Si le jeu vidéo peut être estimé comme un moyen d’expression artistique, il faut se demander qui est à l’origine de cette expression. En effet, à la différence de la plupart des disciplines artistiques; il est très difficile d’estimer qui sont réellement les auteurs d’une œuvre de Jeu vidéo. Alors, qui est réellement l’auteur d’un personnage de Diablo 2 ? Est-ce le graphiste du jeu qui a dessiné les différentes formes que peuvent prendre les personnages, est-ce la personne qui a défini le concept global du personnage (un barbare dispose de telles caractéristiques qui sont différentes de celles d’un paladin), est-ce l’ensemble des personnes qui ont conçu le jeu ou est-ce le joueur qui façonne son personnage d’après les éléments mis à sa disposition par le programme ? De même, alors que le jeu Counter Strike est originellement pourvu d’un certain nombre de cartes, il est possible pour n’importe quel utilisateur de créer ses propres cartes avec des logiciels mis en libre circulation sur Internet, logiciels qui sont légaux et gratuits. Le véritable auteur du jeu est-il alors le concepteur du programme, les graphistes, ou l’utilisateur qui crée l’architecture dans laquelle va se dérouler la partie ?
Cette confusion est d’autant plus marquée dans le cas de Counter Strike, ce logiciel étant un « mod » d’un autre jeu, Half Life. Un « mod » est un programme gratuit qui permet de modifier les règles d’un jeu, de même que ses graphismes et ses sons. Ainsi, pour jouer à Counter Strike, le joueur doit d’abord posséder le jeu Half Life, puis se procurer les fichiers d’installation de Counter Strike, qui sont téléchargeables gratuitement sur Internet ou dans les revues spécialisées. Le programme nommé Counter Strike va alors modifier le jeu d’origine Half Life pour en créer une nouvelle version. Les graphismes, les sons, ainsi que les règles du jeu vont être ainsi transformés. Le programme « source » permettant d’agencer ces trois éléments reste toutefois celui d’origine. Qui est alors l’auteur de l’œuvre sur laquelle l’utilisateur joue? Peut-il y avoir un auteur alors que le joueur modifie lui-même l’œuvre au fur et à mesure de ses agissements ? Lorsque l’on demande aux membres du Club Dif’ de citer des noms de concepteurs de Jeux vidéo, ceux-ci répondent immédiatement par des noms de sociétés et non par des noms d’individus. Cette réaction reflète le flou qui entoure la notion d’auteur dans le jeu vidéo. Il est très difficile, même pour les amateurs, de mettre un nom sur des personnes s’exprimant par ce médium. Paradoxalement, le jeu vidéo est considéré par les institutions juridiques comme une œuvre de l’esprit, au même titre que toute œuvre d’art. Les instances judiciaires peuvent-elles aider à mieux définir le statut d’ un auteur dans le jeu vidéo?
Le 8 décembre 1982, il fut décidé par le Tribunal de Grande Instance de Paris, dans l’ affaire qui opposa Atari à Sidam, que :
« l’apport personnel du créateur de programme est déterminant dans le résultat obtenu, comme peut l’ être celui du compositeur de musique ». Ainsi, fin 1983, « une demi douzaine de décisions montrent que les programmes d’ ordinateurs bénéficient de la protection accordée au droit d’auteur »
Ces indications, issues de l’ouvrage de Bertrand André Protections Juridiques du logiciel, montrent que le jeu vidéo, programme informatique protégé par le droit d’auteur, est légalement considéré comme une œuvre de l’esprit, au même titre que toute œuvre d’ art. Une œuvre de l’esprit est une œuvre qui doit avant tout être « originale », au sens juridique du terme, c’est-à-dire que :
« l’originalité en matière de droit d’ auteur nécessite la présence d’éléments propres à l’auteur découlant de sa personnalité ».la loi reconnaît donc qu’un programme peut être le reflet de la personnalité d’un auteur tout comme peut l’être une œuvre musicale.
« La propriété littéraire ou artistique, appelée communément droit d’auteur, est l’ensemble des droits que la loi reconnaît aux créateurs d’une œuvre de l’esprit. L’auteur d’une œuvre informatique jouit donc d’un certain nombre de droits sur son œuvre, dont l’un des principaux est le droit moral qui comprend le “droit au respect de l’œuvre ou le droit pour l’auteur de ne pas voir son œuvre modifiée.»
Si de nombreux cas juridiques démontrent que Ie jeu vidéo jouit effectivement de la protection du droit d’auteur, il est néanmoins indéniable que cette protection est couramment rendue caduque, de nombreux principes régissant le droit d’auteur s’appliquant
mal au concept même de jeu vidéo.
De même, le principe d’originalité comme reflet d’éléments propres à la personnalité d’un auteur, ou d’une entité définie comme auteur, ne peut prendre effet dans un jeu vidéo.
Pour mieux comprendre de quelles manières les pratiques amateurs s’institutionnalisent il faut tout d’abord s’intéresser à la façon dont les amateurs acquièrent une reconnaissance de la part du milieu professionnel ou de leurs pairs. Comme nous l’avons constaté, le système de jeu on line mis en place dans Diablo 2 favorise le développement d’enjeux de reconnaissance entre les joueurs. L’analyse de ce jeu peut donc être un bon exemple pour mieux saisir la façon dont sont reconnus les amateurs. Pour ce faire, il faut s’intéresser au parcours d’ une joueuse ayant réussi à acquérir une certaine renommée au sein de l’univers online de Diablo 2.
Au départ, ce qui intéressait Céline dans ce jeu était la possibilité de “rencontrer sans cesse de nouvelles personnes” et de jouer en équipe. En effet, bien que le joueur puisse accomplir seul les quêtes proposées par l’univers de Diablo, il lui est beaucoup plus aisé de faire évoluer son personnage, s’il joue en équipe, les combats rapportant alors plus facilement de “points d’expériences” à l’avatar virtuel. Comme nous l’avons vu, plus un avatar possède de points d’expériences plus le joueur peut lui allouer de nouvelles aptitudes qui le rendront plus performant dans ses quêtes, le personnalisant davantage. L’amazone, qui est une spécialiste du tir à l’arc, pourra par exemple tirer de plus en plus de flèches en même temps, ou en tirer de plus en plus vite. De plus, les différentes compétences de chaque « classe » de personnage sont complémentaires, le paladin pouvant guérir ses compagnons blessés au combat,... Bien sûr, pour qu’un jeu en équipe soit efficace, il faut que chaque joueur prenne le temps de faire connaissance avec ses coéquipiers, pour élaborer des stratégies de victoire.
Chaque avatar a un nom précis, qui lui est donné par son créateur, ce qui permet à toute personne jouant à Diablo 2 de retrouver facilement un joueur particulier parmi toutes les parties existantes. Il faut bien sûr que les deux personnes (ou plus) soient connectées au même moment au monde de Diablo, ou qu’elles se donnent rendez-vous pour jouer à un moment précis. Céline a ainsi fait connaissance d’ un joueur qui se présentait comme un chef de guilde. Certains amateurs de Diablo créent en effet des « guildes », qui sont en fait des équipes de joueurs régies par des règles de bonne conduite et de respect envers les autres membres. En échange, tous les objets trouvés par les membres sont à la disposition de chaque équipier, facilitant les échanges et la constitution d’ un avatar. Néanmoins, pour faire partie d’une guilde il est souvent nécessaire de passer par une période de test qui permettra au nouveau venu de prouver ses capacités et son fairplay. En effet, un joueur peut très bien profiter d’une alliance pour s’approprier les objets qui l’ intéressent sans forcément échanger les siens. Céline a ainsi dû jouer quelques parties avec le chef de la guilde avant d’y être intégrée. Cette prédominance du jeu online en équipe incite au développement de l’amateurisme, le joueur devant investir de son temps pour faire des connaissances ou devait planifier son temps libre afin de pouvoir donner des rendez-vous de jeu. Cet investissement profite également au concepteur du jeu, car il fidélise la clientèle sur un titre donné. D’où l’importance des communautés d’amateurs pour les professionnels qui y reconnaissent également un gage fiable d’investissement et de passion.
Une fois que le joueur a intégré une guilde (ce qui n’est pas obligatoire mais conseillé, certains joueurs se contentant de mener un jeu solitaire, échangeant des objets au hasard des rencontres), il est nécessaire d’ajouter un suffixe au nom de son avatar, montrant l’appartenance de ce personnage a une guiIde précise. Céline avait par exemple créé une amazone appelée variada-cdj, le suffixe étant l’abréviation du nom de la guilde. Ainsi, lorsque Céline entrait dans une partie tous les protagonistes en présence reconnaissaient son appartenance au groupe des CDJ. Ce système de guilde démontre une volonté de reconnaissance, puisqu’il procède uniquement de l’initiative des joueurs, le jeu n’incluant pas dans son programme la possibilité de création de guilde. Pour faciliter la communication au sein du groupe, et en dehors des heures de jeu, les guildes ont également l’habitude de créer leur propre site Internet, incluant les règles de bonne conduite, les objets acquis, la liste des membres, les faits glorieux, de même que les dates et heures de rencontres prévues.
A titre d’exemple, un des sites de guildes, celui des guerriers d’ambre, propose, en plus de tous les éléments précités, un guide stratégique pour apprendre à améliorer de façon optimum son personnage, en choisissant judicieusement les bonnes aptitudes ou les bons objets. On retrouve ici la logique de l’amateur cherchant à dispenser un enseignement de sa pratique, démontrant une culture ludique. Selon Céline, « certaines guildes étaient connues de nombreux joueurs » qui espéraient en faire partie ou qui en parlaient via le système de tchat. Une guilde peut en effet être reconnue pour la qualité de ses membres, la puissance de leurs avatars ou de leurs objets, leur virtuosité en matière de jeu.
Un des menus du site des guerriers de l’ambre propose également une liste de guiIdes amies , avec un descriptif du comportement à adopter envers elles :
« Tout membre de notre ordre se doit de respecter les membres des guildes alliées, il peut commercer avec eux comme bon lui semble. Aucune insulte ni comportement agressif ne saura être toléré. »
Il se crée ainsi des réseaux d’échanges entre les différentes guildes, incitant davantage la mise en place d’enjeux de reconnaissance. Sur le site des guerriers d’ambre, il existe un autre menu, dédié aux personnages ennemis de la guiIde, qui sont en majorité des « Player killers ». Le système de jeu de Diablo 2 permet en effet à un joueur de tuer d’autres avatars. L’avatar mort ressuscitera alors aussitôt dans un endroit sécurisé. Néanmoins, lors de sa mort il aura laissé tomber une oreille qui servira de trophée à l’assassin. L’oreille est surmontée d’un encart indiquant le nom de l’avatar mort et son niveau (plus un joueur acquiert de points d’expériences plus son niveau est élevé, il est donc plus prestigieux de posséder l’oreille d’ un joueur de haut niveau). Certains joueurs se servent de cette possibilité de meurtre pour empêcher le bon déroulement du jeu et pour acquérir ainsi une reconnaissance différente de celle inhérente au système de guilde.
Céline n’est pas restée longtemps dans la guilde des CDJ. Cet ordre avait en effet pour règle d’interdire de tuer d’autres avatars.
« Un jour je me suis fait voler tous mes objets par quelqu’un en qui j’avais confiance.»
Céline a alors décidé de prendre sa revanche, puis a ensuite essayé de se créer une renommée en allant à l’encontre du système de jeu en équipe.
« J’ai dû créer un nouveau personnage, car lorsqu’un membre de ma guilde entrait dans une partie, les joueurs pensaient qu’il avait de mauvaises intentions.»À force de combats et de victoires, elle a alors réussi à acquérir la reconnaissance des joueurs.
« A peine étais-je entrée dans une partie que les gens me fuyaient ou me provoquaient. J’ai vraiment su que j’étais connue lorsque l’on m’a dit que mes oreilles s’échangeaient à bon prix, contre des objets uniques !»
Ainsi, la guilde des guerriers d’ambre compte parmi sa liste d’adversaires l’avatar de Céline, Morwean. Une image de son oreille est affichée sur le site, comme preuve de victoire. Ce système d’oreilles/trophées, inclus dans le jeu par les concepteurs, aide aussi à la reconnaissance des joueurs ayant acquis une renommée.
Les amateurs peuvent donc chercher à acquérir une reconnaissance par leurs capacités, leur style de jeu ou leur culture ludique, comme le montre l’exemple des guildes et des Player killers dans Diablo 2. Ces compétences sont reconnues et encouragées par les professionnels, et même s’il n’existe pas en France de fédération française dédiée aux jeux vidéo, on assiste progressivement à l’émergence d’une institutionnalisation des pratiques liées à l’amateurisme, comme dans le cas des LAN party.