, puisqu’il n’a pas vocation à être « gagné » : au contraire, les administrateurs des différents serveurs condamnent traditionnellement ce qu’ils appellent le « win RP », qui consiste à ne pas prendre en compte les éléments de son environnement - par exemple, en continuant de conduire sa voiture comme si de rien n’était après un accident conséquent. « Est-ce que le RP était bon ? Est-ce qu’il a permis de créer une intrigue à laquelle d’autres joueurs pourront se greffer ? Est-ce que tout le monde a jugé que la situation était juste ? » résumait le journaliste James Dator dans un article pour Polygon12.
Ce sont les préoccupations principales des adeptes du RP : inventer des histoires et créer des situations engageantes, qui permettent à d’autres joueurs de s’impliquer, tout en restant le plus réaliste possible.
Les administrateurs de Flashback, qui ont également une présence en jeu, s’assurent constamment de maintenir une vision cohérente pour l’ensemble du serveur : tout joueur qui dérogerait au règlement est passible d’être suspendu ou banni. Il leur arrive aussi d’assouplir les conditions d’entrée lorsque le serveur connaît une pénurie de personnages - par exemple, les personnages de médecins, infirmiers et soignants, particulièrement chronophages et exigeants à incarner, sont actuellement demandés en masse. Pollynette, qui a incarné un personnage d’infirmière hématophobe, m’explique s’être documentée sur le vocabulaire médical pour faire des scènes réalistes.
Au nom de l’immersion, il est aussi fréquent que des joueurs imitent une voix ou un accent - ce qui peut être tantôt embarrassant, tantôt extrêmement problématique, et contribue à une image négative du RP GTA auprès des personnes extérieures au phénomène. « J’avais des a priori sur le RP, je me disais que c’était juste des gens qui parlaient de sujets incompréhensibles en imitant des accents, et en fait j’ai accroché de dingue », déclarait par exemple la streameuse française BagheraJones au Monde13. C’est un sentiment que je partageais aussi avant de rejoindre le serveur : par chance, j’y ai croisé plus de petits génies de l’improvisation que d’apprentis Michel Leeb, même s’il faut reconnaître que ces derniers existent bel et bien. Les administrateurs de Flashback ne semblent pas vraiment s’en formaliser : dans le salon textuel « recherche-projet » de leur serveur Discord, on trouve de nombreuses annonces de joueurs qui recherchent des joueurs maîtrisant un accent spécifique pour rejoindre leur gang. Le règlement de Flashback se veut ouvertement strict envers toute discrimination14 et le harcèlement des joueuses, qui sont largement en minorité et peuvent signaler tout incident à l’équipe du serveur ; ce n’est malheureusement pas le cas partout. « Il y avait une très mauvaise image du RP de manière générale au sein de la communauté des joueurs. Mais je pense que les derniers événements en France et ailleurs dans le monde ont largement changé le regard des gens sur le RP », expliquait le streamer CaMaK, administrateur du serveur de GTA RP Faily V à Ouest France15.
Les événements auxquels il fait référence sont des créations de serveurs destinés à des streameurs aux audiences colossales, qui permettent de faire découvrir le RP GTA à un public plus large.
Le GTA RP s’est considérablement popularisé en France en avril 2021, lorsqu’un événement appelé le RPZ716 a réuni plus de 80 streamers et influenceurs français sur un serveur dédié - dont MisterMV, qui cumule près de 800 000 abonnés sur Twich17, ou encore Antoine Daniel, qui compte près de trois millions d’abonnés sur YouTube. Pendant deux semaines, les joueurs ont diffusé leurs aventures RP sur Twitch et YouTube, permettant aux spectateurs de suivre chacune de leurs histoires comme s’il s’agissait d’une sitcom, accumulant un total de 54 millions de vues. Car si la pratique de RP fonctionne aussi bien, c’est en partie grâce à son public : encore aujourd’hui, la rubrique dédiée à GTA V fait partie des plus regardées sur Twitch avec plusieurs centaines de milliers de spectateurs, juste derrière la catégorie « Discussion ». Les spectateurs regardent du RP GTA comme ils suivraient une série télévisée un peu ringarde qui tournerait 24 heures sur 24, avec la possibilité de changer à tout moment le personnage qu’ils observent en passant d’une chaîne à une autre. [...]
S’il se passe un événement dans le stream d’un joueur et qu’un autre en a connaissance, il n’est pas censé le savoir en jeu - c’est ce que les administrateurs appellent le « stream hack », qui consiste à obtenir des informations sur un personnage par le biais d’un stream, en vue de l’utiliser contre lui. En regardant les streams de Pollynette, j’ai pu constater que son personnage Cassidy Roy gardait des stocks de cocaïne dans son appartement pour le compte d’un dealer ; j’ai beau y loger au cours de mon séjour à Liberty City, je ne suis pas autorisée à en parler, à moins d’en prendre connaissance en jeu. Les streameurs comme Pollynette peuvent aussi ressentir une pression vis-à-vis de leur public, en particulier de leurs spectateurs les plus assidus. Elle m’explique qu’il arrive souvent que les choix de son personnage soient questionnés par les spectateurs, ou encore que ces derniers ne fassent pas de distinction nette entre le joueur et le personnage qu’ils incarnent : elle qualifie ces spectateurs de « matrixés » - un terme qui renvoie directement à la série de films des sœurs Wachowski et désigne toute personne qui peine à différencier le RP de la vraie vie. En réalité, tenir compte de l’opinion de ses spectateurs (par exemple, en organisant un sondage pour leur demander comment doit évoluer l’aventure de leur personnage) relève du « hors role-play » et peut être passible d’un bannissement du serveur.
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Quatre hommes masqués et armés de fusils font avancer une jeune femme encapuchonnée au sommet d’un château d’eau. « Sur cette île, j’ai des oreilles partout », déclare l’un d’eux d’une voix rocailleuse. « Donne-moi une raison de te laisser en vie maintenant. Tout le monde sait que j’ai menti à la moitié des gangsters de la ville pour ton cul ». Tétanisée par la peur, la jeune femme implore pour sa vie, en vain. De manière très théâtrale, les quatre hommes l’encerclent et l’abattent froidement d’une balle dans la tête. Quelques secondes plus tard, son corps gît tristement sur le sol.
Poppy Norce, l’un des premiers personnages de Pol-lynette, vient juste de mourir. Elle l’aura incarné pendant plusieurs années. Lorsqu’un joueur souhaite tuer le personnage de quelqu’un d’autre, il doit soumettre un dossier aux administrateurs du serveur en justifiant les motifs de son acte et en avançant des preuves : « Dans le dossier, vous devez préciser le nom de la personne concernée, les raisons détaillées et les portes de sortie, le déroulement de la scène dans la mesure du possible : quand, comment et où », précise le règlement. Ici en l’occurrence, Poppy était en cavale sous une fausse identité, et avait dévoilé son vrai nom à un autre personnage en qui elle avait confiance. « Dix minutes plus tard, j’étais morte », se souvient-elle. « J’ignorais complètement que mon personnage allait mourir, et c’était un peu frustrant sur le coup. Je savais que j’avais encore plein d’histoires à vivre avec elle, et c’est difficile de dire au revoir à un personnage qu’on a incarné pendant des années - mais ça fait partie du jeu. » [...]