Caliban et la sorcière, le titre du livre de Silvia Federici, fait référence à un personnage de La Tempête de Shakespeare, un être difforme à la peau noire , fils d’une sorcière, hideux aussi bien moralement que physiquement, que Prospero qualifie d’« esclave venimeux » et de « fruit des ténèbres ». Caliban symbolise les esclaves et les colonisés dont l’exploitation, comme celle des femmes, a permis l’accumulation primitive nécessaire à l’essor du capitalisme. Mais l’asservissement des femmes a aussi été parallèle à un autre, auquel il était peut-être encore plus étroitement lié : celui de la nature. C’est en particulier la thèse développée en 1980 par la philosophe écoféministe Carolyn Merchant dansLa Mort de la nature13, un ouvrage qui complète celui de Federici. Elle y retrace comment, à la Renaissance, l’intensification des activités humaines, qui exigeait d’énormes quantités de métal et de bois ainsi que de vastes superficies cultivables, et qui altérait la physionomie de la Terre à une échelle inédite, a impliqué un bouleversement identique dans les mentalités. L’ancienne vision considérait le monde comme un organisme vivant, souvent associé à une figure maternelle et nourricière. Depuis l’Antiquité, une condamnation – formulée par Pline l’Ancien, Ovide ou Sénèque – pesait en particulier sur l’extraction minière, associée à un acte d’agression motivé par l’avarice (pour l’or) ou par la soif de meurtre (pour le fer). Aux XVIe et XVIIe siècles, il s’y ajoute la lubricité, dénoncée par les poètes Edmund Spenser et John Milton, qui évoquent un viol de la Terre. L’imaginaire du temps perçoit « une corrélation directe entre l’activité minière et le fait de fouiller dans les coins et les recoins d’un corps de femme14 ». La mine était vue comme le vagin de la Terre mère, et les cavités où gisaient les métaux enfouis dans son sein, comme son utérus. Les anciens schémas mentaux, devenus intenables, allaient peu à peu être remplacés par d’autres, qui, en dévitalisant le corps du monde, dissiperaient tous les scrupules et permettraient une exploitation sans frein. De même, la frénésie commerciale nouvelle requérait des quantités fantastiques de bois pour construire des quais, des ponts, des écluses, des péniches, des navires, mais aussi pour produire du savon, des fûts de bière ou du verre. Il en résulta la première apparition d’un souci gestionnaire de cette nature considérée comme une « ressource » : en 1470, à Venise, une loi décide que c’est désormais l’Arsenal, et non les officiels de la ville, qui organisera la coupe des chênes. Merchant résume ainsi le panorama général qui émerge : « Au fur et à mesure que les villes européennes grandissaient et que les forêts reculaient, que les marais étaient drainés et des réseaux de canaux géométriques tracés dans le paysage, que d’immenses et puissantes roues hydrauliques, fourneaux, forges et grues se mirent à dominer l’environnement de travail, de plus en plus de gens commencèrent à faire l’expérience d’une nature altérée et manipulée par des machines. Il en résulta une lente mais inexorable aliénation par rapport à la relation directe, immédiate et organique qui avait jusque-là constitué les fondements de l’expérience humaine. » La vision mécaniste qui s’impose alors postule que la connaissance du monde peut être « certaine et cohérente » ; le désordre de la vie organique cède la place à la « stabilité des lois mathématiques et des identités ». Le monde est désormais perçu comme mort, et la matière comme passive. Le modèle de la machine, et en particulier de l’horloge, s’impose partout. Descartes, dans leDiscours de la méthode, assimile les animaux à des automates. Thomas Hobbes – qui avait probablement eu vent de la première machine à calculer conçue par Blaise Pascal en 1642 – compare le raisonnement à une simple succession d’additions et de soustractions15.