Introduction
Graphisme, design graphique, communication graphique, … toutes ces appellations aux définitions souvent similaires mais à la fois très différentes les unes des autres sont des domaines qui par synecdoque entraînent l’idée d’éléments visuels, qui sont relatifs au sens de la vue. Mais nous savons aujourd’hui que cette pratique et discipline ne s’arrête pas à un seul de nos sens en particulier dans le monde de l’édition.
L’image, le visuel, c’est la source première de communication de notre société actuelle. Même si le dispositif sonore est quelque peu présent également, d’autres de nos sens sont insuffisamment expérimentés et explorés afin de transmettre et d’émettre un contact. Le toucher, développé notamment par la technique du braille a permis de répondre de manière la plus directe possible à l’énonciation d’information, c’est-à-dire la lecture en relief de points ayant pour signification des mots ou des lettres. Néanmoins ce système créer une séparation des langages entre personnes voyantes et mal-voyantes. De même, au travers de cette méthode de lecture nous ne pouvons percevoir aucune expressivité des informations connexes visuelles[1]. Mais alors, sans faire usage de la vue peut-on ressentir le design graphique en édition ?
Communiquer autrement
Une éducation haptique ?
À l’heure d’aujourd’hui, des dispositifs d’éducation du toucher par la dimension haptique[2] sont mis en place dans certaines structures scolaires de manière à aborder dès le plus jeune âge, la lecture d’une nouvelle manière. Ce qui est possible de retenir de l’article « l’approche haptique et le graphisme » publié en 2021, c’est que rares sont les personnes qui ont éduqué au cours de leur vie leur sens du toucher, en particulier pour les adultes pour qui ce moyen de transmission d’émotions est peu utilisé ou du moins conscientisé.
Hors les sensations que peuvent ressentir nos mains lors de l’action lors d’un contact par des milliers de capteurs nerveux peuvent faire l’objet de réels éléments de compréhension et d’émotions. On dénombre 6 sensations tactiles : Le toucher léger permit par la surface de la peau ressentant la texture par caresse (piquant, lisse, rugueux…); la pression tactile qui déforme la peau permettant d’appréhender la consistance (dur, mou, moelleux…); la vibration par les terminaisons nerveuses; la température par des récepteurs comme le muscle pilo érecteur; la douleur par les récepteurs sensoriels et enfin la proprioception qui est le mouvement et la position dans l’espace.
Informer par le toucher
Aujourd’hui le braille est l’unique technique de communication par le toucher, développée pour le « grand » public. Mais en est-il réellement le seul ? N’existe-il pas d’autres manières de communiquer des indications, renseignements, ou précisions autrement que par ce système ? L’objet de ce questionnement n’est pas de trouver un langage universel, puisque nous savons qu’une expression absolue est utopique, même si plusieurs projets ont pu tenter d’y répondre comme le didascalocophus de George Dalgarmo, l’idéographie de Gottlob Freg, le néosigne de Maximilien Vox, la pasigraphie de Jean Effel, … Des pistes de recherches ont pu être abordées par le procédé du toucher. Il est possible de retenir l’exemple du travail d’Audrey Dodo, Fermer les yeux pour voir [a] (voir annexes), qui expérimente un nouveau processus dans le domaine du marketing des produits alimentaires. Celui-ci permet d’englober des personnes en défiances comme des personnes qui ne le sont pas. Ce projet identifiable sous le nom de TAGTO© propose un langage à la fois visuel et tactile par des pictogrammes qui permettent à un individu d’identifier les principaux ingrédients constituant un produit alimentaire et donc de reconnaître ce produit en fonction de la forme de son emballage.
Dans le champ de la signalétique cette fois nous pouvons retrouver une nouvelle forme d’expérimentation entreprise par le studio Kaksi Design. Le projet, Toucher le graphisme [b] (voir annexes) datant de 2010, consiste en la conception également volumique, de caractères cette fois-ci permettant, d’après leur intention, une lecture pour tous. En l’absence de retours de la part de potentiels utilisateurs, la matérialité des lettres reste discutable par rapport son efficacité de communication. Les aspérités du support engendrent à la lecture tactile une difficulté pour la lecture mais développent une autre forme de message tout aussi intéressante : l’expression d’une texture.
On retrouve dans ces deux projets la dimension pédagogique de l’utilisation de ce sens. L’usager se réfère par le toucher à la forme du référent pour en comprendre le signifié, sans passer par le signifiant. Mais est-il possible d’envisager la dimension tactile comme un support d’interprétation d’émotions ?
Émotions créées par sensations
La forme de l’émotion
Les recherches intitulées Touch Project [c] (voir annexes) de la graphiste Parinda Sakdanaraseth sont un projet expérimental qui vise à créer un langage commun. À destination des voyants, comme non-voyants, elle fusionne dans son projet le design graphique et le design tactile. La production résultante de ce projet se traduit par une série de livres aux techniques variées qui peuvent être lus visuellement, tactilement et esthétiquement. Après avoir collecté pendant plusieurs mois, des données, elle a créé un ensemble de motifs, sérigraphiés avec des encres soufflées (voir page ci-après). Ce sont des motifs simples qui donnent une texture, qu’elle a testée auprès d’une personne non-voyante afin d’en répertorier les émotions ressenties. De manière subtile il est possible au travers du toucher de connaître et sentir la différence entre chaque motif. Chaque point, ligne, plan et forme affecte notre relation.
La communication, au-delà du support d’informations qu’elle permet, cela peut être également un moyen de lecture personnelle voir d’introspection. Une histoire, narration ou même poème sont sujets à une émulsion d’émotions. Une nouvelle forme de design s’est attardée sur le sujet : le design d’émotions en lien direct avec l’UX Design (User eXperience). Don Norman, psychologue cognitiviste américain a notamment étudié au travers des sciences cognitives la dimension de l’affect au travers de la manipulation de toutes formes de design. Deux données établies par le chercheur sont alors en lien avec le projet de Parinda Sakdanaraseth, la forme de design viscérale, c’est-à-dire l’esthétique, au ressenti face à l’apparence des objets au travers de nos sens (toucher, ouïe, vue, ressenti interne) et enfin le design réflectif c’est-à-dire la rationalisation et l’intellectualisation du produit, ce que le propriétaire du produit pense que celui-ci peut lui apporter, l’impact de l’expérience de l’objet. Même si cela reste culturel, nous savons suite à des analyses et des expérimentations que telles ou telles couleurs évoquent ou font appel à une sensation (le rouge ; forme de colère ; le bleu, sujet au calme, …). On peut aussi voir ce travail sur la typographie suivant la taille du corps, sa graisse, son interlettrage, interlignage et plus directement par le dessin de la police (empattements, dessin à la main, fantaisie, …). Suivant le contexte d’utilisation une police avec empattements et de forts contrastes entre pleins et déliés peut laisser place à une forme de prestance ou même rigueur. En opposition une police rounded utilisée uniquement en bas de casse qui réfère à la convivialité ou encore la complicité[3].
Système d’émotions
Afin d’engendrer une émotion, il faut tout d’abord en comprendre son dispositif. L’action de toucher stimule par effet mécanique notre système sensoriel, qui par sensation, active notre système cognitif, nous permettant, ainsi, de percevoir ce que l’on touche. Étant donné que le sens du toucher est moins développé et éduqué cela permet bien plus de liberté dans l’interprétation de la matière. Quand un être humain touche une texture il va faire appel à son expérience (ce qu’il a déjà pu ressentir de similaire dans sa mémoire) mais également à son instinct donc suivant son état d’esprit à l’émotion qu’il ressent.
L’aspect physique et tangible d’un élément présent (que l’on peut toucher) renforce la dimension de réalité. Créant ainsi une expérience[4]. Celle-ci étant unique et singulière, elle amplifie les émotions que l’on perçoit. En design graphique et plus précisément en édition il est possible de parler de livre-objet[5].
Le toucher au service de l’édition
Tactilisme
Dans le domaine de l’édition, dès que l’on pense livre-objet, il est possible de remonter historiquement au mouvement du futurisme. En particulier l’ouvrage Depero Futurista . Créé au sein de ce mouvement d’avant-garde, c’est le premier livre-objet moderne. Cette monographie de Depero Futurista fait figure de légende dans l’univers du graphisme, ce qui en fait sa singularité c’est avant tout sa reliure avec des boulons en aluminium. Cet ouvrage aussi appelé The Bolted Book (le livre boulonné), a été publié en 1927 par l’artiste italien Fortunato Depero (1892–1960), a été tiré à 1000 exemplaires en 3 éditions. C’est un livre foisonnant d’idées et d’inventivité mêlant sur 240 pages expérimentations typographiques, conception de produits, photographies, architectures… C’est également un manifeste pour le mouvement futuriste.
Au sein de ce mouvement le caractère exploratoire du tactilisme est décrit comme une nouvelle forme d’art « qui se propose de donner au tact humain des plaisirs de suggestion artistique aussi variés que ceux que nous éprouvons à l’aide des yeux et des oreilles »[6]. Les explications de Marinetti sont accompagnées du travail de l’artiste Benedetta Cappa : la « table tactile » Soudan-Paris. C’est une planche composée de plusieurs sensations tactiles provoquant un voyage imaginaire. Voici comment il la décrit : « Soudan-Paris contient dans sa partie Soudan des valeurs tactiles rudes, grasses, raboteuses, piquantes, brûlantes (étoffe spongieuse, éponge, papier de verre, lin, brosse de fer) ; dans sa partie Mer des valeurs tactiles glissantes, métalliques, fraîches (papier d’étain) ; dans sa partie Paris des valeurs tactiles moelleuses, très délicates, caressantes, chaudes et froides à la fois (soie, velours, plumes, houppes) »[7]. Déjà à cette période, l’idée d’appréhender d’une nouvelle manière les supports de communication commençait à émerger. Un intérêt était bien plus présent dans la composition de forme de l’objet.
Aux moyens techniques
En se concentrant sur le domaine de l’édition il est possible de répertorier un ensemble de techniques envisageables afin de répondre à cette problématique [f] (voir annexes). Soit utilisées pour leur dimension esthétique ou bien pratique en voici les exemples les plus courants. L’embossage ou au contraire le gaufrage ainsi que les vernis sélectifs sont les plus répandus des techniques permettant le toucher. Elles sont notamment utilisées en braille puisqu’elles permettent de facilement créer des volumes. On peut également retrouver le travail des textures soit par des formes volumiques, grâce à l’utilisation des procédés énumérés précédemment, mais aussi par le choix des matériaux. Les supports sont donc eux-mêmes évocateurs de sensations.
Au travers de la collecte des projets ci-dessous mais également par l’expérience personnelle de manipulations d’objets éditoriaux, la matière, au-delà de sa texture elle est source de température. Certains matériaux sont plus des conducteurs thermiques que d’autres, l’exemple récurrent est le bois plus souvent chaud au toucher et le métal plus souvent froid. Mais cela peut être plus subtil notamment par les papiers couchés légèrement plus froids que les non-couchés, cela contribue à la création d’une atmosphère et d’une ambiance. En outre, le matériau produit une musicalité/sonorité lors de sa manipulation, selon son grammage, du type de papier (calque, soie, kraft, …) évocatrice de sensations par l’ouïe.
De plus la perforation, par un système de trous et de vides il est possible de guider les doigts et ainsi développer une narration ou un motif.
Enfin, sans oublier le cœur de l’ouvrage, c’est-à-dire la reliure. Si elle est apparente, sa forme peut avoir une importance dans la manipulation (matériaux utilisés, types de fils, de liens, …). Mais elle a également son importance dans l’ouverture qu’elle permet (si elle créer une tension ou au contraire permettre une grande ouverture pour le lecteur). Le rythme du toucher peut en outre, être présent dans la circulation dans l’espace (rapide, fluide, saccadé, constant, ennuyeux, surprenant, …).
Conclusion
Graphisme, design graphique, communication graphique, … sont donc des domaines qu’il est possible de réinventer par le biais d’autres sens. Les livres ne sont pas seulement un plaisir pour les mots et les histoires qu’ils racontent, mais aussi pour la nature et le caractère de leurs conceptions ainsi que les qualités esthétiques et sensibles qu’ils offrent. Il n’est pas forcément préférable d’essayer de substituer une forme de langage par une autre. En l’occurrence, essayer de traduire de manière littérale le visuel par le toucher. Puisque chaque sens est ressenti de manière différente, il serait intéressant d’essayer de les combiner afin d’en reconnaître la dimension ajoutée du toucher.
Grâce à la tangibilité et à l’action du toucher, la personne n’est pas seulement spectatrice mais devient actrice de sa lecture. Rentrer en contact physique avec l’objet, c’est demander à la fois plus de concentration mais aussi requiert de plus de liberté. Au travers d’une expérience sensible, elle permet de rentrer dans une découverte de sensations pouvant aller jusqu’à l’introspection. Elle contribue à mieux saisir l’environnement qui nous entoure et notre manière de l’appréhender.
Annexes
Glossaire
- embossage
- L’embossage est une technique qui a pour objectif de créer des formes en relief dans du papier ou un autre matériau déformable. Wikipédia
- émotion
- Conduite réactive, réflexe, involontaire vécue simultanément au niveau du corps d’une manière plus ou moins violente et affectivement sur le mode du plaisir ou de la douleur. CNRTL
- gaufrage
- Le gaufrage est une technique d’impression permettant d’obtenir des motifs en relief sur du papier, du carton peu épais, ou du tissu. Wikipédia
- haptique
- L’haptique signifie « je touche », désigne la discipline qui explore et exploite le sens du toucher et les phénomènes kinesthésiques, c’est-à-dire la perception du corps dans l’environnement, par analogie avec l’acoustique ou l’optique. Wikipédia
- introspection
- Observation, examen, regard attentif sur soi-même. CNRTL
- tangibilité
- Qui est perceptible par le toucher. Dont l’existence, dont la réalité est indéniable. CNRTL texture nom féminin Sensation au toucher (d’une surface ou d’un tissu) « le mur avait une texture lisse ». Composition, apparence, d’une substance ou d’une matière. Dictionnaire Sensagent
Références
Bibliographie
Dorne, G. (2008). « Du graphisme au toucher, un projet passionnant ! » Graphism
Graphéine (2020). « À la recherche du langage universel : la pasigraphie »
Hop’ toys (2021). « L’approche haptique et le graphisme »
Horvat, Z. (2014). Tactile Picture Book for Blind Children
Institue de l’éducation. (2016). « Will the rapid expansion of digital touch reconfigure touch and the tactile like optical technologies transformed sight and the visual ? (L’expansion rapide du tactile numérique va-t-elle reconfigurer le toucher et le tactile comme les technologies optiques ont transformé la vue et le visuel ?.) » In touch digital
Kaksi design (Projets réalisés à différentes dates entre 2008 et 2010). « Toucher le graphisme »
La Haute Société. (2019). « La typographie dans le design graphique »
Sakdanaraseth, P. (2020). « A visual and tactile graphic design experiment: ‘Touch Project’ (Une expérience de conception graphique visuelle et tactile : « Touch Project ».) »
Sitographie
Peter Crawley – Stitched Illustrations – site internet : https:
Recensement de références partagées via le réseau social de Emma Debril – https:
Stefan Sagmeister : https:
Tactile books for blind children: a design for all approach (Livres tactiles pour enfants aveugles : une approche de la conception pour tous) – https:
Tactilisme – marinetti à genève – site internet du mamco genève pour l’exposition : https:
Remerciements
Cette réflexion et rédaction a été soutenable par grâce aux graphistes et studios précurseurs dans le domaine du design graphique tactile. Référencés tous au long ce mémoire, ils ont pu être de réels sources d’information et d’inspiration. De même le suivi d’Alexandra Aïn, a permis d’édifier cet article par l’apport de ses différentes contributions.
Par informations connexes visuelles sont entendus les dispositifs expressifs (inconscients) d’un choix typographique, d’une couleur, d’une iconographie, d’une texture, … &
#8617;& #65038; Se dit de ce qui concerne la sensibilité cutanée. Étude scientifique du toucher. Larousse. &
#8617;& #65038; D’après l’article « La typographie dans le design graphique » par La Haute Société. &
#8617;& #65038; Fait de faire quelque chose une fois, de vivre un événement, considéré du point de vue de son aspect formateur. Action d’essayer quelque chose, de mettre à l’essai un système, tentative. Larousse. &
#8617;& #65038; Objet typographique et/ou plastique formé d’éléments de nature et d’agencement variés. Le livre-objet est fondé sur de nouveaux rapports entre texte, support matériel et arts plastiques; il constitue un ensemble plastique où se mêlent les suggestions verbales et visuelles, voire tactiles. La Prose du Transsibérien de Cendrars par S. Delaunay (1913) en est un des premiers exemples; dans l’art contemporain s’est développée une forme de livre-sculpture, sorte de multiple. &
#8617;& #65038; Citation de Filippo Tommaso Marinetti (père du Futurisme), lors de la conférence qui portait sur le « Tactilisme » à Genève, dans le cadre de l’Exposition Internationale d’Art Moderne qui se tient alors au Palais électoral, le 20 janvier 1921. &
#8617;& #65038; Citation de Filippo Tommaso Marinetti, cité dans le descriptif de l’exposition « Tactilisme – Marinetti à Genève » au MAMCO GENÈVE qui a eu lieu du 5 octobre 2022 au 29 janvier 2023. &
#8617;& #65038;