Préface

Discutant du réchauffement climatique avec un chercheur travaillant sur les changements de société radicaux, je lui ai demandé si je pouvais faire un diagramme pour mieux expliquer ce problème. Il m’a répondu en riant : C’est le problème le plus complexe que notre espèce ait jamais affronté, mais je suppose que tu peux en faire un diagramme.

Cette interaction reflète en quelque sorte le dilemme que je rencontre en tant que graphiste lorsque je suis confronté aux questions climatiques. Malgré l’intention de faire du bien (ou moins de mal) en utilisant mes compétences, le problème est bien plus complexe que cela. Dans le monde d’aujourd’hui, où des faits concrets mettent en évidence la crise climatique et l’échec global des tentatives pour la résoudre, qu’est-ce que cela signifie de faire du design graphique ? Peut-on encore aspirer à ce que le design graphique apporte un changement positif avec le rôle social qui lui a été assigné ? Existe-t-il des possibilités de changement de ce rôle ?

Cet essai ne tente pas de répondre à ces questions, mais vise plutôt à mieux comprendre notre position en tant que designers graphiques, et à explorer les possibilités de changement en présentant au lecteur une communauté en ligne appelée Climate Designers.

Tout d’abord, que se passe-t-il réellement avec notre climat ?

L’espèce humaine vit sans doute une période de défis existentiels sans équivalent dans l’histoire. Entre autres facteurs, les scientifiques observent une extinction massive et accélérée des espèces dans le monde entier, qui a été appelée la « sixième extinction de masse ».  [1]

Cette catastrophe écologique est aggravée par le réchauffement climatique, puisque la planète est en passe d’atteindre 1,5 degré Celsius de réchauffement d’ici 2030, et 2 degrés au début des années 2040 [2] Les conséquences de ce phénomène sur la biosphère et l’humanité sont quasiment inimaginables – par exemple, un réchauffement de seulement 2 degrés pourrait exposer jusqu’à un quart de la population humaine à des phénomènes d’aridification, ou assèchement extrême [3]; et d’éminents chercheurs ont prédit que la capacité de charge de la Terre à 4 degrés de réchauffement ne serait pas supérieure à un milliard d’êtres humains.[4]

Pourquoi cela concerne-t-il les designers graphiques ?

1. Design graphique est politique, qu’on le veuille ou non.

Il est impossible de résumer en quelques phrases la cause qui nous a menés ici. Mais il est largement reconnu que notre société capitaliste mondiale qui carbure à l’accumulation de richesses en incitant sans relâche à la production et à la consommation, et en exploitant les pauvres tout en repoussant les limites de l’environnement, a été l’un des principaux moteurs du changement climatique.[5]

Et le design graphique a marché côte à côte avec le capitalisme. Lorsqu’on examine l’histoire du design graphique et la façon dont il est devenu un concept culturel largement accepté, il n’est pas difficile de voir le lien entre la pleine expansion du capitalisme pendant et après les deux guerres mondiales, et la demande croissante de designers, ainsi que l’émergence de mouvements de design graphique dans les pays industrialisés.

Le terme « design graphique » apparaît pour la première fois en 1922 dans un essai de William Addison Dwiggins intitulé « New Kind of Printing Calls for New Design ». Au cours de la même période, les progrès de l’imprimerie et de la photographie, ainsi que le marché, ont entraîné deux changements majeurs dans la vie des citoyens : premièrement, le public a été bombardé d’une plus grande quantité d’informations, et deuxièmement, le principal moyen de communication est passé du texte à l’image. Pour tenter de donner un sens à ce nouveau paysage qui s’accélère, le design graphique s’est donné pour mission de rationaliser, simplifier, digérer, et mettre en valeur l’information tout en tenant compte de la capacité d’attention de plus en plus fragile des masses.[6]

Lorsque le design graphique devient une discipline indépendante, l’objectif d’attirer l’attention, jusque-là peu discuté, est désormais ouvertement exprimé comme une exigence fondamentale. Initié par Kurt Schwitters en 1928, Ring était un magazine qui regroupait des designers graphiques de différentes pratiques afin de promouvoir ce nouveau langage visuel. L’ambition de Ring est expliquée dans l’introduction Gefesselter Blick(Le regard captif) : « Dans notre époque de rationalisation, […] on doit veiller à ce que le message soit aussi bref que possible, […] les images sont supportées par du texte, les textes sont supportés par les images. Ce melange d’images et de mots est le principal champ d’activité du design publicitaire. »[7]

Nous pourrions conclure que le design graphique moderne a trouvé sa place dans ce que nous appelons aujourd’hui « l’économie de l’attention ». Ce rôle a contribué à façonner les structures sociales telles que nous les connaissons. Comme le dirait Jonathan Barnbrook lors d’une interview avec It’s Nice That en 2020 :

« Design graphique est au cœur du capitalisme. C’est le cœur de l’encouragement à la consommation – vous y consentez en tant que designer graphique. »

2. Design graphique en tant que service est en train de perdre la parole.

Bien que le designer individuel puisse détenir le pouvoir de parole et de décision d’un point de vue professionnel au sein du projet, sa création est toujours soumise à l’examen de son commanditaire. Pourtant, l’intention du commanditaire est largement négligée par les designers dans la pratique. Depuis sa naissance, le design graphique a été étiqueté comme un service, tirant le sens principal de son existence de sa capacité à répondre à la demande des clients. Malheureusement, l’automatisation n’exclut pas la possibilité de remplacer certains services de design par des machines.

Les algorithmes sont utilisés pour dresser le portrait des utilisateurs et affiner les recommandations de vente, et le rôle des designers peut se cantonner à la production de matériel attrayant sans aucun contact social. Il va sans dire que l’intelligence artificielle est en train d’être développée pour remplacer le rôle de générateur de contenu. De grandes entreprises comme Alibaba ont déjà remplacé les designers graphiques par l’intelligence artificielle Luban pour ses designs commerciaux standard depuis 2016. Auréolée de la promesse de libérer les designers des tâches fastidieuses, cette technologie ne change pourtant nullement la structure des rapports de pouvoir. Au lieu de cela, les données des utilisateurs seront la nouvelle doctrine qui restreint l’exploration du design. Le design graphique en tant que service utilisé pour pousser les ventes peut être vu comme le premier maillon dans la chaîne de captation de l’attention.

3.Du côté positif…

Du côté positif, les designers graphiques ont été formés pour résoudre des problèmes, et pour développer des méthodes de travail afin de canaliser leur créativité pour rendre l’information plus engageante et accessible. Le design graphique en tant qu’outil visuel puissant peut être neutre. Dans son livre Design After Capitalism, le designer et chercheur Matthew Wizinsky soutient que « la façon dont les designers font ce travail – comment ils se confrontent avec les matériaux et leur travail, comment ils exercent leur autorité dans la prise de décision, comment ils s’engagent dans les communautés dans lesquelles ils travaillent et vivent – a un impact énorme. »

Design after Capitalism a été publié par le MIT Press en mars 2022.

Qui sont les designers du climat ?

J’ai rencontré les designers du climat par le biais du manifeste « First thing first ». Celui-ci comporte 4 versions, publiées de 1963 à 2020. La première version de Ken Garland, cosignée par 21 collègues, dont certains photographes, appelle à un « renversement des priorités » chez les designers graphiques.[8]

Ce manifeste est né de la pression ressentie par les designers graphiques à l’époque et d’une prise de conscience morale que le design graphique a contribué à façonner la société de consommation.

Plus de 2000 designers ont signé le manifeste « First thing first 2020 ».

Qu’est-ce qui a changé 60 ans plus tard ?

Apparemment, les problèmes initiaux ne se sont pas améliorés : le consumérisme n’a jamais été aussi développé grâce aux médias sociaux, les écarts de richesse atteignent un seuil sans précédent, et le monde est entré dans une ère de crise énergétique et de catastrophe environnementale généralisées.

Il ne suffit plus de demander aux designers de faire passer leur projet « du commercial au culturel ». Il ne suffit plus de provoquer des conversations. Un groupe de designers graphiques s’est donc réuni, a renouvelé le manifeste en 2020 et a fondé la plateforme climatedesigeners.org (Climate designers dans ce qui suit).

Par rapport à la première version, FTF 2020 place la crise climatique au cœur de tous les conflits. Le nouveau manifeste reconnaît également que le changement climatique est imbriqué de manière critique dans des structures de domination de classe, de race et de genre. Nous ne pouvons plus nous contenter de pousser à la durabilité, mais devons créer de nouveaux systèmes qui défont et guérissent ce qui a été fait.

Cette plateforme ne s’adresse pas spécifiquement aux designers graphiques, mais aux designers de toutes les disciplines, avec une valeur commune partagée par tous les créateurs de culture : le design du climat est un design dont le but explicite est de mettre en œuvre un avenir durable (Un avenir durable est un avenir dans lequel l’humanité est capable de prospérer sans déstabiliser les systèmes dont dépend toute vie sur Terre). La première mission de la plateforme est d’inspirer tous les designers à devenir des designers du climat en leur fournissant les ressources, les connaissances et la communauté. La deuxième mission consiste à trouver des moyens d’intégrer cette valeur fondamentale dans l’enseignement du design. En bref, il s’agit d’un espace permettant aux designers de clarifier l’objectif de leur pratique et de passer à l’action.

Que peut faire un designer grâce à cette plateforme ?

1. Apprendre et désapprendre à partir de ressources partagées.

Les designers qui ont été élevés et formés dans la société capitaliste ont beaucoup de choses à désapprendre. Par exemple, il leur faut abandonner leur rôle d’incitateurs à la consommation, et se tourner vers la solidarité ; ou encore transitionner d’un rôle de capteurs d’attention au profit de porte-parole actifs.

Le site Climate designers propose des articles, des podcasts, des discussions et des lectures recommandées accessibles à tous (https://www.climatedesigners.org/resources). Son objectif est d’aider les designers à :

Aller à la racine et remettre en question tout un héritage culturel, incluant tant une histoire qu’une structure économique, nous aidera en tant que designers à comprendre les causes de la situation actuelle, à voir sous un nouveau jour la formation que nous avons reçue, à mieux différencier les pratiques de design et la philosophie du design, ainsi qu’à mieux choisir avec qui travailler.

2. Apprendre à agir

Climate designers a dressé une liste de secteurs sur lesquels les designers peuvent travailler. Créée en collaboration avec le projet Drawdown [9], cette liste n’est pas le fruit de l’imagination mais se base sur les problèmes les plus urgents auxquels nous sommes confrontés actuellement. Pour les enseignants du design, des podcasts et du matériel pédagogique sont proposés dans le secteur de l’éducation.

3. Proposer activement des actions significatives au sein de la communauté.

Un autre espace est construit pour que la communauté des designers puisse partager et échanger. Les projets et les activités sont partagés dans le flux d’accueil (homepage), et les conférences et les rencontres en ligne sont hébergées dans la section découverte (discover). Les chapitres locaux encouragent les designers du monde entier à créer leur communauté locale (chapter). Pour l’instant, la plupart des chapitres sont établis dans des pays anglophones.





Critiques et réflexions finales

  1. Du manifeste à la plateforme, les personnes impliquées sont toutes originaires de pays riches, ce qui est facteur d’un certain type de subjectivité. L’une des recommandations socio-politiques mises en avant par le site est de tout électrifier, alors que les véhicules électriques ont été largement critiqués pour leurs impacts néocoloniaux et extractivistes, et sont même considérés un symbole du green-washing. Il est important que les Climate designers fassent leur autocritique et prennent de réelles mesures pour s’assurer que leurs recommandations soient inclusives.

  2. Comme mentionné dans le manifeste, il ne suffit pas de changer d’objectif : la façon dont nous faisons du design et évaluons le design est dérivée d’un système que nous savons défaillant. Ainsi, il est important de remettre en question chaque aspect de nos méthodes de travail : l’esthétique, le système d’évaluation, voire même la terminologie, etc.

  3. Il est compréhensible que le financement soit l’un des principaux facteurs qui influencent le choix d’un projet par le designer. Cette plateforme propose une liste éditable d’emplois où les designers peuvent mettre à contribution leurs compétences. Mais elle n’aborde pas la question du soutien financier et ne cherche pas à s’immiscer dans le système de valeurs actuel. Pendant cette période où s’élaborent de nouveaux systèmes de valeurs, n’est-il pas nécessaire d’engager davantage de collaborations avec d’autres mouvements sociaux, afin de ne pas manquer d’eau avant de pouvoir éteindre l’incendie ?

Conclusion

Fondée en 2021, cette plateforme en ligne est encore dans sa phase d’exploration. Les membres trouvent encore leur élan, et certaines activités peuvent être organisées de manière irrégulière en raison d’un financement insuffisant. Mais je pense qu’il est important pour un designer graphique, en particulier pour ceux qui s’interrogent sur le sens de leur pratique, de se plonger dans le mouvement afin d’espérer aligner son travail sur un changement positif.

Il peut être difficile de parler du changement climatique, et particulièrement difficile d’agir à l’ère de la méfiance. Pourtant, notre époque résonne d’un appel mondial à repenser nos relations avec la propriété, le travail et le capital, à repenser l’histoire et l’éducation, et à repenser la croissance économique. Il est temps que les designers graphiques repensent le design graphique.

Yuyuan Ma
Glossaire

Glossaire

L’économie de l’attention
L’économie de l’attention est une approche de la gestion de l’information qui traite l’attention humaine comme une denrée rare et applique la théorie économique pour résoudre divers problèmes de gestion de l’information.
Drawdown
Drawdown provient d’un terme économique qui signifie une réduction de la valeur d’un investissement en dessous de son point le plus haut.
Yuyuan Ma
Références

Références

Bibliographie

(Ceballos et al., 2015). Ceballos, G., Ehrlich, P. R., Barnosky, A. D., García, A., Pringle, R. M., & Palmer, T. M. (2015). Accelerated modern human–induced species losses: Entering the sixth mass extinction. Science Advances, 1(5), e1400253. https://doi.org/10.1126/sciadv.1400253

(Xu et al., 2018). Xu, Y., Ramanathan, V., & Victor, D. G. (2018). Global warming will happen faster than we think. Nature, 564(7734), 30–32. https://doi.org/10.1038/d41586–018–07586–5

(Park et al., 2018) Park, C.-E., Jeong, S.-J., Joshi, M., Osborn, T. J., Ho, C.-H., Piao, S., Chen, D., Liu, J., Yang, H., Park, H., Kim, B.-M., & Feng, S. (2018). Keeping global warming within 1.5 °C constrains emergence of aridification. Nature Climate Change, 8(1), 70–74. https://doi.org/10.1038/s41558–017–0034–4

(Climate Action Centre, 2011) Climate Action Centre. (2011). 4 Degrees Hotter—A Climate Action Centre Primer. www.climateactioncentre.org. https://www.scribd.com/fullscreen/78620189

Changement climatique et capitalisme, Dipesh Chakrabarty Changement climatique et capitalisme Dipesh Chakrabarty, Traduit de l’anglais par Jonathan Chalier dans Esprit 2018/1–2 (Janvier-Février), pages 153 à 168

Max Bonhomme Max Bonhomme. Le Regard captif. Dynamique du montage et économie de l’attention, aux origines du concept moderne de graphisme. Vivien Philizot; Jérôme Saint-Loubert Bié. Technique & design graphique, B42 / HEAR, 2020, 978–2–490077–21–2. ⟨hal-02524268⟩

Gefesselter Blick, Heinz et Otto Rasch Heinz et Otto Rasch, Gefesselter Blick, Stuttgart, Wissenschafelicher Verlag Dr.Zaugg&Co., 1930(Reedition: Baden, Lars Muller,2005),p.5–6. Traduction de l’auteur.

(Eyeondesign 2021) The Evolving Legacy of Ken Garland’s First Things First Manifesto, Rick Poynor, eyeondesign

Sitographie

Yuyuan Ma
Remerciement

Remerciement

Je profite de l’occasion pour remercier notre professeur Alexandra Aïn qui m’a guidé dans la recherche du sujet. Son cours sur l’actualité du design graphique est également une source d’inspiration. Je voudrais également remercier notre professeur de web design Julien Bidoret pour son fantastique outil PageTypeToPrint avec lequel nous pouvons facilement aborder la mise en page et l’impression. Et grâce à mon expérience de 3 ans chez Esad Pyrénées, j’ai acquis une compréhension plus profonde du design graphique. j’ai pu explorer pendant les projets avec les conseils de mes professeurs et ainsi développer ma propre méthode de travail. C’est aussi pendant les cours que j’ai découvert les Climate desigers et depuis j’ai commencé à trouver ma voie professionnelle.

Enfin, merci à Dorian Cavé qui a été mon correcteur généreux. Sans son travail, cet essai serait beaucoup moins compréhensible.


  1. (Ceballos et al., 2015). ↩︎

  2. (Xu et al., 2018). ↩︎

  3. (Park et al., 2018) ↩︎

  4. (Climate Action Centre, 2011) ↩︎

  5. Changement climatique et capitalisme, Dipesh Chakrabarty. ↩︎

  6. Le Regard captif. Dynamique du montage et économie de l’attention, aux origines du concept moderne de graphisme, Max Bonhomme. ↩︎

  7. Gefesselter Blick, Heinz et Otto Rasch. ↩︎

  8. The Evolving Legacy of Ken Garland’s First Things First Manifesto, Rick Poynor ↩︎

  9. La mission du projet Drawdown est d’aider le monde à atteindre le « drawdown » – le point dans le futur où les niveaux de gaz à effet de serre dans l’atmosphère cessent de grimper et commencent à diminuer régulièrement, stoppant ainsi le changement climatique catastrophique – aussi rapidement, sûrement et équitablement que possible. ↩︎